MODÉLISATION PHYSIQUE TRIDIMENSIONNELLE DES MOUVEMENTS GRAVITAIRES DE GRANDE AMPLEUR EN MILIEU ROCHEUX
Les mouvements gravitaires en milieu rocheux
Les chutes de blocs (rockfalls)
Description générale
Les chutes de blocs représentent une famille de mouvement très rapides, avec des vitesses de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres par seconde (Paronuzzi, 1987; Azzoni et al., 1995). Le contact entre la zone mobilisée (blocs) et la surface sur laquelle le trajet s’effectue est discontinu au cours du mouvement (Fig. 1). 6 Lors de la chute la zone mobilisée se désagrège et perd sa structure initiale. Ce phénomène peut affecter des blocs isolés et donc des faibles volumes (Hutchinson, 1988). Des zones beaucoup plus importantes peuvent aussi être impliquées, avec des volumes de plusieurs milliers, voire millions de mètres cubes (Brueckl et Parotidis, 2001; Eberhardt et al., 2004). Dans ce cas on parle d’avalanche, ou de sturzstrom pour les mouvements de très grande ampleur (Hsü, 1975; Hutchinson, 1988). Les chutes de blocs sont généralement délimitées par des fractures préexistantes (Whalley, 1984).
L’état de préfracturation du massif semble donc jouer un rôle important dans ces mouvements gravitaires. Un exemple caractéristique : l’avalanche de Randa L’avalanche de Randa a eu lieu en 1991 dans les Alpes suisses, près du village de Randa (Fig. 2). Le 18 avril, 22.106m3 de roche se sont effondrés, suivis de 7.106m3 le 3 mai. La route et la voie de chemin de fer longeant la vallée ainsi que la rivière Mattervispa ont été bouchées lors du second effondrement. Le barrage ainsi formé a entraîné la création d’un lac qui a inondé le village de Randa. Aucune victime n’a été déplorée. Le mouvement de terrain a affecté des roches métamorphiques (orthogneiss massifs, avec des lits de paragneiss riches en micas) formant des pentes très raides. Suite à ces effondrements de nombreux travaux ont été réalisés afin de comprendre leur origine, ainsi que de prévoir l’évolution de la falaise qui présente encore des zones instables et potentiellement dangereuses. La plupart des études géologiques du versant de Randa ont été effectuées après les effondrements. L’état du versant avant et entre les deux effondrements a cependant été analysé à posteriori par le biais de photographies aériennes. Ces analyses ont été mises en relation avec des observations in situ et des modèles numériques de terrain (Sartori et al., 2003). Ces études, couplées à des observations réalisées à proximité du site dans un tunnel destiné à éviter toute inondation de la vallée lors d’un futur effondrement, ont permis d’avoir une connaissance précise de la structure géologique locale. Elles ont notamment permis d’identifier certains réseaux de fractures importants, notamment un réseau de fractures parallèles à la pente (Schindler et al., 1993).
Ces différentes fractures composent la majeure 7 Figure 1 : Dynamique d’une chute de blocs (BRGM). partie des surfaces de rupture observées lors des deux effondrements (Ischi et al., 1991; Noverraz et Bonnard, 1992). Une analyse minéralogique a mis en évidence une altération importante au sein des fractures (Girod et Thélin, 1998). Le déclenchement de la série d’effondrements a été tout d’abord attribué à une saturation du massif en eau, après une période d’intense fonte des neiges (Schindler et al., 1993). De tels épisodes de fonte des neiges ont cependant été également observés durant les années précédant les effondrements, sans pour autant que des chutes de blocs ne surviennent. Pour Eberhardt et al. 2004, il n’y a pas de facteur déclenchant particulier, mais la rupture est liée à une évolution de la stabilité de la falaise par une diminution progressive de la résistance de celleci. Ceci rend la prédiction de tels événements difficile. On voit bien qu’un massif fracturé est prédisposé à générer des chutes de blocs, mais ces dernières ne surviennent que lorsque la résistance effective du massif a suffisamment diminuée. Cette résistance effective est dépendante de la taille et de la disposition des fractures, mais aussi de leur état d’altération, l’ensemble étant lié notamment aux circulations de fluides. Les travaux de modélisation effectués Les travaux de modélisation effectués afin d’étudier les chutes de blocs se répartissent en deux catégories. Il y a les travaux qui s’intéressent au déclenchement de la chute, et ceux s’intéressant à la cinématique de la chute. Parmi les travaux s’intéressant à l’initiation de la rupture, les travaux de modélisation numérique ont permis de reproduire les séquences d’effondrements de l’avalanche de Randa (Ferrero et al., 1996; Sartori et al., 2003; Eberhardt et al., 2004), que ce soit en utilisant des codes à éléments finis (Fig. 3) ou distincts (Fig. 4).
La principale originalité de l’approche proposée par Eberhardt et al. 2004, réside dans leur prise en compte de l’adoucissement dans leurs modèles à éléments finis (Fig. 5). Pour ceci ces auteurs prennent en compte un matériau intact avec une résistance principalement cohésive, considérant qu’à l’échelle d’un versant la résistance frictionnelle est négligeable. Pour un matériau déformé, ils prennent par contre en compte une résistance exclusivement 8 Figure 2 : a) Photographie et b) coupe du versant montrant l’avalanche de Randa (d’après Eberhardt et al., 2004, modifié) frictionnelle, considérant que c’est la seule résistance existant au sein des fractures. Cette approche est discutable dans la mesure où l’on peut se demander si l’on peut assimiler les ruptures au sein des massifs à des fractures nettes, ou à des zones de fracture plus ou moins remplies de matériau broyé et/ou altéré. 9 Figure 3 : Evolution de la déformation cisaillante (ε xy) et des déplacements horizontaux (dx) pour trois étapes de dégradation progressive de la résistance du matériau, conduisant à l’écroulement de la falaise de Randa (Eberhardt et al., 2004). En pointillés sont représentées les surfaces de ruptures des éboulements de 1991. Figure 4 : Modélisation en éléments distincts de l’écroulement de la falaise de Randa, montrant les déplacement horizontaux des blocs pour une diminution progressive de la résistance au niveau des discontinuités. Dans ces modèles quelques hétérogénéités (fractures) sont introduites. Des travaux de modélisation physique ont également été réalisés (Bois, 2006). Ces modèles ont mis en évidence le rôle majeur joué par les discontinuités préexistantes dans la localisation de la zone d’instabilité, de même que la déformation et la dégradation progressive de la masse mobilisée. De plus les modèles physiques ont montré l’importance d’une étude 3D. Les modèles dédiés à l’étude de la cinématique du mouvement tentent de prévoir la trajectoire des blocs déstabilisés. Parmi les travaux de modélisation numérique, trois approches sont généralement proposées, selon la façon dont sont considérés les blocs (Tableau 2). La première approche est celle des blocs considérés comme des « masses concentrées » (lumped mass), c’est à dire que les blocs sont considérés comme étant un point où la masse du bloc est concentrée. Cette approche semble satisfaisante pour l’étude de la chute libre des blocs. Les blocs peuvent être considérés également comme des « corps rigides » (rigid bodies), et dans ce cas leur géométrie est très simplifiée (une sphère ou un cylindre, par exemple). Cette approche est plus adaptée à l’étude de la trajectoire des blocs lorsque ceuxci roulent ou rebondissent. Enfin des approches mixtes ont également été développées, considérant les blocs comme des « masses concentrées » pendant leur chute, puis comme des « corps rigides » lors des phases de roulement et de rebondissement.
Le problème majeur est que ces blocs n’ont pas la capacité de se fracturer, et donc la distance qu’ils parcourent est généralement surestimée. 10 Figure 5 : Comportement mécanique du matériau utilisé par Eberhardt et al., dans leurs modèles à éléments finis. Ann ée Auteur(s) Nom du Programme Dimensions Approche 1976 Piteau et Clayton Computer rockfall Model 2D Masse concentrée 1982 86 Bozzolo et Pamini SASSMASSI 2D Mixte 1985 Bassato et al. Rotolamento Salto Massi 2D Masse concentrée 1987 Descouedres et Zimmerman Eboul 3D Corps rigide 1989 Pfeiffer et Bowen CRSP 2D Mixte 1990 Kobayashi et al. 2D Corps rigide 1991 95 Azzoni et al. CADMA 2D Mixte 1991 Scioldo Rotomap 3D Masse concentrée 1998 Stevens RocFall 2D Mixte 1999 Paronuzzi et Artini mobyrock 2D Masse concentrée 2000 Jones et al. CRSP4.0 2D Mixte 2002 Guzzetti et al. STONE 3D Masse concentrée Tableau 2 : Caractéristiques principales des principaux programmes destinés à l’étude de la trajectoire des chutes de blocs (d’après Guzzetti et al., 2002). Des modélisations expérimentales ont également été réalisées, en général afin de valider des développements analytiques basés sur les principes de la physique granulaire (Savage et Hutter, 1989; Davies et McSaveney, 1999). Le problème de ces modèles est lié à leur dimensionnement. En effet ils ne reproduisent pas les chutes de blocs en respectant les lois d’échelle. Les résultats sont donc dépendants du volume impliqué, ainsi que du diamètre des particules utilisées.
Les glissements de terrain (rockslides)
Les glissements de terrain correspondent à un déplacement d’une masse de roche plus ou moins cohérente sur une surface de cisaillement (Fig. 6 et 7). La zone mobilisée se déplace de manière relativement homogène, dans le sens où sa structure est conservée lors du mouvement, bien qu’elle puisse être relativement déformée. Les volumes impliqués peuvent aller jusqu’à plusieurs millions de mètres cubes (Julian et Anthony, 1996; Brueckl et Parotidis, 2001), avec une surface de rupture située de quelques mètres (Hutchinson, 1988) à quelques centaines de mètres de profondeur (cas des « deep seated landslides », Hutchinson, 1995). La transition entre glissement de terrain et avalanche peut apparaître après une déformation 11 importante, faisant peser le risque d’épisodes catastrophiques pour tous les mouvements lents en milieu rocheux (Petley, 1996). Une distinction est généralement faite entre les glissements de terrain « translationnels » (fig. 6) et « rotationnels » (fig. 7). Les glissements de type translationnel sont généralement observés dans des milieux hétérogènes ou anisotropes, alors que les glissements rotationnels sont principalement observés dans les milieux homogènes (Varnes, 1978). 12 Figure 6 : Différents types de glissements de terrain translationnels en milieu rocheux (Hutchinson, 1988). (i) glissements plans, (ii) glissements « en marches », (iii) ruptures « en coin ». Figure 7: Glissement de terrain rotationnel en milieu rocheux, d’après Varnes, 1978. Un exemple caractéristique : le glissement de la Clapière Un exemple caractéristique de glissement de terrain en milieu rocheux est le glissement de La Clapière, situé dans la vallée glaciaire de la Tinée, dans les Alpes Maritimes françaises (Fig 8). Il affecte des gneiss du massif cristallin de l’ArgenteraMercantour.
Ces unités métamorphiques sont composées de paragneiss migmatitiques (formation d’Anelle), comprenant un banc d’orthogneiss massif plus résistant (formation d’Iglière) (Julian, 1991; Gunzburger et Laumonier, 2002). Ce glissement semble faire partie d’une déstabilisation à plus grande échelle impliquant le versant tout entier. Le volume actuellement mobilisé est d’environ 60x106m3 , réparti en trois compartiments principaux (Guglielmi et al., 2005). Sa largeur est d’environ 1000m à sa base et la longueur de l’escarpement sommital est de 800m. Il se développe sur 700m de dénivellation. Ce glissement a démarré dans les années 1950. Sa vitesse a augmenté régulièrement pour des raisons inconnues jusqu’à atteindre un maximum de 6m/an en 1987, puis a décru jusqu’à 2 à 3 mètres par an actuellement. Des variations de vitesse saisonnières sont observées et corrélées à l’abondance des précipitations. Les observations de terrain ont permis de bien situer le glissement dans le contexte géologique local. Ainsi le glissement est situé en une zone où la barre d’Iglière (plus résistante que l’unité d’Anelle) est la moins armée, avec des lacunes à l’affleurement aux limites du glissement (Follacci, 1987). De plus l’analyse de la déformation fragile a mis en évidence le lien entre les limites latérales du glissement actuel et des réseaux de failles subverticales affectant le socle à l’échelle régionale. Des travaux de prospection géophysique ont permis d’imager localement la surface de rupture. Celleci est située à une profondeur n’excédant pas 100m (Lebourg et al., soumis). La 13 Figure 8 : Le glissement de terrain de La Clapière, Vallée de la Tinée, Alpes Maritimes (photo Y. Guglielmi). surface de rupture a aussi été étudiée par le biais de modèles numériques de terrain réalisés d’après des photos aériennes (Casson et al., 2005). Ces travaux proposent que le glissement est proche du type rotationnel, avec une surface de rupture suivant une trajectoire quasicirculaire. Ceci semble être en adéquation avec le fait que la structure du massif est assez homogène. Cette analyse est discutable dans la mesure où l’on ne peut considérer le glissement de la Clapière comme une masse rigide et non déformée. Quoi qu’il en soit cet aspect descriptif n’explique pas les mécanismes rupturels impliqués dans la déstabilisation. Si la connaissance du terrain et de l’évolution passée du glissement de La Clapière est aujourd’hui assez précise, des interrogations majeures subsistent. En effet on ne sait encore pas pourquoi seule cette petite partie du versant est déstabilisée sous forme de glissement de terrain, et donc quels sont les paramètres principaux influençant la déstabilisation. Il semble que l’action conjuguée de la structure du massif, de son état de contrainte tectonique et de l’altération des roches, soit à l’origine de ce mouvement gravitaire. Les travaux de modélisation effectués Les travaux de modélisation visent généralement à déterminer les conditions nécessaires à la rupture au sein d’un massif. En ce sens l’approche est exactement la même que pour l’étude de l’initiation d’une chute de blocs (paragraphe précédent).
D’autres travaux sont consacrés à l’étude de l’évolution d’un glissement en fonction de paramètres extérieurs comme la pression en fluide (Fig. 9, Cappa et al., 2004) ou des secousses sismiques (Fig. 10, Bhasin et Kaynia, 2004). 14 Figure 9 : Etude de l’influence d’infiltrations d’eau à différentes altitudes (A : 1500m, B : 1900m, C : 2300m) sur les déplacements du versant de La Clapière, Cappa et al., 2004. Des travaux de modélisation physique ont également été réalisés, principalement pour étudier les glissements de terrain affectant les édifices volcaniques (Donnadieu et Merle, 1998; Merle et Lénat, 2003; Oehler et al., 2005). Ces travaux utilisent comme matériaux analogues des roches des mélanges à base de sable, et dont le comportement est principalement contrôlé par la valeur du frottement interne (~ 30°). Aussi l’introduction de matériaux au comportement visqueux (silicone) simulant des zones fortement altérées ou des intrusions magmatiques est nécessaire à la déstabilisation (fig. 11). 15 Figure 10 : Evolution d’un versant instable suite à une secousse sismique, Bhasin et Kaynia, 2004. Si un tel comportement est possible dans les édifices volcaniques, il semblerait que ce ne soit pas le cas dans les édifices montagneux où ni les effets importants de l’hydrothermalisme des zones volcaniques ni les intrusions magmatiques ne sont présents. Le fait d’utiliser un matériau analogue dont l’angle de frottement interne est d’environ 30° ne convient donc pas pour ce genre d’étude, en effet en ce cas aucun glissement de terrain ne peut se déclencher de manière spontanée si les pentes de l’édifice sont inférieures ou égales à la valeur du frottement interne. Cet aspect sera développé plus en détail dans le chapitre suivant. Les fauchages ou basculements (topples)
Un fauchage ou basculement correspond à une rotation d’une ou plusieurs colonnes de roches (Fig. 12). Ce type de déformation gravitaire est courant dans les massifs rocheux présentant des discontinuités à fort pendage. Ces discontinuités peuvent être des limites stratigraphiques, des réseaux de fractures, ou encore la foliation. Le terme de fauchage désigne un mécanisme exclusivement gravitaire, il est donc préféré à celui de basculement qui décrit aussi les variations de pendages dues à la tectonique. 16 Figure 11 : Modélisation physique de glissements de terrain affectant les édifices volcaniques (d’après Oehler et al., 2004). (A) schéma du modèle, (B) modèle en cours de déstabilisation, (C) visualisation des champs de déplacements au sein du modèle. Le fauchage peut aussi bien affecter des faibles volumes de roche, que des ensembles de plusieurs millions de mètres cubes (MerrienSoukatchoff et al., 2001). Il est considéré comme étant un phénomène caractéristique des versants récents ayant acquis leur morphologie et ayant été déconfinés lors du retrait glaciaire, ainsi que des pentes d’origine anthropique (bordures de routes, mines). Le lien entre fauchage et glissements de terrain est mal contraint, mais certains auteurs voient dans le fauchage un phénomène préliminaire au déclenchement de glissements de terrain (Tamrakar et al., 2002, Fig 13). Si l’on regarde le schéma proposé par Tamrakar et al., 2002, on peut voir que le fauchage s’initie d’abord comme une flexion ductile de colonnes de roche. Ce comportement ductile est irréaliste pour des roches massives en conditions superficielles, en ce sens cette hypothèse me semble infondée. Le fauchage peut par contre être le résultat de l’interaction d’une surface de rupture avec des discontinuités préexistantes, mais dans ce cas il est la conséquence du glissement de terrain et non son origine.
Introduction |