Les « paratextes » officiels

Les « paratextes » officiels

Romanzo Criminale est au centre d’une ample stratégie de marketing qui se développe sous plusieurs supports, ce qui confirme que l’expérience d’un texte n’est pas réductible à un spectacle singulier et autonome. Nous pouvons commencer par la proposition d’un exemple : une vidéo circule dans les sites de partage : on y voit un camion qui, au milieu d’une nuit d’octobre, s’arrête près d’un parc de Rome ; des hommes en sortent et, en quelques secondes, placent des statues sur des estrades. Ces statues représentent le Libanais, le Froid et Dandy. Le but visé est de se faire connaître et ils y arrivent : le jour suivant, les médias nationaux relatent le scandale. Les spectateurs, quant à eux, s’empressent de se filmer ou de se prendre en photo à côté de leurs héros, ou encore de passer l’écharpe de leur équipe de football préférée autour du cou du Libanais. La description de la vidéo nous explique que pour lancer la nouvelle série de Sky, les producteurs décidèrent de devenir un « cas national » ; le maire de Rome, Alemanno, s’empressa d’attaquer ce phénomène en l’accusant d’inciter les jeunes à la violence par la célébration de criminels, « alors que la référence au livre et à la série était évidente, par l’emploi des visages des acteurs1 ». C’est une opération de guerrilla marketing2 mise en œuvre pour le lancement de la série télévisée, qui met à jour un aspect fondamental de notre phénomène : la superposition de la vie quotidienne et du spectacle, le statut hybride de célébration des personnages et des personnes réelles qui sont à la base de la fiction du récit. Et la nécessité, pour un produit audiovisuel, de coloniser des espaces alternatifs pour se faire connaître. Dans un contexte « saturé » par les médias, le sens et la valeur d’un produit sont construits aussi en dehors du texte considéré au sens traditionnel (Gray, 2010) : à côté d’un film ou d’une série, on observe la présence d’un « battage publicitaire » (dans le contexte anglo-saxon, on emploie le terme hype), dans une prolifération de différents espaces online et offline qui fournissent autant de modalités parallèles de prendre acte de l’existence du texte. Des territoires non définis comme des récits, mais  traditionnellement perçus comme ancillaires (Genette avec son étude sur les paratextes en a signalé le rôle central), deviennent des éléments fondamentaux pour l’expérience filmique ainsi que des sources pour notre réflexion sur les négociations entre textes et spectateurs.

Des formes variées de publicité, un site Internet du film et un site de Sky Cinema consacré à la série, un jeu en ligne, une application pour iPhone, la mobilisation d’artistes pour la production d’un CD musical inspiré des personnages de la série : Romanzo Criminale ne se réduit pas à des textes, mais au contraire pourrait être lu comme une « endlessy deferred hyperdiegesis1 » (Hills, 2002 ; cf. aussi Gray, 2010). Non seulement ce mécanisme mis en œuvre par les producteurs et les distributeurs vise à construire un univers en synergie auquel il est difficile de s’échapper, mais ces productions variées, qui accompagnent l’expérience de la série ou du film, offrent aux spectateurs autant d’ouvertures pour des appropriations différenciées du récit. Ainsi, une variété de lectures alternatives entre en conflit, en enrichissant considérablement l’espace des discours sociaux liés à Romanzo Criminale. Les paratextes encouragent des lectures génériques parfois contradictoires, façonnant le monde de Romanzo Criminale comme, à la fois, riche et pluriel. Le produit se confirmera de plus en plus comme un ensemble symbolique de produits et d’informations organisés sous une étiquette (brand, ou image de marque), contrôlé par les acteurs industriels de manière méticuleuse afin qu’il se distingue à travers une image  univoque et reconnaissable2. En même temps, dans le contexte contemporain de la « culture participative » (Jenkins, 2006a), les spectateurs font des usages de plus en plus visibles (et, par-delà, étudiables) de ces matériaux. Le monde narratif est en expansion grâce à ces supports, qui deviennent des outils dans les mains des fans, pour le développement de discours dans l’espace de circulation sociale de la narration. Pour Romanzo Criminale, l’on observe une opération de marketing centrée autour de la série télévisée davantage que sur le livre ou sur le film. Si les deux médias  parus chronologiquement les premiers ont donné lieu à des opérations d’appropriation spectatorielle « autonomes », au moment de diffuser la série les producteurs ont compris le potentiel du produit et développé un réseau de plus en plus organisé afin de construire de manière cohérente et efficace son brand. Nous assistons à une augmentation des « paratextes» proposés aux spectateurs et, notamment, dans l’espace entre les deux saisons de la série, selon une volonté de créer un réseau de produits similaires à ceux qui accompagnent de nombreuses « quality soap » nordaméricaines : nous le verrons par exemple dans le cas de la création de l’application pour iPhone. Perçus de moins en moins comme des nuisances, et au contraire comme de nouveaux espaces pour développer un goût pour le produit ou pour célébrer un attachement, ces produits inventent une vie nouvelle pour la série, ils façonnent son caractère spécifique et suggèrent aux consommateurs des pistes pour des créations de sens multiples. Cela demande au spectateur de construire son expérience dans le temps (et dans l’espace) : une expérience du texte faite d’attentes, d’anticipations, de recherche d’informations. Tout texte construit son sens à travers un cumul d’opérations mises en place par le lecteur, il ne se donne pas en soi (cf. Iser, 1980 : 106-119.). Les multiples objets qui entourent Romanzo Criminale actualisent cette dimension heuristique de sa construction, ainsi que sa phénoménologie, toujours en lien avec la notion centrale d’usage. Nous pouvons les définir, empruntant à G. Genette à l’instar de J. Gray, comme des « paratextes » (Genette, 1987 ; Gray, 2010), ajoutant une nuance pragmatique à l’emploi de ce terme dans la tradition des études cinématographiques où il indique l’ensemble des matériaux conçus pour accompagner la sortie d’un film (l’affiche, la bande-annonce, les suppléments DVD). Pour nous, ce mot indiquera les objets, produits par les industries et par les consommateurs, qui se placent dans une position « adjacente » et, tout à la fois, « distincte » des textes officiels.

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