Les oubliés de la médecine coloniale ?
La première Guerre mondiale et ses conséquences ou la cristallisation des peurs et des revendications (1914-1938)
La naissance d’un nationalisme sénégalais ?
Alors que la Première Guerre mondiale éclate en 1914, l’élite sénégalaise, cherchant à obtenir plus de droit et donc d’égalité politique, trouve son porte-parole en la personne de Blaise Diagne. Ce fonctionnaire des douanes « assimilé » est élu député à l’Assemblée Nationale avec une large majorité des suffrages : 1910 voix contre 671 pour le candidat en deuxième position46 , créant ainsi la surprise générale. Il s’agit de la première fois qu’un Africain, originaire et non pas métis, siège à la Chambre des députés française. Blaise Diagne, profitant de la Première Guerre mondiale et du recours aux troupes africaines dans l’effort de guerre, fait voter une série de lois qui permettent de reconnaître légalement la citoyenneté des originaires. En 1915, la première loi Blaise Diagne promulguée prévoit que les originaires des communes de plein exercice puissent remplir leurs obligations militaires dans les mêmes conditions que les Français. Cela leur permet donc de servir dans l’armée ordinaire et non pas dans le détachement spécial destiné aux Africains et d’avoir le même droit à la retraite. Bien que deux mois plus tard, seul un originaire ait profité de cette mesure47, B. Diagne fait voter en 1916 une loi stipulant que : « Les natifs des communes de plein exercice du Sénégal et leurs descendants sont et demeurent des citoyens français soumis aux obligations militaires prévues par la loi du 19 octobre 191548 ». Cette loi qui permet aux originaires des communes de plein exercice de conserver leur statut de citoyen, même s’ils quittent leur commune, est élargie en 1918 aux familles des militaires indigènes non originaires qui accèdent, suite à la demande de B. Diagne, à la nationalité française49. Enfin, pour comprendre ces avancées politiques, il faut citer qu’en 1920, suivant le droit du sol, il est décrété que les originaires obtiennent le statut de citoyen à la naissance, faisant d’eux des citoyens mais également des Français, ayant des droits politiques. C’est à travers l’élection de Blaise Diagne qui, avec l’aide des originaires, a remplacé l’élite franco-créole alors dominante dans la politique locale que, d’après Wesley Johnson, émergent les premiers mouvements nationalistes que l’historiographie traditionnelle date généralement de la Seconde Guerre mondiale. En effet, W. Johnson soutient que l’influence de B. Diagne et ses avancées politiques entraînent l’émergence d’une conscience nationaliste de plus en plus contestataire. Suite à son élection, le Sénégal devient un centre de résistance où ont lieu les premières contestations politiques et ce, même en dehors des Quatre Communes.
L’association : la réponse politique d’un empire qui prend peur ?
En 1921, Albert Sarraut, ministre des colonies, affirme qu’une nouvelle ère « d’association » commence dans l’empire, une politique qui, en théorie, se fait en coopération avec les autorités locales et dans le respect des institutions et des coutumes. Dans cette période d’après-guerre, alors que les révoltes et contestations grondent dans les pays de protectorat et que l’élite assimilée demande plus d’égalité, les autorités fédérales prennent conscience qu’elles ont eu tort de priver les chefs de village de leur autorité traditionnelle. Concrètement, la doctrine associationiste se base sur deux concepts : l’idée qu’une forme de pouvoir partagé entre l’ancienne élite, c’est-à-dire l’autorité traditionnelle des chefs de villages, et la nouvelle – les originaires – est nécessaire afin de préserver l’autorité française. Deuxièmement, certains colonisateurs de l’Empire français pensent que ce si ce pouvoir est partagé de manière proportionnée et bien encadré, il peut être bénéfique aux sujets du protectorat et donc cohérent avec la « mission civilisatrice » en AOF, les chefs à la solde des Français, pouvant civiliser les masses rurales placées sous leur autorité. Ainsi en 1920 le conseil général se transforme en conseil colonial. Les vingt membres, généralement élus au sein du conseil par les habitants des Quatre Communes, le sont maintenant par tous les citoyens français, bien plus nombreux depuis que les tirailleurs sénégalais ont été naturalisés français. S’ajoute à cela 20 nouveaux membres qui doivent représenter les sujets, soit les personnes vivant à la campagne et n’étant pas citoyennes. En réalité, ces 20 nouveaux membres sont élus par les chefs de cantons51 qui sont eux même nommés par le gouverneur qui peut les révoquer à tout moment. Néanmoins, le conseil colonial est le seul conseil en Afrique dans lequel des noirs et des blancs, élus par une partie de la population, siègent côte à côte. Pour comprendre ce revirement politique colonial, il faut savoir qu’en filigrane du discours officiel de l’association se cache une théorie raciale qui affirme que les Africains sont trop différents des Français pour atteindre leur niveau de civilisation et qu’ils ne sont donc pas assimilables. Pour Alice Conklin52, le développement de cette théorie raciale au lendemain de la Grande Guerre reflète en réalité la peur du gouvernement de voir les Africains mettre à mal la colonisation. Mais cette peur ne peut se comprendre sans une recontextualisation de la Première Guerre mondiale et des conséquences que celle-ci a eu en métropole et au Sénégal. Tout d’abord, on pourrait expliquer cette peur par le contexte politique sénégalais, déjà exposé auparavant. On pourrait penser que l’association se met en place pour limiter l’élite « assimilée » qui réclame plus de droits politiques et donc plus d’égalité, au nom de cette doctrine assimilationniste qu’ils reprennent à leur compte. De plus, si les théories raciales se font jour, présentant des populations africaines non assimilables et condamnées à rester dans un état d’infériorité civilisationnel, c’est également parce que les Français sont confrontés au sein des régiments africains à des désertions, des refus d’aller combattre, des révoltes qui sont pour eux le signe d’une limite à l’assimilation.
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