Les intentions du dessinateur

Qu’est-ce que l’évaluation artistique d’une image ? Que fait-on précisément lorsqu’on évalue une image en tant qu’œuvre d’art ? Pour répondre à ces questions, il est impératif de distinguer les problèmes liés à l’évaluation des images de ceux qui concernent l’évaluation des œuvres d’art.

Si on évalue le dessin de Giacometti de la figure 1 en fonction de son poids, de sa capacité à équilibrer une table bancale ou du fait qu’il nous rappelle une anecdote relative à la vie de Giacometti, on n’évalue pas ce dessin en tant qu’image. On évalue plutôt un objet ayant un certain poids, une calle, ou un objet ayant certaines propriétés mnésiques. Le point commun à ces trois évaluations est qu’elles se fondent sur des qualités non visibles. Or, il semble qu’une évaluation qui fait appel à des propriétés impossibles à voir en regardant une image n’est pas une évaluation de cette image en tant qu’image. En d’autres termes, il semble que les évaluations des images en tant qu’images soient circonscrites par ce que nous appellerons la «thèse expérientielle » :

Evaluer une image en tant qu’image c’est évaluer seulement ce qu’il est possible de voir en la regardant.

Cette thèse est assez intuitive et elle bénéficie, de plus, d’un riche support philosophique (Beardsley, 1958; Lopes, 2005a; Wollheim, 1987). Parallèlement à cette première thèse, la philosophie de l’art a fréquemment recours à la « thèse intentionnelle » :

L’évaluation d’une œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art est nécessairement fondée sur les intentions (réelles ou supposées) de l’artiste.

Autrement dit, quand on évalue une œuvre d’art, on évalue le résultat d’un certain processus intentionnel (Danto, 1981; Wollheim, 1987). Une évaluation qui serait déconnectée de toute référence aux intentions de l’artiste ne saurait être une évaluation de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art. Ainsi, dire qu’on apprécie le dessin de Giacometti  car le visage représenté a l’air sympathique ne constitue pas une évaluation artistique. Il faudrait au minimum dire ou sous-entendre qu’on est sensible aux efforts de Giacometti pour représenter un visage sympathique (peu importe par ailleurs qu’on ait raison ou tort quant aux motivations véritables de l’artiste). Pour qu’une évaluation retenant cette caractéristique entre réellement dans la catégorie des évaluations spécifiquement artistiques il faut peut-être que d’autres conditions soient réunies. Il semble néanmoins que la thèse intentionnelle fournit une condition nécessaire minimum. Bien qu’elle soit moins intuitive que la précédente, nous verrons qu’il existe un certain nombre d’arguments qui permettent d’établir sa justesse descriptive.

Le problème qui va nous occuper tout au long de ce travail est le suivant : les thèses expérientielle et intentionnelle semblent à première vue incompatibles. Comment, en effet, percevoir dans une image les intentions de son auteur ? Si l’évaluation d’une image ne doit faire appel qu’à ce qu’il est possible de voir en la regardant (thèse expérientielle), et si celle d’une œuvre d’art doit se fonder sur les intentions de l’artiste (thèse intentionnelle), il semble que nous n’avons plus qu’à conclure à l’impossibilité d’évaluer les images comme des œuvres d’art, ce que contredisent des milliers d’expériences quotidiennes. La philosophie de l’art se trouve donc devant un paradoxe. Faut-il alors contester la thèse expérientielle (Davies, 2004) ? La thèse intentionnelle (Wimsatt & Beardsley, 1988) ? Une autre possibilité consiste à essayer de montrer que le deux thèses sont en réalité compatibles (Hopkins, 2006; Maynard, 2005; Walton, 1987; Wollheim, 1987). C’est cette troisième voie que nous explorerons ici.

L’intérêt que nous porterons à cette solution est nourri par un pari méthodologique ; nous pensons que son développement permet de jeter un pont entre la philosophie analytique de l’art et les sciences cognitives.

En effet, pour résoudre le paradoxe tout en conservant les deux thèses, la façon de faire classique consiste à dire que les propriétés des images peuvent être vues comme le résultat des intentions de l’artiste. Il devient alors possible de dire, sans verser dans le paradoxe, que l’évaluation artistique d’une image se fonde sur les intentions de l’artiste tout en n’utilisant que ce qu’il est possible de voir en la regardant. Approfondir cette solution appelle une forme de collaboration entre la philosophie analytique de l’art et les sciences cognitives. Il revient à la philosophie analytique de l’art de clarifier les thèses intentionnelle et expérientielle, de montrer qu’elles sont toutes deux valides et de s’assurer que la solution ci-dessus permet bien de les réconcilier. Ensuite, il faut encore vérifier que la solution est plausible du point de vue de l’étude des phénomènes psychologiques. Autrement dit, il faut être en mesure de fournir des éléments explicatifs concernant les mécanismes qui permettent de percevoir les propriétés d’une image comme le résultat des actions d’un agent. Cette seconde tâche semble plutôt relever de la compétence des sciences cognitives.

La perspective de faire collaborer philosophie analytique de l’art et sciences cognitives appelle quelques précautions introductives, pour parer au scepticisme qu’un tel projet peut susciter. Le sceptique pourrait par exemple affirmer que ces deux disciplines ne peuvent pas interagir, ou encore dire que même si on réussissait à les faire se rencontrer, il n’en ressortirait rien de vraiment utile. Aussi, avant d’examiner la compatibilité entre les thèses expérientielle et intentionnelle, il convient de discuter ces positions sceptiques afin de nous assurer que notre projet n’est pas d’emblée condamné. Dans ce but, commençons par rappeler dans leurs grandes lignes les rôles respectifs de la philosophie analytique et de la recherche empirique.

La philosophie analytique est la discipline qui s’intéresse aux concepts. Plus précisément, elle se sert des outils de la logique pour analyser les structures conceptuelles que nous employons pour penser aux choses, en parler et interagir avec elles. Toute pensée qui utilise des concepts complexes peut donc potentiellement être un objet d’étude pour la philosophie analytique.

Ainsi, il existe une philosophie analytique de la morale, de la sociologie, de la biologie, du droit, de l’art, de l’esprit, etc. La philosophie analytique se caractérise donc simplement par le fait qu’elle analyse des concepts en utilisant les outils de la logique (Carroll, 1999).

En cela, la philosophie analytique est à distinguer clairement de la science. Si la première s’intéresse à la façon dont nous parlons des choses et dont nous nous les représentons en pensée, la seconde se préoccupe des choses elles-mêmes. Toutefois, pour étudier les choses, nous avons nécessairement besoin de nous les représenter en pensée et on considère généralement qu’il existe une certaine correspondance entre les choses et la façon dont on y pense. On peut donc s’attendre à rencontrer des interactions entre science et philosophie analytique autour des concepts qui désignent des entités étudiées par une discipline scientifique et qui sont également analysés par une branche de la philosophie analytique. La possibilité de telles interactions semble confirmée par le fait qu’il arrive de voir une même personne partager son temps entre une discipline scientifique et l’analyse philosophique des concepts que celle-ci emploie. Lorsqu’un biologiste ressent le besoin de suspendre temporairement l’étude expérimentale d’un gène pour se demander ce qu’il entend exactement par le concept de « gène », s’il a raison de l’employer comme il l’emploie et si ses collègues l’emploient de la même façon que lui, il passe de la biologie à la philosophie analytique de la biologie. De la même manière, il n’est pas rare qu’un philosophe de l’esprit se mette à faire des expériences de sciences cognitives, ou qu’un expérimentateur écrive des articles purement dédiés à la clarification conceptuelle. C’est que certains objets des sciences cognitives sont désignés par des concepts qui intéressent traditionnellement les philosophes de l’esprit, tels que ceux de représentation, de vision, d’expérience ou encore d’intention.

Bien sûr, les interactions entre philosophie analytique et science n’ont rien de nécessaire, et ce même pour des concepts communs aux deux disciplines. Un scientifique peut tout à fait utiliser les concepts sans jamais s’interroger sur la structure de l’édifice conceptuel de sa discipline. Inversement, un philosophe peut s’occuper d’un édifice conceptuel sans s’intéresser aux résultats empiriques qui touchent les entités désignées par les concepts qu’il analyse. Plus spécifiquement, une discipline scientifique peut faire des prédictions empiriques sans que celles-ci ne découlent d’une analyse logique de ses concepts et sans que les résultats obtenus participent à la cohérence de son édifice conceptuel ; dans ce cas, les résultats sont pertinents pour la discipline scientifique, mais pas directement pour sa philosophie. Inversement, un philosophe peut proposer de redéfinir des concepts, d’en réduire certains à d’autres ou au contraire d’en créer, sans que ce travail de redéfinition n’ait une quelconque implication sur la façon dont les scientifiques conçoivent la structure naturelle de leur objet d’étude. Dans ce cas, l’opération est pertinente pour la philosophie de la discipline mais pas directement pour la discipline elle-même. Il y a généralement interaction entre une discipline scientifique et sa philosophie quand le scientifique désire avoir une connaissance réflexive de la structure de l’édifice conceptuel auquel il emprunte des concepts, ainsi que de la façon dont cet édifice se connecte à ceux employés par d’autres disciplines (ou à celui employé par la pensée de tous les jours). Inversement, l’interaction peut se produire si le philosophe souhaite apporter une caution scientifique à son travail en mesurant la proportion dans laquelle l’édifice conceptuel qu’il analyse peut-être compatible avec des données empiriques. Plus trivialement, faire des découvertes empiriques informe sur la manière dont on pense aux choses (ou dont on devrait y penser). Inversement, clarifier la façon dont on pense aux choses peut aider à les étudier plus efficacement.

Les interactions dont nous venons de parler sont celles qui touchent une discipline scientifique et sa propre philosophie (ou une branche de la philosophie qui s’intéresse à des concepts employés par la discipline scientifique, comme dans le cas de la philosophie de l’esprit et des sciences cognitives). La question que nous nous posons ici est sensiblement différente puisque nous ne nous intéressons pas aux possibles interactions entre la philosophie de l’esprit et les sciences cognitives, ni à celles qui peuvent exister entre la philosophie analytique de l’art et la pratique artistique, mais bien aux relations entre la philosophie analytique de l’art et les sciences cognitives. Or, contrairement à l’édifice conceptuel auquel s’intéresse la philosophie de l’esprit, celui de la philosophie analytique de l’art ne possède a priori pas de point de superposition avec celui construit par les sciences cognitives. La philosophie analytique de l’art s’intéresse à la façon dont nous employons différents concepts liés à celui d’œuvre d’art, tandis que les sciences cognitives utilisent leurs concepts pour étudier le fonctionnement naturel du cerveau. Les deux tâches étant très différentes, on peut douter de la possibilité de collaboration entre ces disciplines.

Table des matières

INTRODUCTION
1. Objectif et méthode
2. Philosophie analytique et sciences cognitives, pensée et monde physique
3. Objectifs et méthodes de la philosophie analytique
4. Objectifs et méthodes de la philosophie analytique de l’art
5. Les niveaux de complexité
6. Structure de la thèse
LE CONCEPT D’ŒUVRE D’ART
1. Qu’attend-on d’une caractérisation du concept d’œuvre d’art ?
2. Les caractérisations traditionnelles du concept d’œuvre d’art : le fonctionnalisme
3. De la prescription à la description : la ressemblance de famille
4. Le contextualisme
4.1. La transfiguration du banal
4.2. La théorie institutionnelle
4.3. La théorie historico-intentionnelle
5. Conclusion
EVALUER LES IMAGES COMME DES ŒUVRES D’ART
1. La thèse intentionnelle
2. La thèse expérientielle
3. L’évaluation des images
4. Les propriétés intentionnelles des images
5. Conclusion
LA PERCEPTION DES PROPRIETES REPRESENTATIONNELLES DES IMAGES
1. Qu’attend-on d’une théorie de la représentation picturale ?
2. Les théories de la représentation picturale
3. Le paradigme modulaire de la perception
4. Les règles de représentation
5. Conclusion
LA PERCEPTION DES PROPRIETES INTENTIONNELLES DES IMAGES : LA THEORIE TOP-DOWN
1. L’évaluation artistique des images : de la description vers l’explication
2. La théorie top-down
2.1. Le principe général de la théorie top-down
2.2. Les deux versions de la théorie top-down
2.3. Reconnaissance en mode standard et reconnaissance en mode expert
3. Faiblesses de la théorie top-down
3.1. La « Twofoldness » de l’expérience des images
3.2. Expertise perceptive et propriétés intentionnelles
3.3. Le cas du style et des influences
4. Conclusion
LA PRATIQUE DU DESSIN
1. Introduction
2. Perception et action
2.1 Le modèle sériel
2.2. Le modèle en dérivation
3. La planification de l’action
4. Les deux théories de la pratique du dessin
5. Problèmes pour la théorie de l’innocence du regard
5.1. Perception des dessins et ressemblance objective
5.2. Les styles et les influences, l’apprentissage académique, les domaines de
prédilection et les différents types de dessin
5.3. Les contraintes sur une théorie psychologique de l’apprentissage du dessin
6. Une théorie de l’erreur
7. Qu’est-ce que le résultat d’une action dans la théorie du code-commun ?
7.1. Le travail empirique dans la théorie du code-commun
7.2. Qu’est-ce que le résultat d’une action dans le dessin ?
8. Apprentissage du dessin et distalisation du résultat de l’action : la théorie visuomotrice
des schémas graphiques
8.1. Les schémas graphiques atomiques (SGA)
8.2. Les schémas graphiques moléculaires (SGM)
8.3. La transformation des SGMs en SGAs
8.4. L’origine des SGMs
9. Discussion de la théorie visuomotrice des schémas graphiques
9.1. Les six contraintes
9.2. Perspectives empiriques
10. Conclusion
LA PERCEPTION MOTRICE DES PROPRIETES INTENTIONNELLES DES IMAGES
1. Introduction
1. La perception motrice du dessin
3. Les représentations de la perception motrice
4. Perception motrice et expérience
4.1. Organiser l’information visuelle de façon cohérente par rapport à l’action
4.2. Perception motrice, intentions en action et intentions préalables
4.3. Perception motrice et expérience motrice
5. Généralisation à d’autres types d’images
5.1. Les conditions de la perception motrice
5.2. Différentes voies d’accès aux propriétés intentionnelles pour différents types d’images
6. Perception motrice et twofoldness
7. Perception motrice et expertise perceptive
8. Tester l’hypothèse de la perception motrice
9. La perception motrice dans l’évaluation des œuvres d’art : trois objections
9.1. Différents types d’évaluations pour différents types d’images
9.2. La perception motrice et les intentions préalables de l’artiste
9.3. Perception motrice et propriétés représentationnelles
10. Conclusion
CONCLUSION

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