Les mégères et les vamps

Les mégères et les vamps

Le personnage insultant de la propriétaire de la pension dans le film O camelô da rua Larga nous amène aux personnages des mégères, qui étaient assez souvent des femmes agressives, corpulentes ou très maigres – le cas exceptionnel de Zezé Macedo – et d’un âge moyen. Même quand elles n’étaient pas âgées, elles s’habillaient comme des vieilles comparativement aux jeunes filles tentatrices aux corps beaux et partiellement dénudés (les vamps). Elles jouaient les épouses des malandros, mais pouvaient être aussi leur belle-mère ou la patronne d’un établissement qu’ils fréquentaient. Moins belles et moins jeunes que les héroïnes et les vamps, les mégères sont des personnes autoritaires qui terrorisent leurs maris tremblants, acculés et sans défense (comme des proies) face à leurs cris et à leurs insultes. Leur façon prude et conservatrice de s’habiller, leur tempérament explosif, mesquin et gratuitement insultant envers leurs maris les rendaient peu sociables, peu désirables et serviraient à justifier, devant le public, les escapades de leurs maris. Ce comportement tyrannique et cette esthétique agressive s’oppose à la beauté, à la bonté et à la douceur des héroïnes, mais surtout à la compréhension et à la sensualité des vamps, leurs véritables rivales et opposantes. En fait, entre la mégère et la vamp, il y a une véritable opposition de styles. Si la première s’habille de la tête au pied avec des vêtements plus classiques, voire démodés, la vamp est fréquemment une artiste et/ou une femme moderne, une vedette du théâtre de revue qui s’habille peu et/ou sensuellement ; à l’agressivité et à l’âge mûr des premières s’opposent la jeunesse et la compréhension des secondes ; l’une est femme au foyer, l’autre est artiste et indépendante. Ainsi, l’adultère des maris est vu quasiment comme le repos mérité du guerrier ; comme un cri de libération et de liberté qui symboliserait la quête du bonheur, pouvant être perçu à nouveau comme une tentative de renversement d’une situation défavorable qui caractérise les attitudes des malandros. Nous pourrions utiliser l’opposition que DaMatta fait entre la maison et la rue pour expliquer leur antagonisme. Pour l’anthropologue, la maison est le lieu de la tradition et de la morale, des codes normatifs et de contrôle, tandis que la rue serait le lieu de la tentation, des passions, du loisir et des fantasmes. Les groupes sociaux qui les constituent ne sont pas les mêmes, n’ont pas forcément les mêmes objectifs, créant une relation d’opposition et d’exclusion342 . La seule différence avec les définitions de DaMatta est que, dans le cas des films, l’univers inexorable et impersonnel où régnaient l’ordre et la violence est celui de la maison et non pas celui DaMATTA, Roberto. Carnaval, malandros et herois…Op.cit. p. 90-95. 342 Les mégères et les vamps 217 de la rue, l’espace de liberté en opposition à celui rigoureux et symbole de renfermement de la maison. En ce sens, l’espace d’oppression de la maison se confondait avec celui du travail, où le travailleur est là aussi tyrannisé. Travail et maison sont justement les deux endroits de torture du personnage Ananias dans le film Tudo azul. Ce n’est pas un hasard, donc, si une grande partie des images mentales ou rêvées par le personnage se passent à ciel ouvert ou dans des endroits de loisir. Pendant ces moments de rêverie, même à la maison ou au travail, ces espaces sont totalement modifiés au point de devenir un espace de loisir comme la rue ou les bars, symboles de liberté et notamment de repos pour le personnage. Sa femme et son patron, les deux bourreaux, se plaignent tous deux des constants retards d’Ananias. Cela non plus n’est pas un hasard. Il retarde le plus qu’il peut l’arrivée dans ces deux endroits de souffrance, d’enfermement et d’humiliation. Un jour, en rentrant tard de ses pérégrinations par les radios et les bars en quête de chanteurs qui veulent enregistrer ses chansons, il est surpris par sa femme alors qu’il marche doucement vers sa chambre. Elle lui crie dessus et lui fait peur, faisant tomber un vase par terre. C’est assez pour que les insultes fusent. Elle le traite d’idiot, d’incompétent, de raté et de n’avoir pas assez d’autorité sur leurs fils (qui le voient être constamment humilié par une mère menaçante). Tous les enfants dorment dans sa chambre, tandis que sa femme a une chambre à part. Un dialogue entre les deux donne une bonne idée du personnage de la mégère. Après être arrivé fatigué du travail, il est obligé de manger une soupe froide car sa femme n’a pas le temps de la réchauffer. Cela est la motivation d’un violent dialogue entre les deux : Ananias – Ma plus grande faute a été le mariage. Sofia – Avec moi, n’est-ce pas? Tu savais bien comment j’étais. Ananias – Pardon, quand je me suis marié avec toi, tu n’étais pas comme ça. Je me rappelle très bien. Ma fiancée avait des apparences et des manières entièrement humaines. C’était avec cette Sofia-là que je me suis marié. Je ne sais pas comment cet épouvantail que je vois maintenant devant moi a réussi à se dissimuler à l’intérieur de cet ange-là.

Les héroïnes

La représentation des mégères nous amène aux rôles des femmes au sein de ces films. La construction sociale de certains rôles féminins, notamment ceux des héroïnes et de leurs amies, contrarient un peu certaines conventions de l’époque, accentuant l’idée de carnavalisation, de monde à l’envers. Malgré la moralité de leurs personnages, ce qui était en parfaite harmonie avec la pudeur de la société brésilienne de ces années-la, ces femmes n’étaient pas victimes de l’oppression ou de la répression d’une société machiste qui niait leur liberté et leurs envies. Bien au contraire, elles sont loin du prototype de la femme soumise. Modernes et quasiment féministes sans être contre les hommes, elles travaillent, sont invariablement indépendantes et célibataires, « fréquentent les mêmes espaces publics que les hommes343», n’ont pas peur des batailles sans que cela vienne compromettre leur féminité, au moins dans le cas des héroïnes. Chastes et prudes, c’est seulement vers la fin, en général à la dernière scène, comme une sorte de récompense, qu’elles ont droit au baiser du héros. Il faut dire que depuis la fin des années 1920, les femmes revendiquaient de plus en plus la participation au suffrage universel, à la vie politique. Leurs plaintes furent finalement satisfaites en 1932 avec l’institution du vote féminin qui, néanmoins, ne fut rendu obligatoire qu’en 1946. À tout cela est venu se rajouter, dans les années 1950, une plus grande participation des femmes brésiliennes dans la vie sociale en conséquence du processus d’industrialisation et de l’augmentation du nombre de postes de travail. Les femmes ne se contentaient plus du rôle de femme au foyer auquel elles avaient été cantonnées. Un changement qui a commencé à avoir lieu avec l’avènement des deux guerres mondiales, qui a obligé les femmes à remplacer les hommes partis à la guerre. Même si le taux de participation de la femme dans le taux global des travailleurs du pays était encore faible – autour de 15% en 1950 et de 18% en 1960 – et limité aux activités moins valorisantes – bonnes, institutrices, couturières, manucures, entre autres344, il a été très significatif pour les femmes. En participant au processus productif, la femme a pu conquérir son autonomie économique et intellectuelle, lui assurant une égalité de droits qui bouleverse un peu la donne entre les rôles masculin et féminin dans la société brésilienne. Selon la sociologue Débora Carvalho, avec ces changements, la femme brésilienne : « conquiert des droits semblables à ceux des hommes, qui ont perdu dans presque tous les milieux, le rôle traditionnel de pourvoyeur du foyer. Ce phénomène procure une grande signification. En sapant le pouvoir et le privilège masculin à l’intérieur de la relation familiale, elle [la femme] contribue de façon décisive à l’émergence d’une nouvelle situation, dans laquelle les partenaires sont en meilleure position d’égalité. Cela rend possible la suppression de l’autoritarisme masculin dans la relation familiale et permet l’avènement d’une nouvelle organisation de la famille, établie davantage sur la décision de chaque partenaire et sur un dialogue ouvert. Un tel fait est, pour sa part, directement associé aux valeurs et pratiques d’une société démocratique. Si la démocratie signifie partager droits et devoirs dans une situation d’égalité, alors la nouvelle structure est démocratique ».

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Les Noirs

Les chanchadas ont fait de la culture afro-brésilienne le modèle de leur identité cinématographique, mais ont oublié de valoriser les Noirs et de leur donner des rôles de protagonistes. Nous avons déjà eu à ce propos l’occasion d’analyser la rancune de Grande Otelo, la grande étoile du genre à côté d’Oscarito, dans le film A dupla do barulho. Dans l’intrigue de ce film, qui est un peu autobiographique, le personnage de Tião (Grande Otelo, dont le véritable nom est Sebastião Prata) se plaint d’être souvent le second de Tonico (Oscarito). C’est toujours Tonico et Tião, jamais l’inverse, dit-il. Et Otelo avait raison ! Si on pouvait faire un effort pour comprendre cette situation quand il s’agissait d’Oscarito, acteur d’un immense talent, c’était plus difficile quand il jouait avec des acteurs qui ne lui arrivaient pas à la cheville. Comme dans le théâtre de revue, qui a accordé beaucoup de place à la culture des Noirs, mais ne les a pas beaucoup utilisés, préférant des acteurs blancs peints en noir pour les représenter (comme les minstrels américains), dans les chanchadas aussi nous parlons de la culture afro-brésilienne, mais nous n’y voyons pas beaucoup de Noirs, en tout cas rarement au premier plan. A l’exception de Grande Otelo, qui n’a eu que très rarement le premier rôle malgré son énorme talent, les Noirs ne sont que des figurants dans ces films. Il arrive parfois que même dans les numéros musicaux de samba il n’y ait pas de Noirs. Avant de poursuivre notre analyse du rôle des Noirs dans les chanchadas, il faut peut-être expliquer un peu l’histoire compliquée des Noirs dans le cinéma brésilien. Dès le cinéma muet, l’époque de l’apogée des principales théories racistes, les Noirs ont souvent été marginalisés, comme on peut l’imaginer. Ils étaient absents même des documentaires, où nous pourrions au contraire les voir plus aisément étant donné l’évidence de leur présence et de leur importance dans le quotidien brésilien. Ils apparaissent dans certains films chantants dans des pantomimes qu’ils ont eux-mêmes créés pour les cirques pour lesquels ils travaillaient. Dans les films de fiction, quand on daignait les représenter, on les réduisait aux stéréotypes. Si, dans les années 20, les sympathisants du racisme ont largement perdu du terrain dans la société brésilienne, cela n’a pas eu de reflet effectif dans les films. Même les Noirs les plus illustres n’étaient pas mentionnés dans les ciné-journaux. En fait, ce n’est qu’en 1926 que le Brésil verrait un Noir dans un second rôle. Gerôncio, le personnage d’un 227 domestique dans le film A filha do advogado ( »La fille de l’avocat »), de Jota Soares, qui est très probablement le premier personnage noir de la cinématographie brésilienne. Dans le film Favela de meus amores, réalisé en 1935 par Humberto Mauro, un film important dans l’histoire du cinéma brésilien et des chanchadas, ce sont des blancs qui jouent les rôles de sambistas et de compositeurs de samba, tandis que les Noirs font de la figuration. Mais cela n’a pas suffi à empêcher les récriminations et les menaces de censure subies par le film, car il montrait trop de pauvres et de Noirs. It’s all true, film inachevé d’Orson Welles, vit lui aussi son visa d’autorisation annulé par la dictature du gouvernement Vargas car il s’intéressait trop à la culture afro-brésilienne. Outre le film A dupla do barulho, dans le film Samba em Brasília, Ivete, la Noire qui dispute à Teresinha le poste de porte-étendard de l’école de samba du film, remarque, un peu agacée et jalouse de la préférence de certains membres de l’école pour sa rivale, que c’est la première fois qu’elle voit une Blanche se mêler à la culture des Noirs. Maria, une amie noire de Teresinha, lui fait remarquer que l’école de samba est une association démocratique, ce à quoi Ivete rétorque que  »la conversation n’est pas encore arrivée à la cuisine ». Cela constitue, jusqu’à aujourd’hui, une grave insulte, très utilisée par les classes moyennes afin, non seulement de disqualifier la position de l’autre, mais de le remettre, comme on aimait le dire, à sa place insignifiante. Dans ce passage, Ivete est doublement raciste. Elle n’apprécie pas trop les Blancs qui se mêlent de la culture des Noirs et pas davantage les Noirs qui défendent les Blancs ou qu’elle considère comme inférieurs à elle, une porte-étendard d’une école de samba, titre qui était (est) très honorifique et la distinguait des autres Noirs. Cette phrase illustre aussi la théorie défendue par certains historiens qui affirment qu’au Brésil les préjugés sont plutôt d’origine sociale que raciale. Ainsi, les Noirs qui se jugeaient socialement supérieurs, comme Ivete, nourrissaient des préjugés à l’encontre de ceux tenus pour inférieurs. 

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