Les isotopes stables de l’eau en Atlantique Nord
Evolution des compositions isotopiques dans le cycle de l’eau
L’atmosphère
Cas de l’évaporation océanique
La composition isotopique de l’oxygène et de l’hydrogène de l’océan moyen est par définition égale à 0 ‰. En période de faible convection atmosphérique, la vapeur d’eau audessus des océans subtropicaux (au plus proche de la vapeur issue de l’évaporation) a des 31 valeurs de 18O comprises entre -9 et -11 ‰ (Craig et Gordon, 1965, Benetti et al., 2014, Steen-Larsen et al., 2014). La vapeur d’eau issue de l’évaporation est donc largement appauvrie par rapport à la surface océanique. A partir des premières observations, Craig et Gordon (1965) ont suggéré que le fractionnement isotopique à l’équilibre seul ne peut expliquer un tel appauvrissement et qu’il est nécessaire que des processus hors-équilibre aient aussi lieu lors de l’évaporation. Ces auteurs proposent alors de modéliser le fractionnement isotopique lors de l’évaporation (figure 2.1). Ce modèle peut se décomposer en 5 couches : (1) la surface océanique, (2) la couche saturée à l’interface air-mer, (3) la couche sous-saturée de l’atmosphère dans laquelle les molécules d’eau diffusent, (4) la couche sous-saturée dans laquelle les molécules d’eau sont transportées par mélange turbulent et (5) l’atmosphère environnant. Un premier fractionnement à l’équilibre a lieu dans l’atmosphère saturée à l’interface air-mer (épaisseur de l’ordre du micron). La vapeur issue du fractionnement à l’équilibre subit alors un fractionnement cinétique dans la couche diffusive ainsi qu’un mélange non-fractionnant avec l’air environnant de la couche limite. Cette représentation en couches superposées est requise pour la représentation schématique, mais n’a probablement pas lieu dans la nature.
Cas des précipitations
Un réseau d’échantillonnage des précipitations a été mis en place en 1958 par l’Agence Internationale pour l’Energie Atomique (AIEA). Bien que les mesures océaniques soient rares, les 100 stations offrent une bonne couverture de la planète. Craig (1961) montre que les compositions isotopiques de la plupart des précipitations se distribuent sur une droite dont l’équation est: D = 8 18O + 10 (figure 2.3). Il définit la Droite des Eaux Météoriques Mondiale (MWL pour Meteoric Water Line). L’ordonnée à l’origine égale à 10 reflète l’intensité des processus cinétiques acquis lors de l’évaporation. Le maintien de ce facteur 8 traduit que les pluies sont généralement formées à l’équilibre avec la vapeur. Les échanges isotopiques à l’intérieur des nuages peuvent être modélisés par un modèle de distillation de Rayleigh qui reproduit au premier ordre les variations de la composition isotopique de la pluie et de la vapeur à l’échelle du globe. Suivant la distillation de Rayleigh, la vapeur de composition isotopique voit son rapport isotopique évoluer selon –0 = 1000 (𝜶-1) ln(f) avec f, la fraction de vapeur restante, 0 le rapport isotopique de la vapeur initiale et 𝜶 le coefficient de fractionnement liquide-vapeur à l’équilibre. f est le facteur principal contrôlant l’appauvrissement de la vapeur d’eau et des pluies, qui est lui-même contrôlé par la température (relation de Clausius-Clapeyron). Il en résulte une anti-corrélation entre la température et la composition isotopique de la précipitation, souvent appelé « effet de température ». Le principe est le suivant: plus la température est basse, plus la masse d’air a subi de précipitations et plus la vapeur résiduelle est appauvrie en molécules lourdes qui vont préférentiellement dans la phase condensée. Pour cette raison, les pluies s’appauvrissent de l’équateur vers les pôles (figure 2.3) mais aussi à l’approche des sommets puisque la température diminue avec l’altitude. Deux autres contributions (plus faibles) à l’appauvrissement méridien sont expliquées par les effets suivants: (1) le fractionnement à 34 l’équilibre lors de l’évaporation est plus fort aux basses températures et (2) les eaux de surface des océans sont plus appauvries aux hautes latitudes. Par ces deux mécanismes, la vapeur d’eau renouvelée par évaporation est plus appauvrie aux hautes latitudes qu’aux basses latitudes. Un effet de continentalité est aussi décrit par Daansgaard (1964) qui observe un appauvrissement des précipitations plus important vers l’intérieur des terres. Il explique cet effet par le non-renouvellement de la vapeur d’eau atmosphérique par le flux évaporatif. Cet effet est moins marqué dans certaines régions continentales où la contribution de l’évaporation-transpiration est importante comme le bassin amazonien (Rozanski et al., 1993). Un troisième effet appelé « l’amount effect » contrôle la composition isotopique des précipitations dans les régions de forte convection: plus la quantité de précipitation est forte, plus les précipitations sont appauvries en isotopes lourds. Cette anti-corrélation ne s’explique pas par une simple distillation de Rayleigh. D’autres processus entrent en jeu comme (1) la réévaporation des pluies et les échanges diffusifs entre la vapeur et la pluie lors de la descente de la masse d’air insaturée et (2) la réalimentation du système convectif à la base du nuage avec une vapeur très appauvrie (Risi et al., 2008a).
Cas du mélange de masses d’air
Deux masses d’air peuvent se mélanger par des processus turbulents via la dynamique de l’atmosphère. Bien qu’aucun fractionnement isotopique n’ait lieu, l’humidité et la composition isotopique de la vapeur issue de la rencontre entre les deux masses d’air évoluent au cours du processus de mélange. D’après la conservation de la masse, si la composition isotopique et l’humidité des deux pôles sont constantes, il résulte de ce mélange une relation linéaire entre la composition isotopique et l’inverse de l’humidité spécifique (He et Smith, 1999, Lee et al., 2006, Noone et al., 2011, Vimeux, 2003). Cette propriété peut être utilisée pour étudier les processus de mélange au sein de la couche limite atmosphérique (Tremoy et al., 2012, Noone et al., 2011, Noone, 2012, Vimeux, 2003, Farlin et al., 2013). Le cas où l’évaporation océanique est l’une des sources du mélange est évalué dans le chapitre 3. 3. Evolution de la composition isotopique dans le cycle de l’eau : L’océan La composition isotopique de l’eau de mer est aussi utilisée dans le domaine de l’océanographie comme traceur de masses d’eau (Epstein et Mayeda, 1953, Craig et Gordon, 1965). En profondeur, la composition isotopique d’une masse d’eau est considérée comme conservative, n’étant contrôlée que par les processus de mélange (mélange vertical, advection horizontale). Cependant, en surface la composition isotopique de l’océan est affectée par d’autres processus tels que l’évaporation, les précipitations et les apports des fleuves, ainsi que le cycle de la glace de mer et les apports de fonte de glace continentale aux hautes 37 latitudes. Dans cette partie, nous examinons comment ces processus affectent la composition isotopique de l’eau à la surface des océans. La figure 2.5 présente la composition isotopique moyenne en oxygène 18 à la surface des océans (les mesures sont faites entre 0 et 50 m depuis 1950). Elle varie de -20 ‰ à l’embouchure des rivières des hautes latitudes à +2 ‰ dans les régions de forte évaporation comme la Méditerranée (Pierre, 1999, Bigg et Rohling, 2000). Au premier ordre, la carte ressemble à une carte de salinité de surface. En effet, ces deux paramètres augmentent lors de l’évaporation (la vapeur d’eau s’appauvrit, mais l’eau de mer résiduelle s’enrichit en oxygène 18) et diminuent lors des apports d’eaux météoriques telles que la pluie, la neige ou les rivières. Il en résulte une relation souvent linéaire entre la salinité et la composition isotopique. Cependant, cette relation varie spatialement et temporellement selon le régime hydrologique influençant le bassin (Craig et Gordon, 1965, Schmidt, 1999, Rohling et Bigg, 1998). Nous décrivons dans un premier temps le contrôle de cette relation aux hautes latitudes, où l’apport en eau douce est important, puis dans un second temps, dans les régions subtropicales où l’évaporation (E) excède les apports météoriques (M).
Cas où M > E
Dans les régions où l’apport en eaux météoriques est supérieur à la perte par évaporation, l’ordonnée à l’origine de la relation -S de la masse d’eau apporte une information sur la composition isotopique moyenne des sources d’eau douce alimentant le système, permettant leur éventuelle identification. Par exemple, la figure 2.6 montre que, dans le graphique -S, toutes les eaux issues d’un mélange entre un pôle salé (étoile orange) et une rivière (étoile rouge) sont situées sur la ligne noire en pointillés (usuellement appelée droite de mélange). Cependant dans la nature, il ne s’agit pas toujours d’un simple mélange entre deux pôles, puisque plusieurs sources d’eau douce de compositions isotopiques différentes peuvent affecter le système. Selon l’intensité du mélange entre la masse d’eau salée et les 38 eaux douces, la relation est plus ou moins linéaire. Par exemple, des précipitations locales de compositions isotopiques différentes de la rivière principale alimentant le système, peuvent produire du bruit dans la relation de linéarité lorsque la stratification est forte. De plus, aux hautes latitudes, la fonte et la formation de glace de mer peuvent altérer jusqu’à même changer la relation linéaire (Strain et Tan, 1993). Le fractionnement isotopique étant très faible lors du changement de phase liquide-solide, la composition isotopique de la glace de mer est proche de l’eau de mer (Craig et Gordon, 1965 ; Melling et Moore, 1995). Comme la composition isotopique de la glace de mer est largement supérieure à celle des eaux météoriques des hautes latitudes, la relation -S permet de distinguer les apports de fonte de glace de mer des apports des eaux météoriques (ex. Bauch et al., 1995, Strain et Tan, 1993, Cox et al., 2010, Sutherland et al., 2009, Dodd et al., 2012). Dans la figure 2.6, une masse d’eau salée ayant été diluée avec des eaux météoriques et de la fonte de glace de mer sera dans la zone verte. A l’inverse, si la masse d’eau est mélangée avec des saumures expulsées lors de formation de glace de mer, elle se situera dans la zone jaune. L’apport de saumures lors de la formation de glace de mer peut mener à de fortes pentes et de faibles ordonnées à l’origine dans le graphique -S (droite orange dans la figure 2.6) (ex. Strain et Tan, 1993). Les masses d’eaux purement affectées par la formation et la fonte de glace de mer évoluent le long de la double flèche violette.
Cas où E > M
Dans les régions subtropicales où l’évaporation excède les apports météoriques, la relation δ-S est fortement affectée par les processus évaporatifs et plus spécifiquement par la composition isotopique du flux évaporatif. De manière simplifiée, l’eau océanique de surface (SWi) qui subit une évaporation dont la composition isotopique du flux évaporatif est δe, voit sa composition isotopique évoluer le long de la droite formée par (SWi – δe) dans le graphique δ-S (voir figure 2.7). Ainsi dans les régions où E>P, l’ordonnée à l’origine n’indique pas la composition isotopique de l’eau douce alimentant la masse d’eau, mais elle représente un 39 intermédiaire entre la composition isotopique du flux évaporatif et celle de la source de dilution. Plus le rapport E/P est fort, plus l’ordonnée à l’origine est proche de la valeur du δe. Figure 2.7 : Evolution de la relation δ-S lors de l’évaporation d’une eau initiale de composition isotopique SWi et où la composition isotopique du flux évaporatif est égale à δe. Dans la nature, δe évolue spatialement et temporellement. L’évaporation dans un environnement très sec (δe plus faible) mène à une eau de mer résiduelle plus riche en isotopes lourds que si l’évaporation a lieu dans un environnement humide (δe plus élevé). Dans l’océan ouvert, l’influence de l’évaporation sur la relation δ-S n’est pas des plus directes puisque l’évaporation en journée affecte généralement les premiers centimètres de la surface et que cette couche superficielle se mélange ensuite chaque nuit avec l’eau de la couche de mélange nocturne de plusieurs mètres. Les systèmes fermés ou semi-fermés tels que les lacs ou la Méditerranée constituent des cas plus simples pour étudier l’impact de l’évaporation sur la relation δ-S (plus faible taux de renouvellement, plus fort effet réservoir). Cette partie a brièvement résumé les principaux processus affectant la relation -S à la surface des océans. Ces travaux de thèse ont permis d’explorer la variabilité de cette relation dans deux régions hydrologiquement différentes de l’Atlantique Nord : (1) le gyre subtropical, où l’évaporation excède les précipitations (Chapitre 4) et (2) le gyre subpolaire où la dilution avec les eaux météoriques arctiques est importante (Chapitre 5).
Chapitre I : Introduction Générale |