Les océans de magma
Qu’est-ce qu’un océan de magma ?
Il est maintenant établi qu’au cours de leur accrétion, les planètes telluriques ont dû expérimenter une phase d’océan de magma (e.g. [Safronov, 1978; Hayashi et al., 1979; Kaula, 1979; Coradini et al., 1983; Davies, 1985; Abe and Matsui, 1985, 1986; Matsui and Abe, 1986a, b; Sasaki and Nakazawa, 1986; Zahnle et al., 1988, 2007; Melosh, 1990; Wetherill, 1990; Abe, 1993a, b, 1995, 1997; Solomatov, 2000, 2007; Elkins-Tanton, 2008, 2012]. En effet, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la chaleur déposée par les impacts de planétésimaux et d’embryons planétaires lors de la phase “ Oligarchic growth ” est suffisante pour générer la fusion d’une grande partie de la surface et du manteau des protoplanètes. Ainsi un impact géant peut produire un océan de magma profond dont la profondeur peut atteindre celle du manteau de la planète (e.g. [Melosh, 1990]) et un flux d’impacteurs de petites tailles peut générer un océan de magma de surface peu profond [Safronov, 1978; Kaula, 1979; Coradini et al., 1983; Davies, 1985]. L’effet de “ blanketing ” d’une atmosphère épaisse à fort effet de serre peut également contribuer à maintenir un océan de magma de surface. En effet, un océan de magma profond peut être maintenu à partir d’un effet “ blanketing ” d’une proto-atmosphère massive (e.g. [Hayashi et al., 1979; Abe and Matsui, 1986] capturée par exemple gravitationnellement à partir du nuage proto-solaire [Abe, 1997]. Un océan de magma de surface peu profond peut quant à lui être maintenu par l’effet de “ blanketing ” d’une proto-atmosphère moins massive [Hayashi et al., 1979; Abe and Matsui, 1985, 1986; Matsui and Abe, 1986a, b; Zahnle et al., 1988], formée par exemple à partir du dégazage d’impacts [Abe, 1997]. Vers la fin de l’accrétion des planètes telluriques, la diminution du flux d’impacts devient suffisante pour amorcer le refroidissement des océans de magma précédemment formés.Au début du refroidissement de la planète, l’océan de magma est très chaud (environ 3000 à 4000K) et est le siège d’une convection vigoureuse. Cette convection est caractérisée par deux nombres sans dimensions : le nombre de Prandtl P r = ν/κ qui compare les dissipations visqueuses et thermiques et le nombre de Rayleigh qui compare la force de flottaison aux dissipations thermiques et visqueuses : Ra = αg (Tp − Ts)l 3 κν (2.1) où Tp est la température potentielle, Ts est la température de surface, κ est la diffusivité thermique, k = κρCp est la conductivité thermique, l est l’échelle de longueur correspondant dans notre cas à l’épaisseur de l’océan de magma, ν = η/ρ est la viscosité cinématique et η est la viscosité dynamique à la température Tp de l’intérieur de l’océan de magma. Dans le cas de l’océan de magma, Pr=100, alors que dans le cas d’un manteau solide, Pr est quasi infini (1023). Pour un océan de magma profond, Ra est élevé car la viscosité est faible (de l’ordre de 10−2 Pa.s). En conséquence l’océan de magma est supposé convecter vigoureusement et son intérieur doit être bien mélangé. Dans ce cas, on peut supposer que sa température interne suit un profil adiabatique (Fig. 2.1a). Au début du refroidissement, T > Tliq sur l’ensemble du profil (Fig. 2.1a). Puis, au cours du refroidissement, le profil thermique va croiser les courbes du liquidus et du solidus (Fig. 2.1a). La solidification de l’océan de magma s’effectue par le fond de l’océan où T < Tsol (e.g. [Abe, 1993a; Solomatov, 2000; ElkinsTanton, 2008]). La figure 2.1b représente une coupe schématique de l’océan de magma lorsque son profil adiabatique croise les courbes du liquidus et du solidus. On observe la formation de trois zones : une zone totalement liquide lorsque T > Tliq sur tout le profil, une zone solide lorsque T < Tsol et une zone partiellement liquide lorsque Tsol < T < Tliq. Dans cette dernière zone (Fig. 2.1b), lorsque la fraction de liquide est d’environ 60% [Roscoe, 1952], un changement brutal dans le comportement rhéologique du liquide partiellement cristallisé [Arzi, 1978; Abe, 1995] apparait. Ce changement drastique est dû essentiellement au changement dans la connectivité des particules solides. Cette limite est appelée front de rhéologie. On observe alors une zone au dessus de ce front où la viscosité est celle d’un liquide magmatique et une zone en dessous de ce front où le liquide magmatique a un comportement de type solide et où la viscosité augmente fortement. Au cours du refroidissement, le front de rhéologie va migrer vers la surface de la planète. Tant que ce dernier n’a pas atteint la surface, le flux de chaleur reste fort et le refroidissement continu d’être contrôlé par la convection de la partie liquide restante de l’océan de magma [Solomatov, 2007]. Lorsque le front de rhéologie atteint la surface de la planète, la viscosité de l’océan de magma augmente brutalement et le flux de chaleur diminue drastiquement, ralentissant de manière importante le refroidissement de l’océan. C’est à ce moment que la phase d’océan de magma s’achève pour laisser place à une convection type-solide. La fin du refroidissement d’un océan de magma correspond dans la plupart des études antérieures au moment où la convection type-solide du manteau (convection actuelle) est mise en place (e.g. [Abe, 1993a; Solomatov, 2007; Elkins-Tanton, 2008]). En revanche, les étapes du refroidissement d’un océan de magma sont différentes d’une étude à l’autre et les temps caractéristiques de refroidissement de l’océan établis par ces études divergent également. Ainsi, Abe [1993a] distingue trois étapes au cours du refroidissement : (i) l’étape 0 (fig. 2.2 a) correspond à un océan de magma dit “ soft ” où la couche supérieure de l’océan est complètement liquide. Un océan de magma “ soft ” est un océan de magma caractérisé par une fraction de liquide importante de l’ordre de 70% et une faible viscosité (env. 100 Pa.s) et où la convection est turbulente (Ra 1028. Le profil thermique moyen est alors adiabatique. Etant donné que le transport de chaleur est très efficace, Abe [1993a] estime qu’un océan de magma “ soft ” se refroidit très rapidement en 1 Ma sans effet “ blanketing ” d’une atmosphère. Pour que l’effet “ blanketing ” d’une atmosphère puisse maintenir un océan de magma “ soft ” plus longtemps que 1 Ma, il faut que le flux de chaleur soit maintenu au dessus de 200 Wm−2 [Abe and Matsui, 1988]. Lorsque le flux de chaleur de l’océan de magma descend en dessous de 200 Wm−2 (en environ 1 Ma) l’océan de magma “ soft ” laisse la place à un océan de magma dit “ hard ” (ii).
Paramètres contrôlant l’évolution thermique : modèles antérieurs
Comme nous l’avons vu dans la section précédente, ces dernières années, plusieurs modèles ont étudié l’évolution thermique d’un océan de magma. L’objectif étant de mieux comprendre l’évolution thermique, physique et chimique des planètes peu après leur formation à travers des modèles toujours plus complexes et plus réalistes. Les tout premiers modèles étaient couplés à des scénarios d’accrétion des planètes et se sont intéressés à l’évolution d’un océan de magma formé à leur surface par de multiples impacts [Abe and Matsui, 1985, 1986; Zahnle et al., 1988]. Par la suite, les modèles se sont spécifiquement intéressés aux mécanismes de refroidissement de l’océan de magma à la fin de l’accrétion [Solomatov, 2000, 2007; Abe, 1993b] et plus particulièrement à l’interaction entre l’océan de magma et l’atmosphère primitive [Zahnle et al., 1988; Abe, 1993a, 1995, 1997; Elkins-Tanton, 2008]. Les modèles atmosphériques s’appuyaient tous sur les principaux volatils responsables de l’effet de serre, à savoir H2O et CO2. Ces modèles se sont complexifié prenant en compte de plus en plus de paramètres tels que la présence de nuages ou la dynamique de l’atmosphère.
Modèles d’évolution thermique
Les premiers modèles [Abe and Matsui, 1985, 1986; Zahnle et al., 1988] considèrent la croissance de la Terre par des impacts de planétésimaux qui vont former des océans de magma globaux plus ou moins profonds. Les modèles de Abe et Matsui [1985, 1986] étudient l’évolution thermique d’un océan de magma de surface en interaction avec la chaleur déposée par les impacts et une atmosphère de H2O qui en résulte. Le refroidissement de l’océan de magma s’effectue par conduction et prend en compte l’apport de chaleur par les éléments radioactifs de longue-période (U, Th, K). En revanche, ni la convection, ni la variation de la viscosité ne sont pris en compte dans ces modèles. Par la suite, Zahnle et al. [1988] prennent en compte le transport de chaleur par convection à travers un coefficient de diffusion dépendant du nombre de Rayleigh et la variation de la viscosité avec la température. Cependant, le coefficient de diffusion utilisé pour représenter le transport de chaleur par convection est encore mal défini. L’influence des particules solides qui cristallisent lors du refroidissement de l’océan de magma et leurs effets sur les variations de viscosité ne sont pas prises en compte. Abe a par la suite pris en compte l’effet de la séparation gravitationnelle des particules solides du liquide et le mélange convectif ainsi que l’effet de la chaleur latente de solidification générée dans la région partiellement liquide de l’océan de magma située entre les courbes du liquidus et du solidus. La viscosité qu’Abe [1993a, b, 1995, 1997] a utilisé dans ces modèles varie en fonction de la fraction de cristaux. En revanche, seule la viscosité des solides dépends de la température de l’océan de magma, la viscosité liquide restant constante à une valeur de 100 Pa.s . Tous ces modèles sont basés sur la “mixing length theory”, développée à l’origine en astrophysique (e.g. [Vitense, 1953]) et qui définit la distance que peut parcourir une parcelle de fluide dans un milieu différent en conservant ses caractéristiques d’origine. Solomatov a développé une approche paramétrée simplifiée par rapport aux modèles précédents, basée sur des lois d’échelle déterminées expérimentalement mais qui fournissent des valeurs limites de manière claire. Ainsi, la paramétrisation du flux de chaleur est basée sur des études experimentales (e.g. : [Castaing et al., 1989; Siggia, 1994; Solomatov and Moresi, 1997; Grossmann and Lohse, 2000; Davaille and Limare, 2007; Androvandi et al., 2011]) et dépend du type de régime convectif (régimes turbulents “ soft ” et “ hard ” et convection de type solide). Solomatov [2007] discute également l’influence de la rotation de la planète sur le flux convectif. La rotation de la planète n’a d’impact sur la valeur du flux de chaleur que lorsque la viscosité du magma est moyenne (108 -109 Pa.s) et à nombre de Rayleigh moyennement élevé (régime turbulent “ soft ”). En effet, à forte viscosité, lorsque la convection de l’océan de magma est dans un régime type-solide, les forces de Coriolis sont négligeables par rapport aux forces visqueuses
Échange de volatils
Dans le modèle d’Abe and Matsui , la quantité d’eau apportée par les planétésimaux est définie par un paramètre constant qui dépend du contenu en eau des planétésimaux et de la fraction de celle-ci qui est libérée dans l’atmosphère après l’impact. En effet, Abe and Matsui [1985] considèrent que l’atmosphère d’eau est générée par la déshydratation des planétésimaux suite aux impacts, et qu’une partie de cette eau peut subir des réactions de réhydratation avec la surface. En revanche, leur modèle ne tient pas compte d’une éventuelle dissolution des volatils apportés par les planétésimaux dans l’océan de magma, et aucune cinétique de dégazage n’est prise en compte. Les volatils apportés par les impactants alimentent alors directement l’atmosphère après l’impact ou sont perdus à travers des réactions de réhydratation avec la surface. Par la suite, ce modèle fut amélioré dans [Abe and Matsui, 1986] en considérant que la déshydratation des planétésimaux est dépendante de la température de la surface de l’océan de magma. Ainsi, lorsque la température de surface est inférieure à 900 K, Abe and Matsui [1986] considèrent que seule une partie de l’eau des planétésimaux alimente l’atmosphère, l’autre partie étant perdue par des réactions de réhydratation avec la surface de l’océan de magma.A une température de surface supérieure à 900 K mais inférieure à la température du solidus, ils considèrent que la totalité de l’eau des planétésimaux est dégazée dans l’atmosphère. Enfin, dans le cas où la température de surface est supérieure au solidus, Abe and Matsui [1986] considèrent qu’une partie de l’eau atmosphérique est dissoute dans l’océan de magma. Le modèle de Zahnle et al. [1988] est beaucoup plus complet en ce qui concerne les échanges de volatils entre l’océan de magma et l’atmosphère. En effet, une équation d’équilibre entre les quantités d’eau dans les deux réservoirs, et également avec ce qui est apporté par les planétésimaux est considérée. Ils incluent aussi dans cette équation les pertes d’eau dues à l’échappement hydrodynamique et aux impacts. En revanche, ils semblent négliger la fraction de l’eau dissoute dans l’océan de magma qui est stockée dans la phase solide et ne traite pas le dégazage du CO2. En effet, la quantité de ce volatil est une constante proportionnelle à la masse de la planète. Ni Abe [1993a, b, 1995, 1997] ni Solomatov [2000, 2007] ne traite l’échange de volatils entre l’océan de magma et l’atmosphère. En effet, le premier considère une atmosphère déjà composée d’une certaine pression partielle en H2O et CO2 au début du refroidissement de l’océan de magma. Quant au deuxième, il ne considère tout simplement pas la présence d’une atmosphère au dessus de l’océan de magma, le laissant en contact direct avec l’espace (comme sur la Lune). Enfin, Elkins-Tanton [2008] a introduit l’échange du CO2 entre l’océan de magma et l’atmosphère en plus de l’eau. Elle a établi un mécanisme de dégazage des volatils (dans son cas CO2 et H2O) initialement dissous dans l’océan de magma. Ce mécanisme est basé sur des lois de solubilité plus récentes que celles utilisées par Zahnle et al. [1988] pour chacun des volatils, basées sur les données de Papale [1997]. Elkins-Tanton [2008] a également étudié plus précisément le flux de dégazage des volatils en fonction de la vitesse de convection de l’océan de magma. En effet, elle estime que la vitesse de convection de l’océan de magma au cours de son refroidissement est de l’ordre de 0.5 m/s. Elle en déduit alors que le temps requis pour que les volatils soit entrainés par la convection vers la surface est beaucoup plus court que le pas de temps de refroidissement de son modèle. Ainsi, elle suppose que l’océan de magma dégaze les volatils à chaque pas de temps. Elkins-Tanton [2008] a également pris en compte la composition minérale d’un océan de magma jusqu’à une profondeur de 2000 km (Fig. 2.5). Les principaux minéraux qu’elle considère sont l’olivine, le pyroxène et la pérovskite. A travers des coefficients de distribution liquide-solide expérimentaux [Elkins-Tanton et al., 2003], Elkins-Tanton [2008] a pris en compte le stockage d’une partie des volatils dans les minéraux solides au cours de la solidification de l’océan de magma.