Les influences du cinéma novo
Analyser les influences du cinéma novo n’est pas une tâche facile, tellement elles sont nombreuses, diverses et même hétéroclites par moments. Nous n’allons pas essayer ici de répertorier toutes les supposées influences désignées par les réalisateurs eux-mêmes et la critique spécialisée. En raison de l’ampleur du travail et de son caractère plus impressionniste que scientifique, une grande partie des influences directement esthétiques, qui sont aussi nombreuses que subjectives, seront laissées de côté à dessein et pourront, peut-être, faire partir d’un autre travail. Ici elles ne seront commentées que sous l’angle de leurs convergences avec les quelques influences théoriques ou esthétiques qui seront analysées. Nous éviterons, aussi souvent que possible, d’analyser les influences individuelles des réalisateurs pour nous restreindre à celles d’ordre plus générale qui auraient marqué ou influencé tout ou une grande partie du groupe ou un moment particulier du groupe.
Le modernisme
La principale influence interne, nationale, du cinéma novo vient, sans aucun doute, du Modernisme, en tant que philosophie du mouvement, mais aussi en tant qu’esthétique, influence de la littérature des romans régionalistes des années 1930. D’après le philosophe brésilien Roland Corbisier, « jusqu’à 1922, c’est-à-dire, jusqu’à la semaine d’art moderne, il n’y a pas histoire stricto sensu, mais pré-histoire du Brésil679». Non pas parce qu’aucun art, qu’aucune science n’étaient authentiques avant cet événement, comme l’affirme Corbisier, mais en raison de la conscience historique et sociale du Brésil que le mouvement a apporté. Même si l’affirmation du philosophe semble assez exagérée, il est vrai que le mouvement est à la base d’un renouvellement jamais égalé de la culture brésilienne et de plusieurs mouvements culturels qui sont nées depuis, tels le Concrétisme et le Tropicalisme et jusqu’au cinéma novo qui se sont mis en quête d’une authenticité nationale et ont permis une redécouverte du Brésil680 . D’abord avec le mouvement Pau Brasil (1924-1925), puis avec le Manifeste Antropophage (1928), car le mouvement selon Mário de Andrade, l’un des grands représentants et organisateurs de la Semaine de 1922, « fut essentiellement un préparateur ; le créateur d’un état d’esprit révolutionnaire et d’un sentiment d’éclatement681». Et tout cela sans jamais tourner les dos aux importantes conquêtes de l’art occidental. Au lieu de prôner un isolement qui serait inévitablement préjudiciable au développement de l’art dans un pays encore en construction, les modernistes ont préféré garder le Brésil en contact avec ce qui se faisait de meilleur en Europe. Le modernisme fut, comme nous le suggère Mário de Andrade dans la citation ci-dessus, un point de départ vers une nouvelle culture, plus inventive et surtout plus brésilienne, mais projetée vers l’avenir, ce qui permet à Renato Ortiz d’inférer que le modernisme au Brésil est une histoire hors de lieu parce qu’elle se fait sans modernité682, comme un projet en devenir qui ne se réaliserait qu’a posteriori. Il est toutefois important de noter que le mouvement a été le responsable, surtout à partir de la publication du manifeste Poésie Pau-Brasil en 1924, de la découverte de la culture populaire et de la tentative de l’associer à la culture érudite. Avec cette valorisation du populaire, qui servait de présentation du Brésil aux brésiliens, les modernistes ressuscitaient, de manière plus globale et sociologique que le romantisme brésilien, la question sur la quête d’une identité nationale basée sur la culture populaire. Si nous considérons que l’Indianisme était très européanisé, très rousseauiste, c’était la première fois que le populaire était considéré comme paradigme identitaire d’une possible brésilité. Une autre, et peut-être la principale, préoccupation du mouvement moderniste, surtout dans sa deuxième phase, fut l’expérimentation formelle à travers l’infatigable recherche d’une nouvelle langue, d’un nouveau langage autonome et national. Même si le groupe n’a jamais constitué une totalité organique, avec une esthétique commune, leur envie de rénovation, de recherche permanente, les a toujours rassemblés. C’est d’ailleurs l’un des trois principes que le mouvement aurait légués aux générations futures si l’on en croit Mário de Andrade. Dans son article très critique – écrit lors du vingtième anniversaire de la Semaine de 22, où il affirme que malgré l’envie de construire de la part de quelques-uns des participants, le mouvement avait été plutôt destructeur – il soutient que les trois grands principes légués par les modernistes furent « le droit permanent à la recherche esthétique ; l’actualisation de l’intelligence artistique brésilienne ; et la stabilisation d’une conscience créatrice nationale ».
Le roman régionaliste des années 1930
Cette réconciliation du Modernisme avec le social à partir de la littérature régionaliste et réaliste des années 1930, considérée justement comme son bras idéologique, est le point de départ des membres du cinéma novo. C’est Nelson Pereira dos Santos qui affirme l’origine littéraire des cinémanovistes et explique les raisons du choix de la littérature des années 1930 : « Une chose nous paraissait évidente : le cinéma existant n’exprimait pas notre réalité, il n’avait pas de représentativité culturelle. Pour qu’il en eût, il aurait fallu un cinéma qui fût comme notre littérature brésilienne des années 1930 – Graciliano [Ramos], José Lins do Rego, Jorge Amado, surtout, ceux-ci étaient nos papes. […] La littérature des années 30 avait donné une expression esthétique aux problèmes du peuple. Nous voulions faire la même chose avec le cinéma. Cela ne serait possible qu’à travers la création d’une forme d’expression propre, et non pas en utilisant une forme préexistante, comme le faisait la Vera Cruz687 ». Cette citation non seulement nous explique les raisons de l’option pour les romanciers des années 1930, mais nous démontre également tout le processus de légitimation intellectuelle du cinéma. Au contraire de certains cinéastes des chanchadas qui, en raison de la lourde critique, refoulaient leur sentiment d’appartenance à un cinéma populaire, les cinéastes du nouveau cinéma devraient en être fiers. Avant de poursuivre, résumons rapidement ce mouvement littéraire régionaliste qui a inauguré l’idée d’une littérature perçue quasiment comme une mission de la part des écrivains688 . Le roman qui a ouvert ou qui a été à l’origine du cycle fut celui écrit par José Américo de Almeida et publié en 1928 avec le titre A bagaceira689. Le roman raconte l’aventure d’une petite famille de paysans qui, expulsée de ses terres par la sécheresse, trouve du travail dans les moulins à sucre, où ils devront faire face à la violence du droit de cuissage, à l’amour interdit entre patrons et employés et assurer leur droit de vengeance. Le roman combat le système archaïque des grandes propriétés de terre qu’il considère comme l’un des responsables de la misère des paysans. Nous voyons que le roman posait le problème de la justice, qui au Brésil protégerait souvent le plus fort, de la lutte et de la séparation des classes qui empêchaient la mixité sociale. Ainsi, le roman montrait que, abandonnés à leur propre sort, il ne restait aux pauvres qu’à se faire justice avec leurs propres mains s’ils voulaient punir ou réparer une humiliation ou une violence infligées par ceux qui détenaient le pouvoir. Un auteur important de la période est le mémorialiste José Lins do Rego, dont le premier roman O menino de engenho (L’enfant de la plantation), publié en 1932, fut adapté au cinéma en 1965 par Walter Lima Júnior. Glauber Rocha, qui a recommandé cette adaptation à Walter, était un grand connaisseur de l’auteur. En décembre 1957, à l’âge de 16 ans, Rocha publie une longue et minutieuse analyse de l’œuvre de l’écrivain, décédé trois mois auparavant. Le jeune critique attribue à l’écrivain quelques qualités dont il s’approprierait quelques années plus tard pour son cinéma. Il y a un passage dans ce texte où nous lisons que l’œuvre de José Lins do Rego mélange « mémoire et imagination, la terre et l’homme dans la terre, la langue brésilienne dans sa meilleure dignité, la manière de dire sans intentions, en racontant lyriquement comme le meilleur et dernier raconteur d’histoires du nordeste…». Tout cela apparaît dans l’œuvre du réalisateur, qui rajoute la phrase « mémoire et imagination» à l’une des chansons qu’il a composées pour son film Deus e o diabo na terra do sol.