La corrélation de l’obstruction judiciaire et de la défiance des justiciables
Le Dahir du 12 février 1997 créant les juridictions commerciales au Maroc, avait pour effet de rendre l’application de la nouvelle législation limpide et efficace, mais cettedisposition n’a pas pu épargner les juridictions marocaines d’un encombrement (1) résultant du nombre des dossiers en constante hausse, et notamment ceux liés à l’impayé, entrainantde ce fait une lenteur de l’appareil judiciaire ce qui provoque indubitablement une défiance des justiciables à l’égard de la justice étatique(2).
La congestion des tribunaux
En vue de désengorger les juridictions nationales et de renforcer le dispositif juridictionnel, le législateur Marocain a instauré très récemment une loi n° 42-10portant sur l’organisation des juridictions de proximité et fixant leurs compétences.161 Elle a pour objet de statuer sur les litiges de la vie quotidienne des citoyens162, mais cette mesure demeure insuffisante, et les difficultés d’encombrement des juridictions sont loin d’être résolues.
En effet, outre les juridictions qui ne sont pas compétentes en matière de contentieux liés à l’impayé entre les personnes du droit privé, l’institution judiciaire compte à son actif 68tribunaux de première instance, 21 cours d’appel, 8 tribunaux de commerce, et troistribunaux d’appelcommercial164 ; par ailleurs, le ministère de la justice a procédé aurenforcement de son effectif en recrutant un nombre très important de magistrats cesquatre dernières années pour pallier les problèmes d’insuffisance de magistrats et de leur productivité excessive165, et qui affecte incontestablement l’efficacité et la qualité dutraitement des affaires. Le nombre de ceux-ci a été porté à 4050 magistrats occupant l’ensemble des juridictions nationales, y compris les tribunaux administratifs.
Cependant, est-ce vraiment suffisant compte tenu du nombre en constante hausse desnouvelles affaires chaque année, qui se sont élevées à 3.500.870 affaires inscrites au rôle l’année précédente toutes affaires comprises, dont celles relevant de l’impayé quireprésentent une partie non négligeable de l’ensemble des affaires annuelles traitées et eninstances ; mais seules 2.696.000 ont été jugées168, bilan qui nous amène à nousinterroger sur le nombre de tribunaux installés sur l’ensemble du Maroc et particulièrement les juridictions commerciales dont, le moins qu’on puisse dire, est qu’elles sont dérisoires eu égardau nombre des affaires traitées, et au nombre des magistrats. Assurent-elles par ailleurs la célérité requise en justice et statuent-elles efficacement sur les dossiers sans que laqualité des jugements rendus et la lenteur du traitement des dossiers ne soient remises enquestion ?
La défiance des justiciables
La perception du temps dans le procès civil diffère d’un justiciable à un autre, selon la position de chacune des parties dans le procès, néanmoins les justiciables ont droit à ce qu’une décision utile soit rendue dans un délai raisonnable, faute de quoi, l’institution judiciaire risque de perdre la confiance des justiciables, et également sa sérénité D’ailleurs la lenteur des procédures en matière judiciaire constitue le premier mal dont souffre la justice172en général, et on ne peut absolument pas nier que la justice au Maroc en souffre en dépit des efforts déployés pour y remédier.
En effet, la notion du temps judiciaire en matière commerciale, particulièrement en matière d’impayé est déterminante pour le dénouement du procès, compte tenu des intérêts divergents des différentes parties. Le juge cherche par ailleurs à équilibrer les intérêts des justiciables sans pour autant se désintéresser au temps de la procédure. Le temps dans le procès civil ne peut aucunement être profitable aux deux parties173, et, en l’occurrence, dès lors que le temps est favorable au débiteur, il est certainement dommageable pour le créancier, et vice-versa.
Dans le même ordre d’idée, si la France a pu diminuer considérablement la durée de traitement des affaires174, devant pratiquement toutes les juridictions, le ministère de la justice au Maroc ne publie pas dans son site officiel de données relatives à la moyenne de la durée de traitement des affaires (au fond ou en référé), mais on peut d’emblée affirmer que le temps judiciaire au Maroc se concilie très mal avec les exigences de la vie des affaires, et l’encombrement des juridictions en atteste, notamment par des affaires relatives au recouvrement et aux chèques impayés.
Il convient de préciser qu’outre les facteurs explorés auparavant, relatifs aux insuffisances du système judiciaire, qui suscitent la méfiance des justiciables à l’égard de l’appareil judiciaire, et de la justice en général, et qui entravent indubitablement unrecouvrement efficace dans le cadre du contentieux lié à l’impayé, le créancier peut se heurter à des difficultés d’ordre procédural, notamment lors d’une procédure ou requête aux fins d’injonction de payer qui demeure la procédure la plus rapide au Maroc: ainsi par exemple dans le cas du débiteur qui ne dispose d’aucune adresse sur le territoire, le créancier devant saisir un juge de fond, en suivant les formes du droit commun, ou encore le rejet de sa requête qui n’est susceptible d’ aucun recours, d’autant plus que les affaires relatives aux impayés ne s’achèvent que rarement par une décision du tribunal de première instance, les débiteurs ayant tendance à épuiser toutes les voies de recours avant de s’exécuter, tout en étant persuadé du bien-fondé de la créance, et tentent inlassablement de proroger la durée du procès. On assiste désormais à une véritable systématisation des voies de recours, tant devant le juge de fond, qu’en procédure de référés. Autant de d’éléments qui rendent le procès plus long, et qui accroissent et confirment la suspicion visà-vis de la justice.
Dans le même contexte, un auteur affirme en s’appuyant sur un rapport du (PNUD) sur le développement humain dans les pays arabes en 2009 que seuls 10% des Marocains estiment bénéficier du droit à un procès équitable, et que la justice est peu rassurante au point qu’on évite d’y faire appel176. Les banques Marocaines approuvent ces conclusions, et se plaignent elles aussi du faible taux de recouvrement dans le cadre des procédures judiciaires commede la lenteur et de l’inefficacité du système judiciaire177, cette méfiance à l’égard de la justice étant aussi présente dans les banques Françaises, mais avec une moindre mesure.
Au demeurant, le créancier dans le cadre du contentieux de l’impayé, peut se retrouver face à d’autres difficultés, ayant pour nature d’entraver ou de retarder son droit à l’exécution forcée, difficultés émanant du débiteur lui-même.
L’expédient de manœuvres dilatoires et frauduleuses
Si les législations s’améliorent avec l’évolution de la société, elles peuvent être lacunaires, dans leur domaine d’application ou celui de leur interprétation, et des pratiques peuvent se développer de manière à laisser apparaitre des lacunes dans certaines dispositions législatives ou réglementaires. De surcroît, l’évolution des normes légales et jurisprudentielles a conduit à des changements sur le comportement de quelques certains débiteurs. En l’occurrence, un débiteur peut de nos jours mettre tout en œuvre pour se mettre à l’abri de toute exécution forcée, ou au moins la retarder, à travers des séries de montages propres à un débiteur récalcitrant et de mauvaise foi, qui se livre délibérément àdes manœuvres qui risquent d’entraver l’exécution. Il s’agit de manœuvres de nature à retarder le cours de la justice (1), et des manœuvres frauduleuses de nature à entraver l’exécution forcée(2).
Les manœuvres dilatoires du débiteur
Le débiteur, de mauvaise foi, ou parfois même les avocats de ce dernier, connaissant certaines carences procédurales et défectuosités du système judiciaire au Maroc, adoptentdes stratégies qui visent à gagner le maximum de temps afin de retarder la procédure ou l’exécution,par obstination, ou pour placer l’argent ailleurs, ou dans quelque but quel que soit le temps en matière d’impayé étant toujours bénéfique au débiteur, et le créancier doit chercher une protection auprès du juge contre ces manœuvres, qui peuvent intervenir à tout stade de la procédure, devant les juges de fond, en référé, avant l’obtention du titre exécutoire ou postérieurement.
Si le juge de fond, ne peut aller outre les prescriptions procédurales en la matière, etinterdire au débiteur condamné devant le tribunal de première instance à s’acquitter auprèsdu créancier, de faire appel au jugement rendu, il est soumis à des exigences de célérité,sans pour autant enfreindre les droits de la défense du débiteur qui lui sont conférés par la loi. Le débiteur connaissant le caractère incontestable du bien-fondé de la créance interjette appel, voie de recours suspensive d’exécution, et sait pertinemment que l’exercice de l’appel lui procurera plus de temps, et même l’arrêt le condamnant devant la cour d’appel ayant force de chose jugée ne sera qu’une étape de la procédure contentieuse.
Une fois la décision exécutoire, le créancier peut se retrouver face à de sérieuses difficultés d’exécution : notamment s’il s’agit d’un débiteur qui exerce son activité sous la forme d’une société, il peut procéder aisément, avant que la décision de justice ne soit rendue, au changement de sa dénomination sociale, voire de son siège social, et, dès lors, l’exécution s’avèrera difficile pour l’huissier de justice qui dispose de peu de prérogatives pour relocaliser le siège ou la nouvelle dénomination de l’entreprise qui fait l’objet de l’exécution179 ; et s’il y procède, le débiteur aura gagné un temps considérable avant de s’exécuter. A ce titre, le législateur marocain, dans le code de procédure civile, a procédé à la protection de la partie gagnante dans le procès contre ces procédés dilatoires. L’article 436 du même code dispose :
« En cas de survenance d’un obstacle de fait ou de droit soulevé par les parties dans le but d’arrêter ou de suspendre l’exécution de la décision, le président est saisi de la difficulté, soit par la partie poursuivante, soit par la partie poursuivie, soit par l’agent chargé de la notification ou de l’exécution de la décision judiciaire. Il apprécie si les prétendues difficultés ne constituent pas un moyen dilatoire pour porter atteinte à la chose jugée, auquel cas il ordonne qu’il soit passé outre. Si la difficulté lui apparaît sérieuse, il peut ordonner qu’il soit sursis à l’exécution jusqu’à la solution à intervenir ».
Les manœuvres frauduleuses du débiteur
Au fil du temps, le législateur marocain a veillé à apporter une protection aux biens du débiteur, à travers notamment des biens dits insaisissables181, en raison de l’importance du bien pour la personne saisie, ou du fait de la nécessité impérieuse du bien pour la personnece qui justifie son insaisissabilité. Il convient de souligner, du reste, qu’en France des partiesde plus en plus importantes du patrimoine du débiteur deviennent insaisissables. La LME, a étendu le domaine de la déclaration d’insaisissabilité à tous les biens fonciers non affectés à l’usage professionnel. Par ailleurs, le législateur marocain a négligé en quelque sorte le casdes débiteurs insusceptibles de recouvrement ou d’exécution, pour cause d’absence depossession d’un bien susceptible d’exécution, particulièrement ceux qui organisentsciemment leur insolvabilité et qui s’efforcent par tous les moyens de mettre l’intégralitéou une partie de leurs biens à l’abri de toute exécution forcée..
En effet, la législation Française offre au créancier la possibilité d’intenter une action appeléepaulienne à l’encontre de son débiteur. Cette action qui a connu un essor notable enFrance182permet au créancier de voir déclarer l’inopposabilité à son égard d’un acte passé frauduleusement par son débiteur. L’acte frauduleux source d’aliénation au profit d’un tiers est considéré comme n’ayant jamais quitté le patrimoine du débiteur, et pourrait éventuellement faire l’objet d’une saisie par le créancier qui a intenté l’ action. Le créancier doit par ailleurs justifier de l’antériorité de la créance par rapport à l’acte attaqué, et invoquer en outre le préjudice qui en résulte, qui réside dans l’appauvrissement du débiteur qui a créé ou aggravé ainsi son insolvabilité.
A l’évidence, on constate une véritable avancée dans cette procédure en France du point de vue de la recevabilité de l’action paulienne : même si le débiteur n’est pas insolvable, du moment que l’acte frauduleux a eu pour effet de rendre inefficace, voire impossible l’exercice du droit dont il dispose, il suffit de prouver que l’acte frauduleux a porté préjudice à ce droit183. Nonobstant, l’action paulienne reste dépendante d’un acte d’appauvrissement du débiteur et de l’insolvabilité qui en résulte, deux conditions qui demeurent étroitement liées en droit Français. Cette avancée peut être constatée également au niveau de l’assouplissement des exigences probatoires qui pèsent sur le créancier, qui peut démontrer l’insolvabilité de son débiteur par tous moyens.
La mise à l’écart controversée du recouvrement en présence d’une procédure collective
La législation relative au traitement des entreprises en difficulté est loin d’avoir comme priorité la protection des créanciers, mais plutôt la préservation de l’entreprise et de l’emploi qui se sont révélées comme étant les préoccupations majeures du législateur et de la réforme mise en place192. En effet, plus de quinze années d’application de la fameuse loi ont permis de déceler les lacunes y afférentes et de mettre en évidence le bilan de cette expérience pour pouvoir en tirer des conclusions.
En dépit de l’augmentation constante relative au nombre des affaires faisant l’objet du traitement des entreprises en difficultés193, la formation et le manque de repères des magistrats spécialisés en la matière continue à poser problème. Les auxiliaires de justice et les mandataires qui s’investissent dans la procédure194en souffrent alors que la loi ne requiert parfois aucune exigence de qualification professionnelle ou de formation particulière. C’est le cas notamment des syndics, qui disposent d’un pouvoir important de contrôle, au détriment des créanciers qui sont représentés par des contrôleurs désignés par le juge-commissaire. N’ayant pas d’accès direct à l’information, et ne participant pas à l’élaboration du plan de continuation ou encore de cession, les créanciers ont un rôle subsidiaire dans la gestion et le contrôle de la procédure collective.
Par ailleurs, il convient de mettre la lumière sur l’ensemble de déficiences relatives à la protection du créancier au niveau de la mise en œuvre de la procédure, à savoir son ouverture(1), et son exécution (2), sans pour autant aborder exhaustivement les effets de la procédure.
Les déficiences relatives à l’ouverture de la procédure
L’entrée en vigueur de la nouvelle loi relative aux procédures collectives a eu une influence sur le comportement de certains débiteurs, étant donné que celle-ci leur procure au regard de l’article 550 du code de commerce le droit de formuler une requête auprès du président du tribunal de commerce dans laquelle ils exposent la situation financière,économique et sociale de l’entreprise et leur besoin de financement pour bénéficier de l’ouverture d’une procédure collective. Cette mesure a servi pour quelques-uns à mettre la pression sur le créancier, qui sait pertinemment que le débiteur pourra bénéficier de la suspension des poursuites automatiquement prononcées par le jugement d’ouverture de la procédure, _même si cette décision relève du pouvoir du président du tribunal- sur lefondement des pièces produites par le débiteur. Le créancier pense toujours à la véracité des prétentions de son débiteur et peut céder à sa pression pour négocier éventuellement la dette. La mise en place d’une disposition qui vise le non-paiement des dettes exigibles et la suspension des poursuites aux premières phases de la procédure met à la disposition du débiteur un moyen de pression considérable. Les banques au Maroc soutiennent d’ailleurs l’idée que de nombreux débiteurs se servent des avantages de cette disposition pour pouvoir négocier la dette et pour que la banque n’ait pas recours à une procédureexécutoire à leur encontre195. Cependant, au fil du temps, et selon l’ancienneté de laréforme, et en l’absence d’une définition légale de la cessation de paiement, les chosessemblent être plus précises grâce à la jurisprudence quant aux conditions d’ouverture d’une procédure collective.
Nonobstant, et dans la perspective du recouvrement, les créanciers peuvent se montrer dubitatifs à l’égard de cette disposition et sont en l’occurrence disposés à négocier leséchéances de la créance, plutôt que de se retrouver face à une procédure collective de son débiteur.
Les déficiences relatives à l’exécution de la procédure
Outre les difficultés et insuffisances législatives que peuvent affronter les créanciers lors du règlement amiable196, les créanciers sont forcés d’accepter des sacrifices au profit du redressement économique et financier de l’entreprise en cas d’ouverture de la procédure de traitement de l’entreprise en difficulté, qui exige que l’entreprise éligible à cette procédure ne soit pas en mesure de payer à l’ échéance ses dettes exigibles, y compris celles qui sont nées de ses engagements conclus dans le cadre de l’ accord amiable, sans être cependant dans une situation irrémédiablement compromise197. En l’espèce, l’ouverture de cette procédure conditionne la déclaration de la cessation de paiement qui pose des difficultés quant à la détermination de sa date qui peut remonter jusqu’à 18 mois au jugement d’ouverture au regard de l’article 680, et dont l’effet rétroactif pourrait préjudicier gravement les créanciers qui étaient induits en erreur par une image maquillée de l’entreprise, mais ce qui révèle plus de paradoxe entre la vocation du législateur visant à protéger le créancier et la protection effective et réelle de ce dernier ,qui nous laisse enclin à songer à une véritable protection du créancier dans ce stade de procédure.
En effet, l’article 686 du code de commerce prévoit que tous les créanciers dont la créance a son origine antérieurement au jugement d’ouverture, à l’exception des salariés, doivent déclarer leurs créances dans un délai de deux mois à compter de la publication du jugement d’ouverture au Bulletin Officiel.
Confronté à des créanciers dont les créances sont nées postérieurement, et ne sont pas tenu de déclarer leurs créances, mais qui bénéficient à l’évidence au titre de la loi d’un traitement spécial compte tenu de leur volonté de prêter main-forte à l’entreprise en difficulté, les créanciers dont la créance est née antérieurement au jugement d’ouverture subissent à la fois la brièveté des délais légaux mises en place à cet effet, et la sanction qui pourrait découler d’un défaut de déclaration de la créance dans les dits délais, il convient de signaler qu’hormis les créanciers titulaires d’ une sûreté ayant fait l’ objet d’ une publication ou d’ un contrat de crédit-bail publié qui sont avertis personnellement et, s’il y a lieu, à domicile élu, les créanciers chirographaires sont contraints d’être informés de l’ouverture de la procédure uniquement par la publication du jugement d’ouverture, face à ce moyen d’information très infaillible, le défaut de déclaration de créances par les créanciers ordinaires engendre inéluctablement l’extinction de la créance, et ne peuvent plus engager une action en justice à l’encontre du débiteur postérieurement à la clôture de la procédure, à moins que ceux-ci fassent une action en relevé de forclusion dans un délai d’un an à compter de la date de la décision d’ ouverture de la procédure, sous réserve qu’ils établissent que leur défaillance ne soit pas due à leur fait.