Les multitudes seront « syndiquées » ou ne seront pas la politique d’agrégation
Le Grand Récit de la coopération
Le débat que nous souhaitons mettre en scène avec les travaux d’Hardt, de Négri, et de Virno n’a ici rien de polémique, mais vise au contraire à les prolonger pour en éviter ce qui nous apparaît comme des contradictions ou des imprécisions. Il ne s’agit pas en effet de Olivier Blondeau – « Les orphelins de la politique et leurs curieuses machines ». trouver une faille dans leur travail conceptuel mais bien au contraire d’en montrer toute la radicalité en les débarrassant des quelques scories qui appartiennent, de notre point de vue, à des conceptions désuètes du travail et de la politique à l’ère du capitalisme cognitif.
La coopération est une référence importante dans ce courant de pensée politique et fait depuis longtemps l’objet d’un débat617 . La référence à Eric S. Raymond dans ces débats peut nous permettre de comprendre l’usage qui a été fait par la suite de la notion de coopération dans de nombreux milieux intellectuels618. Outre le fait qu’il soit libertarien et membre influent du lobby américain des armes à feu, Eric S. Raymond se pose en pourfendeur de l’État, promouvant, contre toute évidence parfois, l’initiative individuelle, et oubliant, comme Maurizio Lazzarato, que l’essentiel des logiciels libres ont été développés dans le cadre de grandes universités américaines, bénéficiant largement de financements publics ou privés.
À ce titre, et ce n’est probablement pas anodin, il convient de rappeler que la promotion de la notion de coopération telle que l’a définit Raymond dans son célèbre texte La Cathédrale et le Bazar620 est au fondement du mouvement de l’Open Source. Rappelons ici que le mouvement Open Source – contrairement au mouvement du Free Software initié par Richard Stallman – vise à réaliser une captation, par le monde marchand, des externalités positives produites par les développeurs de logiciels libres et par les utilisateurs innovants.
Multitudes et devenir-commun
À l’instar de Manuel Castells qui affirmait en 1998 dans La société en réseau que « la création, le traitement et la transmission d’information deviennent les sources premières de productivité et du pouvoir en raison des nouvelles conditions technologiques apparaissant dans cette période historique-ci621 », Hardt et Négri affirment que le travail immatériel tend à devenir hégémonique. Il contribue en effet à tranformer l’organisation de la production d’un modèle linéaire (celle de la chaîne d’assemblage) à des formes promouvant des relations multiples et indéterminées propres aux réseaux distribués.
Cette analyse, pas plus pour Hardt et Négri que pour Castells, ne sous-entendrait l’idée que cette transformation de la production recouvre l’ensemble des processus de production, ni même qu’elle deviendrait majoritaire. Faisant référence aux travaux de Marx, ils disent en effet qu’il s’agit d’une tendance. « Le grand effort de Marx, disent-il, fût d’interpréter au milieu du XIXe siècle la tendance et de projeter le capital, encore dans son enfance, à l’échelle d’une forme sociale développée622 ». C’est bien à un projet similaire, conçu comme une méthode, qu’ils souhaitent s’arrimer en développant une théorie du capitalisme cognitif et des multitudes. De la même manière que les analyses de Marx dans Le Capital portent sur l’avènement du capitalisme industriel en Angleterre alors que ce pays était encore largement dominé par l’agriculture, l’idée que la production immatérielle devient en tendance hégémonique exprime l’idée que le réseau et l’immatériel deviennent une forme commune qui tend à définir notre façon de comprendre et d’agir sur elle.
L’information, la communication et la coopération deviennent alors les nouvelles normes de la production et le réseau devient la forme dominante de son organisation. Dans ces conditions et cela de manière assez originale, on peut penser le rôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication, non seulement comme des outils de production, mais aussi comme des formes qui pèsent sur l’organisation de la société et sur la manière qu’ont les individus de penser et d’agir sur le monde.
Tout comme la production industrielle et les formes prises par l’organisation du travail – l’usine et le travail à la chaîne – ont pesé de manière fondamentale non seulement sur les représentations mais aussi sur les modes de résistance au capitalisme, l’immatériel et le réseau s’inscrivent aujourd’hui dans un rapport similaire. Les systèmes techniques de la production correspondent à sa composition sociale : d’un côté, les réseaux technologiques et, de l’autre, la coopération des sujets sociaux mis au travail. Cette correspondance définit la nouvelle topologie du travail et caractérise également les nouvelles pratiques et les nouvelles structures de l’exploitation.