Les isotopes du fer dans l’eau de mer
Notions élémentaires d’isotopie
Lorsqu’on est en présence d’un processus (physique, chimique ou biologique) qui transfert du fer entre 2 réservoirs (ou entre 2 phases ou espèces chimiques), il peut arriver que l’un des 2 réservoirs se retrouve enrichi en un isotope i par rapport à l’autre réservoir. C’est ce que l’on appelle le fractionnement isotopique. On définit le facteur de fractionnement isotopique BA entre les réservoirs A et B comme indiqué par l’équation (1.2a) pour le rapport 56Fe/54Fe. On utilise aussi la notation Fe BA 56 qui est la différence des Fe 56 des réservoirs A et B et qui dépend directement de BA (équations 1.2b et 1.3). Ainsi si BA =1.001, A et B sont fractionnés de 1‰. B A BA FeFe FeFe 5456 5456 / / et Fe BA A FeFe B 56 56 56 équations (1.2a et 1.2b) Fe BA BA ln10 56 3 ou ) 1000 exp( 56 BA BA Fe équations (1.3a et 1.3b) Pour les éléments ayant au moins 3 isotopes, on peut exprimer le fractionnement à partir de différents rapports, donc obtenir différents facteurs de fractionnement, par ex. ki BA / et kj BA / . Dans de nombreux cas, il existe une relation entre l’intensité du fractionnement entre 2 isotopes et la différence de masse entre ces 2 isotopes, on parle de fractionnement dépendant de la masse. Les relations qui lient l’intensité des fractionnements aux écarts de masses sont appelées loi de fractionnements isotopiques dépendant de la masse. Elles sont de type linéaire, puissance ou exponentielle. Le plus couramment, c’est la loi exponentielle qui décrit le plus fidèlement les fractionnements observés. Elle est exprimée à l’équation 1.4 pour le rapport 56/54. f A B M M Fe Fe Fe Fe )54( )56( 54 56 54 56 équation (1.4) où M(i) est la masse molaire de l’isotopes i et X Fe Fe 54 56 est le rapport dans le réservoir X. f est le coefficient indépendant de la masse pour la loi exponentielle du fractionnement de la masse. Tous les fractionnements isotopiques qui ont été mis en évidence pour le fer seraient dépendants de la masse (par conséquent nous n’aborderons pas les fractionnements isotopiques indépendants de la masse dans cette thèse). BA peut refléter soit i) un fractionnement dit thermodynamique ou à l’équilibre, soit ii) un fractionnement cinétique.
Fractionnement à l’équilibre
L’effet isotopique thermodynamique ou à l’équilibre, entre des molécules (avec un élément commun) ou entre des phases présentes à l’équilibre, peut être décrit comme une réaction d’échange (équation 1.5). Appliqué à l’équilibre d’oxydo-réduction du fer, qui caractérise l’échange d’un électron entre les phases Fe(II) et Fe(III), on a l’équation 1.5. Le sens 1 correspond à l’oxydation du 54Fe du réservoir A et la réduction du 56Fe de réservoir B alors que le sens 2 correspond aux réactions inverses. On peut alors exprimer la constante d’équilibre Keq (équations 1.6 et 1.7), comme le rapport des Km . Les Km sont les constantes à l’équilibre de chacune des espèces IIIFe )( m et IIFe )( m et peuvent s’écrire comme le rapport des 1 km et 2 km . 1 km et 2 km sont les constantes cinétiques respectives des réactions 1 et 2, définies chacune comme la dérivée temporelle des concentrations des produits (ou des réactifs). Elles sont dépendantes de la température notamment. Le facteur de fractionnement isotopique (équilibre) eq est défini par la constante Keq de cette réaction d’échange (équation 1.7) où n est le nombre d’atomes échangés. L’effet isotopique à l’équilibre est donc dépendant de la température (T) ; plus la température est élevée et moins l’amplitude de l’effet isotopique à l’équilibre est grand. D’après Schauble et al. (2004), l’amplitude du fractionnement isotopique à l’équilibre dépend de propriétés telles que : i) l’importance du degré d’oxydation de l’élément, ii) les liaisons faisant intervenir des éléments de forte électronégativité, iii) les liaisons fortement covalentes d’éléments de même électronégativité, iv) certaines configurations électroniques pour les éléments de transition, v) un faible degré de coordination. Globalement, les isotopes lourds d’un élément ont tendance à se concentrer dans les substances avec lesquelles l’élément forme les liaisons chimiques les plus fortes.
Fractionnement cinétique
Lorsqu’une réaction chimique ne présente pas de réaction inverse significative (trop lente par exemple), c’est-à-dire qu’on peut considérer que la réaction est unidirectionnelle, alors on s’intéresse au fractionnement cinétique. Toute réaction chimique s’effectue avec une vitesse différente (caractérisée par la constante cinétique k ) suivant l’isotope considéré. La relation entre la masse de l’isotope et l’énergie de la liaison chimique implique que les isotopes les plus légers sont transférés plus rapidement que les lourds vers les produits. Dès lors, un fractionnement cinétique dépendant de la masse impliquera des faibles valeurs de deltas dans les produits. Dans la configuration où on a production de B à partir de A ( BA ), alors on défini ci comme à l’équation 1.2a. Les effets isotopiques cinétiques sont généralement plus importants que les effets isotopiques d’équilibre. Ceci s’explique par le fait que le processus d’équilibre correspond à deux processus de direction opposée qui se compensent. De la même façon que les effets d’équilibre, ils diminuent avec l’augmentation de la température. En réalité, le fractionnement isotopique peut être intermédiaire entre un fractionnement à l’équilibre ou cinétique.
Modèles de fractionnement
Dans certains cas, l’avancement de la réaction, ou mécanisme qui engendre le fractionnement, va modifier les Fe 56 des réservoirs A et B. Il est alors nécessaire de modéliser le système pour caractériser le fractionnement (déterminer son BA ) et prévoir l’évolution des compositions isotopiques (ou CI) de chacun des réservoirs. Deux modèles sont communément utilisés : le système fermé à l’équilibre et la distillation de rayleigh. La figure 1.14 compare ces deux modèles de fractionnement isotopiques dans le cas d’une phase A qui réagit pour former une phase B avec un coefficient de fractionnement à l’équilibre BA =1,0015‰. Cette figure montre comment évolue la composition isotopique d’un élément E dans le réactif et le produit lors de la réaction. On décrit l’avancement de la réaction par le paramètre f, qui représente la fraction du réactif A restant à un moment donné. Figure 1.14 : Modèle de fractionnement isotopique dans un système clos à l’équilibre et par distillation de Rayleigh.
Système fermé à l’équilibre
Dans le cas d’un système clos dans lequel les espèces A et B sont en perpétuel équilibre (lignes en noir), la composition isotopique des phases A et B évolue de telle sorte que la composition isotopique du système A+B est constante au cours du temps. En fin de réaction, la phase B formée a la même composition isotopique que la phase A initiale. A tout moment, on a Fe BA A FeFe B 56 56 56 , Fe BA 56 étant constant au cours de la réaction. L’expression de la CI de A est indiquée à l’équation 1.8. Ce modèle est cohérent avec l’évolution de la composition isotopique d’un système dans lequel la réaction est complète, quelque soit la valeur du coefficient de fractionnement isotopique. A SYS FefFeFe AB 56 56 56 )1( équation (1.8) Dans de nombreux cas, on ne peut pas modéliser l’évolution des CI avec le modèle du système clos à l’équilibre, par exemple quand les deux phases ne sont pas à l’équilibre isotopique ou que le système est ouvert. Dans ce cas, on utilise le modèle de distillation de Rayleigh.
Les isotopes du Fer dans l’océan
Distillation de Rayleigh
Le modèle de distillation de Rayleigh est utilisé pour décrire les systèmes dont le produit (réservoir B) est isotopiquement isolé du réactif (réservoir A) immédiatement après formation. C’est le cas dans les systèmes ouverts et pour les mécanismes considérés unidirectionnels ( BA ), i.e. dont la réaction de A vers B est très favorisée (parce qu’elle est plus rapide ou favorisée par un ajout d’une grande quantité de A par exemple). Le mécanisme de précipitation à partir de l’élément dissous illustre bien ce processus. On peut alors exprimer la CI du réservoir B de deux manières différentes : i) en s’intéressant au produit B instantané (ou Binst, représenté en tirets gris sur la figure 1.14) qui correspond au produit formé dans un intervalle de temps infiniment court au moment t (difficilement mesurable), ou ii) en considérant le produit accumulé, c’est à dire le réservoir total de B formé depuis le début du mécanisme (ou Btot, représenté en trait plein gris). Le Btot est hétérogène. Pour caractériser Btot, le système doit être fermé. Alors que ΔB-A est constant au cours du mécanisme (écart entre la CI de A et Binst ; équation 1.9b), le ΔBtot-A représenté à la figure 1.14 varie d’autant plus fortement que le mécanisme est avancé. Les fractionnements associés à la distillation de Rayleigh donnent lieu à de fortes variations de compositions isotopiques aussi bien dans la phase A que dans la phase B. AB est tel qu’indiqué à l’équation 1.9. L’évolution de chacun des réservoirs A, Binst et Btot est exprimé aux équations 1.10, 1.11 et 1.12 respectivement sont les compositions isotopiques respectives dans le produit Binst, Btot et le réactif A à f donné. f 1 représente l’état initial du système. Ce modèle est souvent utilisé pour caractériser le fractionnement associé à un processus ( AB ou ΔB-A).
Les isotopes du fer sur Terre
Grâce aux progrès de la spectrométrie de masse à source à plasma (ICPMS) et en particulier à l’avènement des ICPMS à multi-collection (MC-ICPMS) sur le marché il y a ~10 ans, la précision des mesures de CI du fer a connu des améliorations considérables (Belshaw et al., 2000), permettant de résoudre les variations de compositions isotopiques naturelles jusqu’alors indétectables (Bullen and McMahon, 1998 ; Beard et Johnson, 1999). Les variations naturelles observées sur Terre ont une amplitude de 5‰ environ (Beard et Johnson, 2004 ; Severmann et al. 2010). Chapitre 1 : Introduction 46 La compilation d’une centaine de mesures de diverses roches ignées (roches basaltiques, roches ultra-maphiques et roches ignées continentales) a montré une gamme de variation très étroite : 0.09±0.1‰ (2σ) relativement à l’IRMM (figure 1.15 ; Beard et al., 2003a). Ainsi les roches ignées (issues de processus hautes températures) constitueraient un réservoir homogène de référence pour l’étude du cycle biogéochimique du Fe. Combinées aux roches sédimentaires détritiques, dont le taux en matière organique est faible et qui ont été peu affectées par la diagenèse (comprenant : des argiles, loess, des sédiments marins modernes et de la matières en suspension de rivières ; figure 1.16 ; Beard et al., 2003b), on obtient la composition isotopique moyenne de la croûte continentale : 0.07±0.02‰ (Beard et Johnson, 2006 ; Poitrasson, 2006). 0.00 0.10 0.20 0.00 0.01 0.20 0.30 -0.10 δ56Fe (‰) δ57Fe (‰) Figure 1.15 : δ57Fe versus δ56Fe de roches ignées (Beard et al., 2003a). Ces δ sont relatifs à l’IRMM. En contraste avec ce réservoir crustal homogène, les produits du cycle biogéochimique du fer ou de la précipitation de minéraux à basse température ont montré des variations beaucoup plus importantes (figure 1.16 ; Beard et al., 2003b). Parmi les premiers réservoirs fractionnés identifiés, on distingue les croûtes de ferromanganèse, les BIF, les argiles riches en carbone organique (« black shales ») et les fluides hydrothermaux (figure 1.16). Les formations de fer rubané (ou BIF pour « banded iron formations ») présentent des CI de Fe qui couvrent toute l’amplitude des variations observées sur Terre : de -2.5 à +1.2 ‰ (Beard et Johnson, 1999 ; Johnson et al., 2003 ; Beard et al., 2003a ; Johnson et al., 2008). Déposés au fond des océans entre -3.8 et -0.6 Ga par précipitation du Fe réduit présent dans l’océan, ils refléteraient le cycle biogéochimique du Fe avant et après oxygénation du système Terre, témoignant du taux d’oxygénation de l’atmosphère durant l’Archéen et le Protérozoïque (Holland, 1984). Il a alors été suggéré d’utiliser les isotopes du Fe comme traceur de la vie (terrestre et extra-terrestre) dans les environnement anciens et modernes ; Beard et al. (1999) parlent de biosignature. Très vite, des études ont montré l’existence de processus abiotiques en système aqueux pouvant générer un tel fractionnement par rapport à la valeur crustale (e.g., Anbar et al., 2000 ; Bullen et al., 2001 ; Roe et al., 2003 ; Welch et al., 2003 ; Brantley et al., 2004), les fractionnements les plus spectaculaires étant ceux faisant intervenir une réaction redox. De nombreux articles de synthèse tentent de clarifier les processus qui fractionnent les isotopes du Fer dans la nature, mais ces phénomènes sont encore très mal compris (e.g. Anbar, 2004 ; Beard et Johnson, 2004 ; Dauphas et Rouxel, 2006).
CHAPITRE 1 :INTRODUCTION |