Les nombres dans le VSS
Les nombres font également l’objet de diverses approches dans l’œuvre de Ratanapañña. Il les envisage sous différents registres qui témoignent de l’étendue de leurs potentialités : 1. métaphorique (v. 103–105) ; 2. syntaxique, c’est-à-dire leur construction dans un énoncé (v. 263–269) ; 3. mathématique, par l’exposition de problèmes arithmétiques (v. 274–277) ; 4. cosmologique, dans la mesure de distances spatiales et temporelles (v. 281– 285). S’y ajoutent les dimensions 5. apotropaïque liées aux nombres (v. 278–280) ainsi que 6. leurs utilisations dans un système d’encodage numérique spécifique, qui fait l’objet de plus amples développements nécessaires à leur compréhension.
Les nombres par les mots
Les métaphores sont un des artifices utilisés par Ratanapañña pour figurer des nombres. Différentes occurrences sont disséminées dans l’ensemble de l’œuvre, mais surtout dans la huitième section intitulée « le nombre désigné par un terme conventionnel » (loka-saññaṅkitasaṅkhyā).
Points de repères
Ses contenus, sur lesquels nous nous attarderons ultérieurement, s’articulent autour d’un procédé bien connu du monde indien appelé bhūta-saṅkhyā ou « les nombres par les objets ». Reprenons la définition que Sarma en donne : « [it] refers to a system of numerical notation where a word denoting an object, concept, idea or group implies, besides its normal meaning, a number also by dint of meaning, convention or usage and, for that reason that word is used to denote the number in question » (Sarma, 2009 : 38). Par exemple la lune (canda) est égale à 1, les yeux (nayana) à deux, etc. La possibilité de faire appel à toute une palette de synonymes offre de la latitude dans le processus de composition, puisqu’il permet de jouer ainsi avec les aspects métriques en plaçant tel ou tel mot dans la strophe en fonction du type de vers. Cette méthode de notation est connue dans l’Inde depuis la littérature védique, adoptée dans différentes disciplines, mais particulièrement dans celles centrées sur les nombres tels que l’astronomie et les mathématiques (Sarma, 2009 : 39–41). Sa formalisation dans la littérature Les nombres dans le VSS 262 pāli est bien plus tardive, consignée dans l’œuvre majeure qu’est le Vuttodaya, inspiré d’un traité de métrique en sanskrit (le Vṛttaratnākara). Ce texte fait de ce système de notation un principe de base pour ses compositions. Il l’énonce très clairement, viññeyyā lokato saññā samuddosu-rasādinaṃ,[…]. (Vutt 10) On doit connaître les signes conventionnels de ce monde, L’océan, la flèche, le goût, etc. […]. Les exemples donnée renvoient métaphoriquement à des nombres : les océans (4), les flèches (5), les goûts (6), etc. Ānandajoti Bhikkhu a dressé l’inventaire des correspondances dans cette œuvre. Nous les reprenons ici pour illustrer les potentialités du système (Ānandajoti Bhikkhu, 2016 : 40), et renvoyons le lecteur au travail de Sarma (Sarma, 2003 : 59-62) qui y recense un grand nombre de ces équivalences en sanskrit : le chiffre 4 renvoie aux veda (les Vedas), aux yuga (l’ère), à aṇṇava, ambudhi, sindhu, et jaladhi (les océans) ; le 5 est akkha (les cinq sens) ; le 6 est rasa (les goûts), utu (les saisons) ; le 7 est assa (les chevaux), isi (les sages), sara (les lacs), haya (les chevaux), muni (les sages) ; 8 est vasu (les dieux), bhogi (les serpents) ; 9 est gaha (les planètes) ; 11 est hara (les dieux) ; 12 est akka (le soleil, dont les signes du zodiaque sont au nombre de 12). Ce système ne se limite pas au Vuttodaya et à Ceylan puisque le contexte birman se l’est clairement approprié. Il y est également connu sous le nom de saṅketa-saṅkhyā (« nombre par une convention »), utilisé dans la quasi-totalité des dates présentes dans les inscriptions de Kaḷyāṇī251 ou encore dans les manuscrits sous forme de chronogrammes (Hla Pe, 1964 : 395 ; Bechert, 1979 : 20). Egalement, Helmer Smith se réfère au Vuttodaya dans le Conspectus terminorum (annexe E) de son édition de la Saddanīti. Il reprend ainsi la liste des nombres et leurs correspondances dans son entrée désignation conventionnelle des nombres (Sadd 1149), précisant se référer au nissaya de la Saddanīti qui utilise ce type de codification emprunté au Vuttodaya (Sadd 1148). Ratanapañña utilise donc un outil linguistique parfaitement identifié depuis le Vuttodaya, ayant transité par la Birmanie, et dont l’influence s’étend jusque dans la terminologie qu’il emploie pour définir le procédé. 251 Par exemple, muni-suñña-rasa-sakkarāje pour « en l’an 607 de l’ère Sakka » (Kalyāni : 8, 22) ; nabha-yamanāga-sakkarāje pour « en l’an 820 de l’ère Sakka » (Kalyāṇi : 11, 27) ; etc. 263
Le nombre désigné par un terme conventionnel (loka-saññaṅkita-saṅkhyā)
Ce chapitre est le plus court du VSS, constitué uniquement de trois strophes, stance introductive incluse. Chacune expose néanmoins un aspect essentiel de la doctrine bouddhique : le Tipitaka (v. 104), et la production conditionnée (v. 105). Avant d’en dire davantage sur leurs contenus, soulignons la métaphore qui les anime, celle de l’arbre. Cette image n’est pas inconnue du bouddhisme régional, certaines traditions « ésotériques » telles que le Yogāvacara y ont recours. Le Figuier à Cinq Branches de François Bizot exprime parfaitement cette conception. Comme le souligne son auteur « […] la place du Tipitaka demeure importante et dans l’échelle des valeurs illustrées par l’arbre du Dhamma il est comparé au tronc » (Bizot, 1976 : 139–140). Ses divers composants sont également l’objet de sublimations, « en effet pour le Yogāvacara, chacune des étapes de sa progression spirituelle est associée à l’obtention d’une des parties de l’arbre du Dhamma: les fleurs, les feuilles, les branches, le tronc et les fruits » (Bizot, 1976 : 133). Toutefois, le cadre de ces descriptions ne résonne clairement pas avec les contenus du VSS. La première des stances (v.104) met en valeur le Tipiṭaka et ses ramifications. Si le commentaire glose parfaitement l’« arbre aux trois branches » (ti-kkhando), appelé autrement a vi su, il est d’un secours relatif pour la compréhension des autres composants. L’édition thaïe du VSS de Yaem Praphatthong nous apporte des éclaircissements. Nous ne savons pas quelle est sa source mais l’éditeur commente ainsi les constituants de cet « arbre » (Yaem Praphatthong , 1969 : 99) : – « a vi su » correspond aux abréviations par la voyelle initiale (ādi-saṅketa) de chacune des trois corbeilles : l’Abhidhamma, le Vinaya, et le Suttanta ; – « les cinq branches » (sara-sākho) sont les différentes sections qui composent le Suttanta : le Dīgha-nikāya, le Majjhima-nikāya, le Saṃyutta-nikāya, l’Aṅguttara-nikāya, et le Khuddaka-nikāya ; – « les nombreuses feuilles » (bahū-dalo) sont les 84 000 portions de Dhamma (dhammakhanda) ; – « qui donne les fruits parfaits » (suphalado) se réfère aux résultats sprituels qui peuvent être escomptés par les gens qui s’adonnent à la pratique (paṭipatti). Ces « fruits » sont ainsi considérés comme « intemporels » (akālika), soulignant par là que les enseignements délivrés 264 par le Tipiṭaka sont par nature bénéfiques et hors du temps, celui qui s’en imprègne est transformé à jamais (Yaem Praphatthong , 1969 : 88). – et enfin « l’unique sommet » (Sineru-’ggo) est la parole du Buddha (Buddha-vacana), seule voie/voix à suivre pour se délivrer de la souffrance inhérente à la condition humaine. La strophe suivante (v.105) évoque un des enseignements les plus profonds et les plus difficiles des enseignements bouddhiques : la conditionnalité des phénomènes ou production conditionnée (paṭiccasamuppāda). Le sens qui se cache derrière la figure de l’arbre et ses excroissances est révélé dans la VSS-ṭ, par une stance dont la concision appelle quelques développements. En effet, cette strophe n’est pas identifiée en l’état dans la littérature pāli. Toutefois, dans la forme elle s’inspire clairement de certaines œuvres composées par Anuruddha au XIIe siècle et bien connues de Ratanapañña (voir section sur l’Abhidhamma) : le Nāmarūpapariccheda mais surtout l’Abhidhammatthasaṅgaha : tattha tayo addhā, dvādas’angāni, vīsat’ ākārā, ti-sandhi, catu-saṅkhepā, tīṇi vaṭṭāni, dve mūlāni ca veditabbāni. (Abhid-s 40, § 5) Doivent être connues trois périodes, douze facteurs, vingt modes, Trois liens, quatre ensembles, trois cycles et deux racines. Cette œuvre exprime synthétiquement et par catégories d’analyses la chaîne des douze facteurs conditionnés, rendant ainsi compte de la complexité des liens qui unissent ces différents maillons. Les racines de cette conceptualisation se trouvent dans le Paṭisambhidāmagga et le Visuddhimagga qui occupent de fait une place cruciale dans le développement de cette doctrine (Abeynayake, 2012 : 34–37). En effet, au-delà de l’identification de divers types de relation entre les divers éléments, le Paṭisambhidāmagga est également le premier à formaliser de manière catégorielle les éléments de cette chaîne253 . Il met ainsi en lumière la dynamique interne complexe qui anime l’existence dans le saṃsāra (Abeynayake, 2012 : 35). L’œuvre magistrale qu’est le Visuddhimagga, et notamment la section Paññābhūminiddesa (Vism 517–586), est la pierre angulaire pour la compréhension de la production conditionnée. Buddhaghosa réussit le tour de force de réunir les éléments épars présentés dans les nikāya ainsi que dans le Paṭṭhāna pour offrir la synthèse la plus lumineuse sur le sujet. Dans ce cadre, les éléments de notre strophe sont clairement exposés et détaillés254 . Voici donc une brève explication des sept facteurs compris dans la strophe de la VSS-ṭ. Nous nous reposons essentiellement sur l’Abhidhammatthasaṅgaha (section Paccayasangaha-vibhāga, cf. Abhid-s 182, § 5–183, § 10) ainsi que son commentaire l’Abhidhammattha-vibhāvinī-ṭīkā, empruntant de fait sa terminologie. Le Visuddhimagga est également convié de par la nature condensée des énoncés présents dans l’Abhidhammatthasaṅgaha. Commençons par les douze facteurs (dvādasaṅga). Le canon pāli évoque à divers endroits et sous différentes formes une notion fondamentale de la doctrine bouddhique : la production conditionnée (paṭicca-samuppāda). Ce principe est central dans le cadre de la pensée bouddhique, comme le résume parfaitement la formule suivante, yo paṭicca-samuppādaṃ passati so dhammaṃ passati, yo dhammaṃ passati so paṭicca-samuppādaṃ passati. (M I 190, 37–191, 2) Celui qui voit la production conditionnée il voit le Dhamma, celui qui voit le Dhamma il voit la production conditionnée. Le concept de production conditionnée explique la nature et les relations consubstantielles à tous les phénomènes mentaux et physiques de l’existence, qui n’ont d’existence que parce que d’autres leurs préexistaient et sont la condition même de leur apparition. Appliqué au problème de la souffrance existentielle, cette vue est liée à la pratique méditative par l’observation des phénomènes « telles qu’ils sont », seule voie vers la libération du cycle des renaissance. Cette notion est exprimée en divers endroits du canon, sous différentes formes qui traduisent la même idée avec des degrés variés de complexité : yaṃ kiñci samudaya-dhammaṃ, sabban taṃ nirodha-dhammaṃ. (D I 110, 12–13 ; etc.) Quel que soit la nature de ce qui apparaît, tout cela a la nature de disparaître. yathā idaṃ tathā etaṃ, yathā etaṃ tathā idaṃ. (Sn 203ab ; Tha 396) Tout comme ceci est, alors cela est. imasmiṃ sati idaṃ hoti, imass’ uppādā idam uppajjati, imasmiṃ asati idaṃ na hoti imassa nigrodhā idaṃ nirujjhati. (S II 28, 7–9) Lorsque ceci est, cela est, [aAvec] l’apparition de ceci, cela apparaît. Lorsque ceci est pas, cela n’est pas, [avec] la disparition de ceci, cela cesse.