Les mots contenant une saillance {nasale x vélaire} et formant le paradigme de la « picaresque »
Introduction à l’étude des mots de la structure saillancielle
Les caractéristiques pré-sémiotiques fédérant les vocables
Partant du constat que nombre de mots en [gan] ou en [ang] avait une connotation péjorative (e.g. gamberro, gandul, zángano, caranga, gandaya, ganga) et ce, quelles que soient leurs origines étymologiques et les positions sémiosyntaxiques des segments qui les composaient, nous avons tenté une structuration. D’autres termes ont alors émergé et ont pu être intégrés mais impliquaient d’autres voyelles nasalisées et des phones non voisés (chongo, pitongo, mongo, aliblanca, zopenco, notamment). Cela nous a incité à penser que ni la voyelle ni le phone exclusivement sonore ne pouvaient être considérés ici comme saillants. D’autres vocables, enfin, n’avaient pas cette possibilité la désignation de la « péjoration » malgré des formes segmentales proches, voireidentiques : ángulo, angustia, -gono, guincho, rincón / esquina, mais plus de « rétrécissement ».
Sur le plan articulatoire, la prononciation de l’invariant des mots détectés, que nous pouvons identifier comme une nasale et une vélaire combinées, suppose le contact de la langue et du voile du palais. Cette jonction obstrue le passage de l’air dans le canal nasal au niveau du naso-pharynx et implique un « rétrécissement » à ce niveau, soit presque une « mini-asphyxie ». Par ailleurs, l’activation des muscles constricteurs du pharynx amplifie la potentialité de référentiation à l’idée de « rétrécissement » ou de « réduction ». Cela est confirmé par l’existence supposée d’une racine indo-européenne *gen- (« articulation », « angle ») d’où procèdent les vocables genou ou angle, 487 par exemple. On y note d’ailleurs déjà une inversion morphologique.
En effet, le processus contraire mais d’égale portée s’effectue avec la prononciation du corrélat inversif [ang] / [gan], par exemple. On retrouve le passage d’un extrême à l’autre de la sphère buccale mis à part que le parcours de l’air se fait dans le sens inverse. Au lieu d’une expiration, nous avons une inspiration. L’obstruction de cette inspiration persiste aussi chez les autres formes. C’est donc une saillance articulatoire cinétique qui repose sur un mouvement constrictif.
En somme, l’on obtient une saillance {nasale x vélaire} rattachée au concept du « rétrécissement ». Les termes initialement considérés sous l’angle de la « péjoration » pourraient donc représenter plus précisément la désignation d’une « réduction de l’effort » (e.g. gamberro, gandul, zángano, pitongo).
En outre, ainsi que nous avons commencé à l’observer, cette saillance suppose potentiellement des modulations de voisement autour de la propriété gutturale pour chaque capacité formelle que le système permet ailleurs (e.g. inca / inga ; panque / pangue ; cono / – gono ; renco / rengo ; cacho / gacho). Enfin, comme nous le verrons plus avant, plusieurs correspondances inversives vs. linéaires sont concevables.
Question de la corrélation graphique dans le cadre de cette saillance articulatoire
En ce qui concerne les corrélations sémiologiques, si les mots issus phonétiquement d’une nasale et d’une vélaire ont souvent cette capacité à référer au « rétrécissement », tel est également le cas d’autres vocables comme cénzano ou cinto, a reliés graphiquement. La mise en système avec les autres membres de cette structure d’ordre articulatoire est certainement opérable du fait de l’affinité à l’usage entre [k] et c devant une voyelle en espagnol. C’est ce que nous avons indirectement évoqué au chapitre deuxième. En l’occurrence, les statistiques issues du corpus OTA suffisent à le poser scientifiquement. Pour cela, nous avons mis en concurrence plusieurs graphies correspondant au son [k] devant voyelle avec la fréquence d’apparition en fonction des positions sémiosyntaxiques :
Le paradigme du « réduction de l’effort » : réalisations sémantiques et étymologies
Établissement des protosémantismes au sein du paradigme de la « picaresque »
À la lumière du répertoire n°1, nous constatons que les mots sont issus d’un procédé de formation déterminé par le protosémantisme qui assimile l’idée de « mendicité » à celle de « paresse » et d’« oisiveté ». Cette association est culturelle et d’autant plus marquée en Espagne qu’y est profonde l’empreinte laissée par la littérature picaresque des XVIème et XVIIème siècles. Dans le même registre, Guiraud (1994 : 26) évoque un protosémantisme qui, en français, contribue à assimiler symboliquement l’« incapacité d’agir » à la « tromperie », car la feinte est un moyen d’abusement.
On note également l’assimilation des « longues jambes » et de l’« oisiveté ».
Covarrubias, relayé par Corominas (s.v. zángano), fait en effet remarquer « la gandulería del hombre zanquilargo ». L’observation des mots répertoriés suffit à s’en rendre compte. Par exemple, gansarón, ganso, gambalúa et surtout zángano et sa remarquable « productivité » linguistique comme base de composition (cf. infra) en sont les témoignages. Ces caractéristiques appartiennent au bourdon mais il demeure que les mots en zang-, constitués en micro-paradigme, se caractérisent par la référentiation aux deux idées mentionnées, ce qui donne une première cohérence sémiologique à ce protosémantisme.
La constitution du paradigme de la « réduction de l’effort » a pu être stimulée notamment par ces protosémantismes. On n’y retrouve en effet que quelques notions récurrentes :
– La « tromperie » (abusement, occultation, feinte, trahison) et le « vol » (e.g. zangamanga, gambux, gandaya, ganga (4), engañar, pochonga, tongo, etc., d’une part et achangar, mangar, ganzúa, etc., d’autre part) ;
– La « gaucherie » et l’« inutilité lato sensu » (e.g. bitongo, ganso, gangoso, zangandongo / zangandungo, berengo, tunco, ñengo, d’une part et morondanga, ganga (2), ganso, d’autre part) ;
– La « fête » (nourriture et boisson en excès), les « divertissements », la « vie de bohème », l’« oisiveté » (e.g. bulungo, caringa, chonguenga, gandir, mindanga, zangón et dérivés, gandul, realengo, galbana489) ;
– La « grossièreté » et le « manque de savoir-vivre » (e.g. gamberro, gambalúa, ganforro, muchitanga, tilingo).490
La plupart des vocables entrent donc dans le cadre de l’idée générale de la « déviance comportementale », de la « marginalité », bref de la « picaresque ». En effet, le monde picaresque regroupe à lui seul les notions d’« inutilité », de « malhonnêteté », de « vilenie », de « débauche » et de « fainéantise ».
Figurent, en outre, certains thèmes secondaires comme l’« argent » et la « confusion ».
Ils sont respectivement objet de la tromperie ou du vol et conséquence des attitudes évoquées. Ajoutons l’idée de « déviance » qui peut être concrètement désignée par gancho, ganzúa et, métaphoriquement, par gamberro ou zangón, par exemple. Enfin, la notion de « parasite », directement liée à celle de « marginalité », se trouve en filigrane dans la plupart des mots en [gan] et en [ang] et expressément désignée par caranga / carángano, cáncano (« poux ») ou par changa, mangangá, hongo (acception 1), graphiquement par cénzano, désignant d’autres insectes nuisibles, ou indirectement par cambusia, un exterminateur. Ce sont là des êtres qui se nourrissent des autres pour survivre au même titre que les individus utilisant la feinte et la tromperie dans le but de se procurer de l’argent ou de la nourriture.
Aperçu étymologique global (perspectives diachronique et « diatopique »)
Un aperçu global à tendance systématique suppose de fonctionner en termes de morphèmes. Ce ne sera pas le propos ici. D’une part, parce qu’aucune étude, à notre connaissance, ne traite des « préfixes » ou même des lexèmes précis se composant de gan-, guin-, guen-, gon-, gun- et d’autre part, parce que les formes -ango, a ; -ingo, a ; -engo, a ; – ingo, a ; -ongo, a ; -ungo, a analysés par certains linguistes américanistes, peuvent poser question en tant que « suffixes ». Nous avons choisi d’aborder en premier lieu cette problématique étymologique.
L’impulsion motivée de l’emprunt ganguil / gánguil
Le mot ganguil (ou gánguil) réfère à un bateau de « drague » : Gánguil (Del oc. gànguil, “red de arrastre”. Dicc. Aut. Corominas, s.v. cancamo II) 1. m. Barco de pesca, con dos proas y una vela latina.2. m. Arte de arrastre de malla muy estrecha.3. m. Barco destinado a recibir, conducir y verter en alta mar el fango, la arena, la piedra, etc., que extrae la draga. (DRAE)
Ce cas est intéressant car il est un des rares termes techniques du paradigme de mots en {nasale x vélaire} et il est comparable à un des marginaux : la « femme de peu de vertu ». Il s’agit d’un bateau nommé en français « marie-salope » car il drague le fond des mers.525 Le TLFi (s.v. marie-salope) en donne la définition suivante :
A- [1777] MAR[ITIME]. Bateau à fond mobile servant à transporter les produits de dragage, de curage. « Les dragues, les maries-salopes, les chalands envasés dans les eaux noires de rouille » (Cendrars, Bourlinguer, 1948, p. 305)
-Par méton[ymie] Drague. « La drague, cette machine qui ramasse indifféremment tout, et des immondices et des bijoux : la drague qu’on appelle Marie-salope. » (Goncourt, Journal, 1887, p. 670) B- [1845] Pop[ulaire] Femme malpropre, négligée, débauchée. « Pourquoi, dis, que je ne suis plus jamais, jamais revenu ? (…) à cause d’une Marie-Salope, oui, mesdames, d’une Marie-Salope, je ne retirerai pas le mot ! » (Aragon, Beaux quart., 1936, p.116).
Or, là où le français a choisi la composition du prénom Marie et de ce substantif connoté, l’espagnol a opté pour l’insertion du mot dans le paradigme du « monde de la picaresque ». La sélection aurait alors pu s’opérer au moment de l’emprunt à l’ancien occitan gánguil. Le segment initial gang- de gánguil a probablement impulsé sa lexicalisation. Du point de vue sémantique, Corominas (s.v. cáncamo II) précise que ce terme possédait déjà la faculté d’exprimer l’idée de « hombre larguirucho de aires perezosos » en sus de référer à des « clases de redes de arrastre » en occitan et en catalan. Cela a pu achevé de donner à gánguil un motif d’intégration au paradigme et au système. On y trouve en effet, outre les mots évoquant la « paresse » déjà étudiés, les mots zangarilleja (« muchacha o moza puerca », Dicc. Aut.), ganfa ou ganforra (« bribona o prostituta », Dicc. Aut.), ou encore cáncamo (« Cuba. Carcamal », i.e. « persona decrépita y achacosa. », DRAE, s.v. carcamal), dont l’étymon grec a également donné lieu aux termes italiens gángano, gángamo, gángaro, « red de arrastre » y « hombre larguirucho de aire perezoso » (cf. Corominas, s.v. cáncamo II).
La pénétration de ganguil a donc été facilitée par l’identité de l’image initiale, soit celle de la drague, ici en mer et là sur terre. Cette cohérence est manifeste dans l’énoncé suivant issu d’une œuvre intitulée El chiplichandle. Acción picaresca : (17) Y una mañana un ganguil de « Altos Hornos », que había salido a arrojar tortas se encontró un bote desgaritao. Derribado sobre las panas un hombre muerto de frío. Su cuerpo tenía ya una dureza de diorita.527
On peut même évoquer un protosémantisme assimilant les notions de « drague » et de « paresse » dans le même domaine de la marginalité, qui était déjà patent en ancien occitan, en catalan et en italien et que l’on retrouve en espagnol. Ce mot nous apprend qu’une « coïncidence » de signifiants et de référents peut motiver le choix d’un emprunt, ce qui rend ce choix non arbitraire. Les emprunts sont donc un des lieux où peuvent s’opérer les structurations et où les saillances qui les représentent sont potentiellement mises en exergue.
Un autre lieu où l’analogie joue un rôle important est la composition, qui, elle-même, peut remplir plusieurs fonctions comme rapprocher le sens de la forme et inversement.
Les procédés de composition : études de cas
L’économie linguistique rend illogique la composition de deux termes proches sans qu’il y ait un motif au mécanisme. Ainsi que Guiraud l’a déterminé, il existe la composition tautologique qui consiste en la combinaison de deux termes proches pour gagner en expressivité. Nous distinguons un autre procédé de composition : la composition actualisante, qui vise à remotiver un mot par le biais de son agglutination à un autre. Ces deux procédés ne s’excluent pas l’un l’autre, loin s’en faut. Ils peuvent au contraire se combiner. Commençons par le premier mentionné.
Les composés tautologiques
La composition de deux mots du même paradigme : zángano et gandul Zangandullo, lla (De zángano, Dicc. Aut. Corominas, s.v. zángano) 1. m. y f. coloq. zangandungo. (DRAE).
Corominas invoque une simple dérivation de zángano et le DRAE propose une influence de gandul pour expliquer la forme zangandullo (cf. DRAE, s.v.) Mais il est possible que cette forme soit même issue d’un croisement compositionnel voire référentiel. Limitant le phénomène de la composition tautologique à l’adjonction de deux verbes co-référentiels, Guiraud lui attribue une « valeur itérative » ou « expressive » soulignant que la plupart des mots qu’il a répertoriés sont des verbes de mouvement (cf. 2.1.1). Nous en proposons ici une conception extensive en l’appliquant à toute composition de vocables proches morphosémantiquement sans que, dans le cas de zangandullo, cela n’empêche que cette composition puisse acquérir cette « valeur expressive ». En l’occurrence, nous postulons que ce terme a été formé par une composition tautologique au sens large car les deux signes composés sont issus du même paradigme du « monde de la picaresque ». Zángano et gandul référent en effet tous deux à l’idée de « paresse » et possèdent les segments [gan] et [ang], ce qui est révélateur de leur appartenanceà notre structure. En outre, le registre familier auquel appartiennent les emplois de zángano et de gandul constitue un terrain favorable à la recherche de l’expressivité. En l’occurrence, celle-ci s’acquiert iconiquement.
Précisons que la composition au sens usuel de « simple addition de deux vocables » aurait provoqué une duplication segmentale [gan-gan], phénomène signifiant qui, manifestement, a été évité ici. Nous pouvons constater par ailleurs qu’aucun cas de duplication segmentale -gangan- [gangan] n’est attesté dans le lexique espagnol comme nous l’avons vérifié dans le DRAE et le corpus OTA.
Étudions maintenant les cas de zangandungo et de zangandongo, eux aussi, potentiellement issus d’une composition tautologique.
– Les paronymes zangandongo et zangandungo
L’on reconnaît aussi en zangandungo ou zangandongo la base zángano. Le second segment est, selon le DRAE, le résultat de l’influence de gandumbas (« paresseux »). Corominas évoque, en revanche, un « derivado de zángano paralelo al gallego zango(n)ango. De *zanganongo > *zangadongo por disimilación, y zangandongo con propagación de nasal »529. Or il s’avère qu’un terme formellement plus proche de zangandungo aurait pu être le deuxième élément à composer : candongo, dont les Académiciens royaux donnent la définition suivante :
Le cas de engañapichanga
Le DRAE donne de engañapichanga les acceptions suivantes : Engaña pichanga amb. coloq. Arg. y Ur. Engañabobos (cosa que engaña o defrauda con su apariencia). (DRAE).
Engañapichanga (ausente del Corominas) 1. m. Bol. charlatán (vendedor callejero). (DRAE). Manifestement, ce mot est le résultat de la composition du verbe engañar conjugué et du substantif pichanga, autorisant ainsi la commutation discursive avec engañabobos (ce dernier pouvant lui-même commuter avec engañanecios dans un sens quelque peu différent). Ce constat revient à donner également comme équivalents pichanga et bobo(s), selon la bifurcation suivante.