Les changements de « faces195 » :
→ « Présentation de soi » et ajustement des faces :
Lřespace de lřatelier culturel opère un déplacement (symbolique) des rôles chez les interactants, le plus manifeste sřobserve du côté du personnel hospitalier. Nous allons identifier les diverses modalités par lesquelles ce déplacement se formalise.
Tout dřabord dans la « présentation de soi » pour reprendre un terme hérité dřErving Goffman, on assiste à une abolition visuelle et « mentale » de la distinction soignant-soigné entretenue dans le service. Les caractéristiques identificatoires telles que la blouse blanche de lřinfirmier sont absentes de manière quasi systématique. Le personnel participant aux ateliers culturels le fait dans sa tenue civile, tout comme le patient et lřartiste.
Les modifications observables ne se limitent pas aux tenues vestimentaires. Un ajustement sřopère, entraînant un changement partiel ou plus complet de la face adoptée par le soignant. Il participe dřun rééquilibre du rapport de face entre soignants et soignés tel que nous lřavons défini précédemment.
→ Se mettre à l’égal du patient :
Lřatelier culturel permet au personnel de mettre « en retenue » son statut de soignant. Cet espace est le lieu possible du dépassement des codes hiérarchiques et relationnels institués dans lřhôpital. À lřinstar du patient qui y prend une expression plus libre, le personnel rompt avec son image strictement soignante. Ce positionnement nřapparaît pourtant pas comme quelque chose de réfléchi, mais plutôt comme un comportement spontané, en lien direct avec lřespace de lřatelier. On relève chez les soignants une volonté unanime de se mettre « à lřégal » du patient c’est-à-dire en tant quřindividu qui par sa présence, son implication et ses échanges avec le groupe contribue à la création dřune œuvre.
« La première et deuxième séance j’étais fort mal à l’aise. Je me demandais qu’est ce que j’allais faire, je ne savais pas. Je ne connaissais pas Jürgen (l’artiste) et puis il faut d’abord commencer à s’apprivoiser. Et puis je ne connaissais pas les patients. Jürgen m’a donné un papier et un dessin et puis voilà, je me suis mise là-dedans. J’ai pris une place, bon c’est un peu un leurre, mais que j’ai voulu égale à celle des patients. Bien sûr je dis que c’est un leurre, car je sais que je suis soignante, mais je me suis mise à dessiner comme eux, parce que je trouve qu’il n’y a rien de plus juste que de se mettre en égal, pour pouvoir voir comment il est difficile de se mettre en action, d’exprimer des choses, d’être content de ce que l’on a fait. (…). J’ai pris une place d’égal aux patients et un garçon qui s’appelle Benoît m’a dit bien après : “C’est génial parce que vous êtes comme nous”. Et ça, je trouve que c’est assez extraordinaire d’avoir pu gagner cette place-là. Là place que j’ai prise, ce n’est pas vrai, ce n’est pas moi qui ai trouvé une place, c’est eux qui me l’ont donné. Ils m’ont entendu avec mes joies avec mes difficultés, et moi j’étais témoin aussi de leurs difficultés et de leurs joies. Là la pudeur du soignant, l’obligation du soignant, qui se doit d’avoir cette façade, d’être au top de tout, et bien on est en fait que des humains.196 »
La volonté des soignants dřoccuper au sein de lřatelier une place égale à celle de leurs patients les conduits à mettre de côté leur « face » de soignant, bien que leur rôle et responsabilités soient toujours présents. Ils prennent plaisir à « abolir », à mettre en suspend la distance avec leurs patients :
« Je suis quand même pris dans mon rôle de soignant au quotidien alors que sur le temps culturel je m’autorise de sortir de ce rôle soignant et d’être au même titre qu’eux là, pour un atelier basé sur le théâtre et où finalement je ne me positionne pas en tant que soignant même si j’ai toujours ce côté où je vais un peu observer des choses parce que maintenant ça fait un peu partie de moi […] Je pense que c’est quand même important de casser la barrière de la distance sur ces ateliers.197»
« J’interviens peu en tant que soignante, il faut vraiment que quelqu’un ait une crise pour que j’intervienne en tant que soignante. Sinon bien sûr que j’observe ce qui se passe, mais je suis au même niveau, je suis apprentie élève. J’observe les consignes des acteurs, ce sont eux qui sont maîtres du jeu, vous voyez ? Moi je n’interviens vraiment que si effectivement il y en a un qui fait une grosse crise et encore. Il faut faire que ce soit un clash mais ce n’est jamais arrivé. Sinon, je les laisse complètement faire, je ne suis pas l’infirmière.198 »
« Tout cet échange qui est là, quelque part ils ne sont plus patients, nous ne sommes plus soignants.199 »
→ Démystifier la fonction soignante au regard des patients :
La participation des soignants, en présence des patients, traduit une volonté de « démystification » de leur rôle ; qui elle-même rend plus facile le développement des interactions entre les deux catégories. Le personnel acquiert une certaine « accessibilité » au regard des patients, car ils participent à lřatelier sur une échelle commune, celle des acteurs : « Je pense que c’est important pour eux de comprendre que le soignant, derrière sa blouse, derrière son identité de soignant, il est un individu comme les autres […] Du coup le fait de nous voir au même niveau qu’eux à un moment donné, et finalement nous, on rappelle que ce n’est pas que dans l’atelier théâtre que l’on est au même niveau, c’est dans plein de temps sauf que comme eux qui ont d’autres activités nous, on a notre travail qui fait que l’on a des responsabilités et que l’on essaye de les aider à quelque chose. Ça ne veut pas dire que nous même on n’est pas en difficulté dans notre vie, que l’on n’a pas des choses qui nous sont difficiles à surmonter, que l’on est comme eux faillibles, du coup d’un certain côté ça les rassure. À la fois ils sont censés avoir confiance dans le soignant qui doit avoir les épaules fortes pour les épauler quand ils en auront besoin, à la fois le fait de ne voir que ce côté-là ça nous déshumanise à leurs yeux. Et l’extrême pourrait être qu’eux ne nous voient pas comme des humains et que nous, on ne les voie pas comme des humains. Et c’est des extrêmes qui peuvent se passer dans la tête de soignants que j’ai déjà rencontrés. Du coup là ça fait un double truc, on s’humanise ensemble.200 »
→ Une disponibilité totale envers les patients :
Les interactions personnelles sont peu visibles dans les services, cependant elles trouvent dans lřespace de lřatelier culturel une « scène » appropriée. Elles sont en partie permises par la disponibilité totale dont fait preuve le personnel lors de ces séances. En effet, aucun facteur extérieur, aucune formalité liée au fonctionnement du service ne peut venir troubler lřimplication et la présence du personnel auprès des patients. Lřatelier culturel apparaît comme le seul espace dans lřétablissement hospitalier où les soignants puissent se rendre totalement présent pour leurs patients.
Les changements de face opérés entraînent une modification des relations entre les acteurs au cours des ateliers. Une certaine proximité, entendue dans son sens relationnel, se développe.
Les soignants ne sont plus soumis à lřactivité du service, aux contraintes soignantes et horaires, ils passent en mode « disponible » auprès des patients et la nature de leurs interactions sřen ressent. Les acteurs ne sont pas en situation de soins, le rappel des règles de lřorganisation hospitalière nřest plus présent explicitement ce qui permet de modifier les rapports soignant-soigné.
. En parlant de ces relations que vous entretenez avec les patients, sont-elles les mêmes dans lřatelier que dans le service ou diffèrent-elles ?
« On est beaucoup plus proches déjà et on est plus présent. On est présent rien qu’à eux le temps de l’atelier, on est avec eux, seulement avec eux, on n’est pas là dans l’unité où l’on est débordé par le travail où ils sont d’un côté et nous dans le bureau. Dans l’unité pour avoir un moment avec eux il faut vraiment qu’on le veuille, qu’on le choisisse, on n’a pas cette proximité que l’on a au moment d’un atelier.201 »
Les relations entre les deux groupes ne sont pas du même ordre dans le service et dans lřatelier culturel. Il existe même dřautres situations où le changement de « face » est encore plus affirmé.
Lorsque le personnel hospitalier devient « concepteur de projet », l’exemple d’un appel à projet interne à l’hôpital du Vinatier :
Au-delà des changements de rôle et de faces des soignants qui viennent dřêtre évoqués, lors de notre prospection à lřhôpital du Vinatier, nous avons pu constater, à travers la mise en place dřun appel à projet interne un « glissement » de fonction du personnel hospitalier dans le domaine culturel. Le caractère expérimental et lřoriginalité de cette action dans le cadre du programme « Culture à lřhôpital », nous ont conduit à lřintégrer dans la présente recherche.
Modalités de mise en œuvre de lřappel à projet interne :
Face au nombre déjà conséquent de projets soutenus par la FERME et en réponse à une demande de la part de certains soignants, en 2006 est mis en place un appel à projet interne sur proposition de la Direction des Ressources Humaines (DRH), dans le cadre de la convention « Culture à lřhôpital » 2006-2008. Cet appel à projet interne intitulé Éclat d’arts est une première dans lřhistoire du programme « Culture à lřhôpital ». Il est présenté en tant que déclinaison de lřappel à projet régional. Au même titre que dans ce dernier, une série dřobjectifs est établie en préambule, dont voici la liste :
« 1.Inciter les unités de soins à développer des partenariats avec des structures culturelles pour la mise en œuvre de projets artistiques favorisant lřexpression des personnes malades et leur ouverture sur le monde social.
2. Favoriser les logiques de coopération entre les différentes structures culturelles, sanitaires et médico-sociales dřun même territoire afin de faciliter la cohérence de la trajectoire de la personne malade.
3. Créer les conditions dřune meilleure coopération entre professionnels et avec les usagers, grâce aux interventions et aux œuvres artistiques et culturelles, participant dřune prise en charge plus globale du patient202. »
Cinq unités ont répondu à cet appel et les cinq projets ont été soutenus. Comme les projets de la FERME, ils se déroulent sur une saison. Les unités ayant répondu à lřappel à projet sont représentatives de lřensemble de la population des patients (enfants, adolescents et adultes). Il nřen reste pas moins, quřil sřagit principalement dřunités, ayant déjà une certaine sensibilité culturelle ou ayant déjà collaboré à des actions avec la FERME. Les unités en question se trouvent toutes dans des services ouverts, aucun secteur fermé nřa répondu à lřappel à projet.
Un transfert de compétences culturelles, de la FERME aux services de soins :
Lřun des objectifs de cet appel à projet est de transférer progressivement une partie des moyens et des compétences de la FERME vers les unités de soins. Lřinstitution hospitalière est toujours en forte mutation, ces expériences nouvelles devraient permettre à chacun de rester acteur de lřétablissement au cours de ses transformations. Dans ce cadre, la FERME joue un rôle dřingénierie culturelle : elle coordonne les projets, vient en aide aux unités.
Ainsi, lřon peut dire que lřon assiste à un renversement des rôles. Jusque-là cřest la FERME qui était lřunique opérateur des projets culturels du Vinatier alors que maintenant elle ne sera quřun simple partenaire des services, leur assurant un rôle de consultance et dřassistance. Les services passent du statut de partenaire à celui dřacteur principal, gestionnaire de projets culturels. Leur investissement est traduit par une plus grande liberté décisionnelle et une participation plus active dans les projets.
Lřimplication de lřéquipe soignante dans le rapport de lřaccès à la culture prend une dimension nouvelle. Lřidentité professionnelle de certains se trouve modifiée (au moins de manière temporaire), et élargie dřune nouvelle fonction aux caractères multiples. Les compétences de lřéquipe sont engagées dans la réussite et le développement du projet puisquřils en deviennent les concepteurs. Dans leur expérience précédente à travers le programme « Culture à lřhôpital », les soignants étaient spectateurs ou au mieux acteurs au sein dřune création, ici ils endossent le rôle de concepteurs de projets. Mais comment interpréter la gestion dřun projet culturel par une équipe soignante ? Peut-on considérer ce cas comme un « dépassement de fonction » dans le sens positif du terme ? Cette situation nous interroge sur la nature de cet engagement pour les professionnels hospitaliers. Quelles sont leurs motivations ? Sont-elles similaires à celles relevées dans les autres projets culturels du programme « Culture à lřhôpital » ? Peut-on appréhender lřimplication du personnel dans un projet culturel comme une échappatoire face à une réalité professionnelle difficile? Si tel est le cas cela reviendrait à « laisser glisser » lřaction artistique vers de lřoccupationnel, dénaturant ainsi les fondements propres de lřoffre culturelle proposée par le programme « Culture à lřhôpital ». Le doute peut sřinstaller si lřon nřest pas a même de percevoir les intentions premières de chaque soignant investi dans le projet ; cřest ce que nous avons tenté de mettre à jour, avec lřanalyse des cinq projets proposés, complétée par une série dřentretiens auprès de quelques soignants impliqués.
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