Les moments d’une trajectoire d’ ecriture
Les motifs de la création poétique
Le texte de Césaire renvoie à des motifs dont les contenus sémantiques sont propres au poète et à son univers poétique, lesquels motifs ne se lisent que dans et par cet univers propre, et sont justement caractéristiques de l’imaginaire même du poète depuis ses tout premiers écrits. Il s’agit principalement de ce que nous appellerons les schèmes cosmiques, les motifs historiques et les pôles métaphoriques.
La hantise des schèmes cosmiques
Le cosmos, c’est-à-dire l’univers dans sa représentation matérielle mais aussi intelligible, intéresse Césaire au plus haut point. Sa poésie est par moment, ce texte de réorganisation et de prise en charge de ce cosmos à travers une vision renouvelée, pour se muer en une véritable cosmogonie. Ainsi, le vent, les montagnes, les sources d’eau douce ou marine, la terre elle-même et tout le minéral qu’elle renferme, sont mis à contribution, et font engager le texte dans une étreinte tellurique avec l’univers, en vue non pas seulement de le recréer, mais de l’enfanter, c’est-à-dire d’en assumer la paternité.
La terre césairienne
L’espace poétique chez Césaire se développe dans une terre qui lui est propre. Tantôt il est représenté par un espace-monde, terre commune à tous les êtres, tantôt c’est la terre de la race noire opposée à celle européenne conquérante, comme ces « terres rouges, terres sanguines, terres consanguines », tantôt enfin c’est l’espace mythique souhaité et auquel aspire le poète. Pour lui, la terre est déjà lotie. Le monde noir, son monde, est mal servi, et pis, occupe les parties basses et marécageuses, gluantes de boue et de pestilence. C’est pour lui un « sol de boue. Horizon de boue. Ciel de boue » (C. p. 53). C’est la raison pour laquelle le poète veut « réclamer pour ce peuple son droit ! sa part de chance ! », et pour cela, il « ne supplie pas Dieu » 214, mais réclame justice. Car au fond, sans ce peuple, « la terre ne serait pas terre ». Et, parce que « poreux à tous les souffles du monde », les noirs sont « véritablement les fils ainés du monde, lie sans drain de toutes les eaux du monde, (…) chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde ! » (C. p. 47). Le Noir est un maillon, un dernier ou un petit maillon, mais un maillon somme toute, celui qui clôt la chaine universelle. Le Cahier tente donc de redessiner la carte géographique du monde et de rendre justice à ce peuple lésé par l’Histoire. La terre, le monde, est donc pour lui, autant un espace physique qu’historique, et même mythique où le Noir trouve sa place et son importance, et où il n’est pas que parasite. Le poète par là aussi invite le Noir à prétendre à une certaine fierté dans ce monde qui est d’abord sien, en ce sens qu’ils en sont « les fils aînés », avant d’être à autrui. D’autre part, le poète fait ressortir sa claustrophobie, un sentiment qu’il a de son île et des Antilles. C’est l’espace fermé sur elle-même, emprisonné des eaux, sans issue apparente et même « mortifère ». C’est « la calebasse d’une île » guettée par la dérive, à la merci des aléas de la nature (et de l’histoire). La terre martiniquaise elle-même est représentative de l’isolement historique et du sevrage culturel dont souffrent les Antillais, notamment Césaire. La terre ici est donc prison, une cage et un trou où l’on étouffe. C’est pourquoi le poète, dans le texte du Cahier, fait appel à une autre terre, à un autre monde : une terre grand sexe levé vers le soleil, terre grande délire de la mentule de Dieu, terre sauvage montée des resserres de la mer avec dans la bouche une touffe de cécropies, terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu’à la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes il me suffirait d’une gorgée de ton lait jiculi pour qu’en toi je découvre toujours à même distance de mirage – mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme – la terre où tout est libre et fraternel, ma terre.215 Sur ce long passage, c’est comme si la terre, victime d’un sacrilège et d’un viol par les hommes, était d’abord purifiée par les eaux et le feu. Et ensuite Césaire, par l’union sexuelle entre une femelle au « grand sexe levé vers le soleil », la terre, et un mâle, le ciel, organise, la parturition ou l’épiphanie d’une terre mythique. Le vocabulaire séminal est ici très expressif. C’est la naissance d’une terre, une cosmogonie, celle où tout le monde serait libre, et où tout serait fraternel à tout. Nous avons là une sorte de genèse cosmique à laquelle le poète voudrait nous faire participer, pour un nouvel univers dont il serait à la fois l’instigateur et le premier habitant. Ainsi, le poète « redit la Genèse à sa façon : la terre est sortie, « montées de resserres » de la mer avec déjà en elle les forces de la vie comme « dans la bouche d’une touffe de cécropies », symbole du monde végétal » 216 . C’est dire donc que dans le Cahier, la terre elle-même est un espace poétisé, c’est l’espace fictionnalisé et représentant justement cette aire atrophiée dans la conscience et l’imaginaire du poète. C’est pourquoi le poème veut « commencer la Fin du monde parbleu » (C. p. 36), c’est-à-dire aussi cet espace onirique et mythique souhaité, et où le Noir, comme toute l’humanité, resterait « debout, debout et libre ». En somme, dans le Cahier, le retour au pays natal est aussi le retour à la terre ferme des ancêtres, terre martiniquaise mais surtout terre mythique africaine, terre mère, terre nourricière. C’est ce qui justifie la quête d’un retour aux sources de la Négritude.
La mer ou la métaphore hydrique
Comme pour la terre, la métaphore hydrique est bien présente dans l’œuvre du poète. Insulaire né, le poète ne pouvait échapper à une représentation imagée de la mer et de toutes les métaphores hydriques qui irriguent son imaginaire poétique. Cahier d’un retour au pays natal nous offre une lecture houleuse où l’eau renvoie à une double signifiance. D’une part elle est le symbole du monstre prêt à engloutir cet « archipel arqué », de l’autre, elle est une force tellurique convoquée en vue de nettoyer les souillures de l’histoire. En effet, la mer est la ceinture qui emprisonne les îles. Aussi l’image de la mer dévoreuse de la terre, l’ogre des îles, est-elle bien perceptible dans ce texte poétique. la plage ne suffit pas à la rage écumante de la mer. Une détresse cette plage elle aussi, avec son tas d’ordures pourrissant, ses croupes furtives qui se soulagent, et le sable est noir, funèbre, on n’a jamais vu un sable si noir, et l’écume glisse dessus en glapissant, et la mer la frappe à grands coups de boxe, ou plutôt la mer est un gros chien qui lèche et mord la plage aux jarrets, et à force de la mordre elle finira par la dévorer, bien sûr, la plage et la rue Paille avec.217 Nous le comprenons bien dans ce passage de la « méprisable rue Paille ». Sur la plage, « l’écume glisse dessus en glapissant, et la mer la frappe à grand coup de boxe (…), et à force de la mordre elle finira par la dévorer, bien sûr, la plage et la rue Paille avec » (C. pp. 19-20). C’est comme si la mer s’est muée en une bête fauve qui accroche sa proie. Par ailleurs, la mer est le symbole du cauchemar du navire du négrier qui a coupé le cordon ombilical entre la mère Afrique et ses progénitures devenues, par les blessures de l’histoire, des Antillais. D’où la hantise de ce « long geste d’alcool de la houle » qui taraude la conscience collective d’un peuple. Ni plus Africains, ni totalement Européens, les Antillais, coupés de leur « matrie » et oscillant entre ces deux horizons, éprouvent un mal de mer enivrant qui devient un mal de vivre, symbolisé par cette « houle ». Voilà pourquoi le schème de l’eau est omniprésent dans le texte poétique césairien. Mais d’un autre côté, les eaux sont diluviennes. Elles ont pour vocation de provoquer le Déluge sur tout le système de pensées instauré par l’homme blanc. Et si le poète arrivait à retrouver « le secret des grandes communications », le premier vœu qu’il formulerait est de dire dans un énoncé performatif, « orage », « fleuve », « tornade ». Il veut ainsi convoquer les grandes eaux pour nettoyer les souillures et les tartres de l’histoire. C’est pourquoi nous avons des « raz-de-marée », des « torrents », des « orages »… Et « le navire lustral de s’avancer impavide sur les eaux écroulées » (C. p. 62) pour rendre au poète son accalmie face à ces eaux domptées. Car, dit-il aux Blancs, « il y a encore une mer à traverser / Oh encore une mer à traverser / pour que j’invente mes poumons » (C. p. 63), pour vivre et respirer 217 Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, p. 191. 75 de son propre gré. Le poète décrète une contre-traversée qui verra les dominants dominés, et les opprimés « debout et libres ». En somme, l’image des eaux est très significative pour l’insulaire qu’est Césaire et le Cahier n’échappe pas à cette hantise. L’eau est le chemin de la perdition, les murs qui enferment sa communauté, mais aussi la force à convoquer pour redonner vie à la terre. Et, plus que la terre, l’eau constitue une hantise beaucoup plus atroce car, comme le suggère Bachelard, « la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, tombe toujours et finit toujours en sa mort horizontale. La mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie » 218. Autrement dit, par la présence de l’eau, l’espace insulaire devient une terre désirée, un espace à protéger, et un « des espaces défendus contre des forces adverses », ce que Bachelard nomme par le terme « topophilie » 219 . Ce qui nous ramènerait à considérer la métaphore hydrique comme un espace hostile c’est-àdire une « topophobie » pour le poète. C’est en cela que nous voyons que l’eau, à travers ses différentes formes et dans ses connotations destructrices, participe à forger les éléments constitutifs de l’imaginaire qui sous-tend le texte de Césaire.
Le motif du vent et de l’air
Dans l’imaginaire d’Aimé Césaire, le motif du vent est associé à la métaphore de l’ascension, du vertige, de l’espérance ou encore de la liberté. On se rappelle que le Cahier se termine par l’image du vent formant une étreinte parfaite avec le poète : enroule-toi, vent autour de ma nouvelle croissance, je te livre ma conscience et son rythme de chair je te livre les feux qui brasillent ma faiblesse je te livre le chain-gang je te livre le marais je te livre l’intourist du circuit triangulaire dévore vent. La topoplilie rend compte, selon Bachelard, des images de l’espace heureux. « Elles visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contres les forces adverses, des espaces aimés », voir Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 3e édition 1961, p. 26. 76 je te livre mes paroles abruptes dévore et enroule-toi et t’enroulant embrasse-moi d’un plus vaste frisson embrasse-moi jusqu’au nous furieux embrasse, embrasse NOUS.220 Nous avons chez le poète une allégorisation du vent qui devient un élément rédempteur. La vie libre espérée et souhaitée passe par cette imaginaire ascensionnelle dont on nous parle chez Gaston Bachelard. Selon lui, elle traduirait une aspiration profonde à des valeurs plus élevées et donc dans une insatisfaction criarde. À partir de là, nous sommes engagés maintenant avec le poète dans « la dialectique de l’abîme et des sommets » 221. L’abîme est un monstre, c’est « le grand trou noir où je voulais me noyer » (C. p. 65), c’est l’enlisement « dans la boue de cette baie », ce sont « les blessures de l’histoire » dans la vie du nègre, c’est cette dévalorisation constante et chronique dans laquelle le Noir a toujours vécu. Mais aussi, selon Bachelard toujours, ces images « commandent la dialectique de l’enthousiasme et de l’angoisse » 222 . Le philosophe l’explique encore dans des termes assez clairs. Et, si l’on se fie à lui donc, on peut retenir ceci : en prenant conscience de sa force ascensionnelle, l’être humain prend conscience de son destin. Plus exactement, il sait qu’il est une matière d’espérance, une substance espérante. Il semble que, dans ces images, l’espérance atteigne le maximum de précision. Elle est un destin droit. 223 Ainsi, au vu de ce commentaire, cette finale du poème traduit un état d’esprit du poète astreint à la quête de liberté, à une fuite hors des abîmes dans lesquels la vie du nègre est confinée. C’est une aspiration à la vie, hors de la survie, dans une espérance réelle et solidaire. D’où l’apothéose rendu possible par la fusion entre le « je » et le reste de son peuple dans un « NOUS » à caractères majuscules. Ce qui 220 Aimé Césaire, Poésie, Théâtre, Essais et Discours, p. 212. 221 Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 17e réimpression, 1990, p. 72. 222 Ibidem, p. 20. 223 Ibidem, p. 73. 77 impute au texte « une dimension épique d’un poème qui transcende l’individu de l’autobiographie pour l’intégrer au peuple tout entier » 224 . C’est aussi le signe d’un poème qui est tourné vers l’espoir et dans l’optimisme d’un avenir radieux pour le Noir. Il convoque la métaphore aérienne en vue d’inscrire son texte dans un horizon illuminé. Et, pour un voyage ascensionnel vers les cieux, le poète choisit la Colombe dans sa connotation allégorique pour guider son envol : « monte Colombe, (…) monte je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche ». La hantise de la verticalité, synonyme de redressement des races échinées, est rendue effective grâce à l’image du vent invoquée par le poète. Le vent est donc cet air libre commun à tous, et à quoi le poète voudrait confier le dernier mot de sa cause dans le Cahier. La verticalité représente donc cette aspiration à briser les chaises et le joug de l’Histoire. Le redressement est ipso facto corrélé à la liberté : « La négraille assise / inattendument debout / debout et libre », pour humer « le goût amer de la liberté » (C. p. 61). En somme, les éléments cosmiques comme la terre en tant qu’espace, l’eau et l’air, occupent une forte place dans l’imaginaire du poète et conditionnent une lecture singulière du Cahier. Ils traduisent aussi les phénomènes qui hantent l’imaginaire du poète et informent des préoccupations profondes, et quelquefois même inconscientes, qui conditionnent la composition du texte poétique. Ils permettent surtout de circonscrire le cosmos propre au poète. On note en définitive cette insatisfaction notoire et ce désir de transcender les espaces terrestres dans un but d’en enfanter un autre, c’est à cela même qu’il fait référence lorsqu’il dit sans cesse dans le texte : « mon pays » 225 . Voilà en somme, avec l’aide de Bachelard, les conclusions que nous tirons de l’analyse des schèmes cosmiques dans le texte du Cahier.
PREMIÈRE PARTIE : Le Cahier ou la genèse de la création poétique césairienne |