Les non-conformistes face aux années 40

VICHY ET LA CULTURE

Le procès de ce que certains appellent les « compromissions » d’Emmanuel Mounier peut s’expliquer – en dehors de la reparution d’Esprit de novembre 1940 à août 1941 – par le rôle qui fut le sien au sein de l’association Jeune France. Comme on l’a vu dans l’introduction, c’est la découverte de documents inédits d’origine policière sur l’histoire de cet organisme qui est à l’origine de cette recherche. Ceci dit, pour comprendre la portée et la signification des liens que Mounier a pu avoir avec cette association, il importe de préciser ce que furent les objectifs de Jeune France, en en restituant la création et le développement par rapport à la politique de la jeunesse du régime de Vichy, mais aussi par rapport à ce qu’on appellerait aujourd’hui sa politique culturelle. En effet, Jeune France a été conçue comme un des éléments-clé de ces politiques, et l’étude de son fonctionnement est très révélatrice des ambiguïtés qui ont caractérisé en ces matières les orientations du premier Vichy, celui des années 1940-1942. Par ailleurs, pour prendre l’exacte mesure de cet engagement de Mounier et comprendre l’esprit dans lequel il est intervenu, il paraît aussi nécessaire de se référer aux conceptions du directeur d’Esprit concernant l’action et les rapports à la politique, à la pédagogie, à l’art et à la culture, tels qu’il avait été amené à les exposer au cours de l’avant-guerre. Ces éclairages permettront une approche du « cas Mounier » restituée dans la perspective des équivoques et des confusions qui ont accompagné les premiers mois du régime de Vichy. On tentera d’échapper par là aux simplismes qui caractérisent souvent aujourd’hui la réflexion sur les événements de cette période, en montrant, a contrario, ce qu’ont été la complexité des choix et la diversité des itinéraires individuels face au nouveau régime qui s’instaurait. La variété parfois contradictoire des préoccupations des animateurs de jeune France et l’évolution parallèle de la politique du gouvernement de Vichy allaient progressivement provoquer des clarifications et des reclassements qui pesèrent inévitablement sur l’association. Mounier se retrouva ainsi, dès le début de 1941, au coeur d’un réseau d’intrigues ébranlant aussi bien l’équilibre interne de l’organisation que ses rapports avec ses tuteurs gouvernementaux. C’est pourquoi, après avoir décrit dans un premier chapitre la création de l’association culturelle vichyssoise et ses liens avec le philosophe, on évoquera ensuite la crise qui eut finalement raison d’elle après un an et demi d’existence.

UNE CULTURE D’ÉTAT

Vichy n’a jamais eu de politique culturelle, au sens où l’on entend cette expression de nos jours. L’historien ne peut repérer que des mesures échelonnées, ponctuelles, d’orientation corporatiste, des services éclatés et non coordonnés, des plans tirés sur la comète du long terme, mais non réalisés. Le mot de « culture » n’y a jamais vraiment fait recette. Plus souvent parla-t-on, à longueur de discours et de publications officielles, d’art, voire de loisirs artistiques ou populaires. En revanche, résonnèrent davantage les mots de jeunesse ou de Révolution nationale, avec lesquels on conjugua parfois, de façon contradictoire, le mot culture, depuis les services du tout nouveau Secrétariat général à la Jeunesse (I). C’est en effet sous la tutelle de cet organisme que se créa l’association Jeune France, au coeur des relations entre culture et jeunesse, dont on étudiera d’abord dans quel esprit se déploya son action spécifiquement « culturelle » (II). Après avoir précisé la portée de son engagement par rapport au régime de Vichy (III), on s’interrogera ensuite sur ce que fut la contribution d’Emmanuel Mounier à la naissance et aux activités de ce mouvement (IV).

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UNE POLITIQUE DE LA JEUNESSE ET DE LA CULTURE

Le seul « ministre » de la Culture que l’on pourrait découvrir à Vichy, en le cherchant bien, est Louis Hautecoeur, qui remplaça Georges Huisman (embarqué à Bordeaux sur le Massilia le 17 juin 1940) à la tête de la Direction des Beaux-Arts du ministère de l’Éducation nationale (transformée symptomatiquement en « Secrétariat général » en 1941). Ce normalien, ancien conservateur de musée, professeur à l’École du Louvre et à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, traversa toutes les tempêtes gouvernementales jusqu’à avril 1944 (date de son remplacement par Georges Hilaire). En technicien, il se plaça sous la tutelle des ministres de l’Éducation successifs (Mireaux, qui le nomma, Ripert, Chevalier, Carcopino et Abel Bonnard), sans parvenir, comme il le souhaitait, à scinder sa direction en trois services distincts, l’un consacré aux arts plastiques, l’autre au théâtre et à la littérature, le dernier à la musique, cela en raison de l’hostilité permanente du ministère des Finances. Il proposa également en janvier 1942 un projet d’équipement artistique national jamais réalisé . Quelle fut la politique de ce fidèle pétainiste ? En matière d’arts plastiques, Laurence Bertrand Dorléac la considère comme académique, élitiste et rétrograde . Ce « secrétaire général », qui appliqua au monde artistique les mesures ségrégatives de Vichy à l’encontre des israélites, développa surtout pour mettre en oeuvre l’idéologie communautariste de la Révolution nationale, des corporations artistiques sectorialisées. Ainsi furent créés un Ordre des architectes (le 31 décembre 1940), un Comité d’organisation des arts graphiques et plastiques (le 7 juillet 1941), un Comité d’organisation des entreprises et des spectacles (le 27 décembre 1943), un Comité d’organisation de la musique (fondé le 24 mars 1942, puis transformé en Comité professionnel de l’Art musical et de l’enseignement libre de la musique le 14 octobre 1943).

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