Les infections osseuses liées aux fractures

Critères diagnostiques

La précocité de la prise en charge dépend essentiellement de l’identification rapide des signes évocateurs d’infection du site opératoire chez les patients traumatisés. Si cette condition semble évidente, ce n’est pourtant qu’en 2018 qu’une premièredéfinition consensuelle sera proposée par un groupe de travail international (26).
Parmi 93 séries de FRI rapportées dans la littérature et reprises dans une revue récente, les paramètres utilisés pour le diagnostic des FRI étaient avant tout cliniques et radiologiques, dans 89 % et 78 % des cas, respectivement. La présence d’un écoulement de cicatrice et la douleur étaient les principaux éléments d’orientation diagnostique ; la fièvre n’était utile au diagnostic de l’infection que dans 5 % ; la protéine C-reactive (CRP) n’était contributive au diagnostic que dans 18 % des cas (21).
En pratique, la définition la plus récente des FRI a été mise à jour en 2020 et inclut notamment des critères anatomopathologiques et radiologiques (11). Un algorithme a été établi en intégrant les critères définis par le Fracture Related Infection Consensus Group (FRICG) (Figure 2).
Le FRICG a établi deux catégories de critères diagnostiques : les critères deconfirmation et les critères suggestifs du diagnostic. Chaque catégorie contient enoutre des paramètres pré- et post-opératoires.
Les critères de confirmation comprennent :
– la présence d’une fistule ou d’une désunion de cicatrice avec communication osseuse
– un écoulement purulent de la plaie ou la présence de pus pendant la chirurgie
– un critère biologique : direct (culture) et/ou indirect (histologie).
Les critères suggestifs associent la présence d’une rougeur locale, d’un gonflement ou d’une chaleur locale, de la fièvre (≥ 38,3 °C), d’un écoulement persistant, croissant ou d’apparition récente au niveau de la plaie, au-delà des premiers jours postopératoires.
Les marqueurs biologiques tels que la CRP, la vitesse de sédimentation (VS) et le nombre de leucocytes sont également mentionnés. Toutefois, ces paramètres aspécifiques sont largement influencés par les facteurs confondants contextuels liés au traumatisme et aux interventions chirurgicales contemporaines de l’infection. Une étude de 2006 réalisée sur 580 patients avec une fracture du fémur a mis en évidence une élévation de la CRP comprise entre 120 et 160 mg/L à 2 jours de la chirurgie (28). Une autre étude de 2008 sur un ensemble de fractures, montre que la CRP se normalise autour du 12ème jour post opératoire. La persistance ou une plus grande élévation de la CRP a été retenue dans cette étude comme un indice d’infection au seuil de 96 mg/L (sensitivité 92 %, spécificité 93 %) (29).
Enfin, une méta-analyse a été réalisée en 2018 rapportait à l’augmentation des leucocytes une sensibilité de 51,7 % et une spécificité de 67,1 %. On ne peut donc pas considérer ce paramètre comme déterminant en pratique clinique dans cette situation, le seuil de significativité étant dépendant de nombreux paramètres et ne pouvant être universellement établi en valeur absolue (30).

Classification

De nombreuses classifications des infections osseuses ont été proposées dans le passé. La classification de Cierny-Mader décrite pour les ostéomyélites infectieuses, longtemps la plus utilisée, notamment dans les descriptions de séries de cas, n’est pas pertinente du point de vue de la pratique clinique dans la mesure où elle n’a pas d’impact sur les modalités de prise en charge, se basant sur des paramètres physiopathologiques (24).
Aujourd’hui, les classifications utilisées pour les FRI reposent, comme celles des infections de prothèses articulaires, sur la chronologie de l’infection par rapport au traumatisme initial. Ce choix est la traduction des caractéristiques évolutives du processus infectieux et de la fracture en lien avec la formation du biofilm. Mais même sur ce point, les intervalles utilisés sont hétérogènes en fonction des séries, les rendant de fait difficilement comparables (21). De plus, l’utilisation de ces classifications ne repose sur aucune démonstration scientifique et sont donc relativement arbitraires.
La plupart du temps, sont distinguées trois catégories de FRI (3) :
– précoces (< 2 semaines) ;
– retardées (3-10 semaines) ;
– tardives (> 10 semaines).
L’infection précoce se traduit par des manifestations cliniques classiques du processus infectieux (fièvre, douleur, inflammation locale), un incident cicatriciel ou encore s’associe à des hématomes. La cicatrisation osseuse est habituellement au stade de “cal mou” (25) et la stabilité de la fracture n’est pas acquise.
Le principal signe clinique de l’infection tardive est le retard voir la non consolidation (pseudarthrose) parfois associé à des symptômes plus insidieux comme une douleur modérée, un discret gonflement ou un érythème localisé, parfois intermittent (31).
Les FRI tardives sont également caractérisées par la présence d’un biofilm mature ainsi que la formation de nouvel os autour de la périphérie de la zone infectée (apposition périostée) (25).
L’infection retardée représente une zone “grise“ entre les deux premières catégories, de définition plus équivoque. La cicatrisation osseuse est en cours avec un stade de “cal dur” (25) et les manifestations cliniques sont éminemment variables.
Cette classification influence directement les décisions thérapeutiques (cf infra), la stabilité de la fracture et la formation du biofilm étant centrales dans la stratégie de prise en charge (26).

Physiopathologie de l’infection osseuse : le biofilm

Le processus infectieux en orthopédie est compliqué par la formation d’un biofilm favorisée par la présence de matériel exogène.
En effet, le pathogène trouve à ce niveau un environnement favorable à son développement, de telle sorte que l’inoculum nécessaire à l’infection en devient moins important. Peu de temps après la mise en place du matériel, celui-ci est rapidement recouvert de protéines de la matrice extracellulaire de l’hôte qui est une cible privilégiée des adhésines bactériennes. En dehors de la présence de matériel, le biofilm peut aussi se développer au sein de tissus osseux nécrosés (32), mais l’inoculum nécessaire est alors plus important. Le risque de greffe bactérienne est également dépendant du pathogène impliqué, il est particulièrement important pour les staphylocoques, ce qui explique leur rôle majeur dans les infections osseuses sur matériel.
Du degré de maturité de ce biofilm dépendent les manifestations cliniques de l’infection. L’intensité des manifestations cliniques d’une infection ostéo-articulaire peut être liée au mode de croissance des pathogènes impliqués. La présence d’agents particulièrement virulents comme Staphylococcus aureus (33) ou de microorganismes en phase dite planctonique est associée à la formation d’un biofilm“immature” avec le maintien d’une croissance bactérienne forte, d’un métabolisme actif, d’une agression tissulaire et d’une inflammation responsable de signes cliniques locaux (écoulement purulent, rougeur, gonflement, chaleur locale) ou systémiques bruyants.

Facteurs de risque des FRI

La revue de Kortram et al. en 2017 a recensé l’ensemble des articles, de langueanglaise, de population suffisante et datant de moins de 30 ans, rapportant lamajeure partie des facteurs de risque d’infection décrits dans la littérature (4).
Notre étude se focalise sur les patients polytraumatisés atteints de fractures ouvertes, ces deux catégories de patients étant associées à un risque relatif significativement plus élevé de FRI de 1,49 (p=0,03) et 2,60 (p<0,001), respectivement.
Parmi les caractéristiques du patient, le sexe masculin (p = 0,004), l’âge, laconsommation de tabac (p=0,04) et le diabète (p=0,01) sont rapportés comme desfacteurs de risque de FRI. Le sexe masculin est également significativement associéaux FRI (p=0,038) (36) tout comme laconsommation de tabac (p = 0,003) (37).Cette significativité n’est cependant pas systématiquement dans toutes les études (38,39). Comme évoqué plus haut, la localisation au membre inférieur est associée à un plus grand risque infectieux (RR : [1,94 ; 5,14]) et la gravité de la fracture également (4,38,40) (Tableau 3).

Microbiologie

Dans une cohorte anglaise de 2013 à 2017, on retrouve sur l’ensemble des infections osseuses (prothèses et fractures) 33,2 % de S. aureus méticilline-sensible (SAMS), 4,3 % de Staphylococcus aureus méticilline-résistants (SARM), 6 % de Staphylocoque à coagulase négative (SCN), 23,3 % d’entérobactéries, 8,2 % de streptocoques, 6,5 % d’entérocoques (43).
Tableau 3. Facteurs de risque de FRI selon Kortram et al.
Les infections relatives aux fractures font apparaître les populations bactériennes suivantes : S. aureus (31 %), de nombreux SCN (14 – 40 %) et des Bacilles gram négatif (BGN) (27 – 33 %) (44,45).
Concernant les fractures ouvertes malgré la grande hétérogénéité des localisations, on retrouve également en grande proportion de S.aureus (37,5 – 47,4 %) et les
Entérobactéries (25 – 36,9 %), les germes anaérobies n’ont pas été étudiés spécifiquement dans ces études (46–48).

Traitement anti-infectieux

Traitement local

L’antibiothérapie peut d’une part être délivrée par voie locale (50), notamment lorsque la chirurgie initiale comporte la mise en place transitoire de ciment venant combler la perte de substance osseuse. Ce ciment peut en effet être imprégné d’antibiotiques au moment de sa préparation, la gentamicine et la vancomycine étant les molécules les plus fréquemment utilisées.
Certaines équipes ont recours à un traitement complémentaire des FRI par l’utilisation de la phagothérapie anti-infectieuse. Ainsi, l’essai clinique PHAGODAIR mené par le CHU de Lyon donne la possibilité d’administrer localement les phages dans le foyer d’ostéite au moment du DAIR, avec des résultats encourageants, mais qui nécessitent d’être confirmés par des études randomisées (51).

Traitement systémique

Ce traitement est impérativement débuté après la réalisation des prélèvements microbiologiques, en période peropératoire ou postopératoire immédiate, exception faite des rares cas de patients en état de sepsis ou de choc septique, pour lesquels l’accès au bloc opératoire ne doit pas retarder la première dose d’antibiotique.Le choix des molécules dépend de facteurs propres au patient : allergies,comorbidités et co-prescriptions, antécédents de colonisation ou d’infection àbactéries multi-résistantes, et propres à l’écologie microbienne de l’établissement. Habituellement, un traitement à large spectre anti-staphylococcique par glycopeptide ou daptomycine est associé à une bêta-lactamine pour les bactéries à Gram négatif.A l’HIA Sainte-Anne, le protocole de traitement probabiliste associe la vancomycineavec le céfépime.

Durée de traitement

Bien qu’il n’existe pas d’essai randomisé ayant validé la meilleure durée de traitement antibiotique, le consensus international de 2020 a proposé une stratégieantibiotique déterminée en fonction du programme chirurgical, rapportée dans la figure 3.
La durée de l’antibiothérapie est la plupart du temps égale à douze semaines. Cettedurée peut exceptionnellement être réduite à six semaines lorsque l’infection estprise en charge très précocement.
Il est possible, lorsque la repose de matériel s’effectue en deux temps opératoires distincts, de prévoir un intervalle libre de fenêtre antibiotique d’au moins deux semaines avant la repose chirurgicale, afin d’optimiser la qualité des prélèvements bactériologiques per-opératoires, sans qu’il n’existe de démonstration de supérioritéde cette attitude par rapport au maintien du traitement tout au long du programmechirurgical.

Antibiothérapie suppressive

En cas de rétention de matériel plus d’un mois après le début du processusinfectieux, l’éradication de l’infection est compromise en raison d’un biofilm mature empêchant la stérilisation du matériel. On parle alors d’antibiothérapie suppressive.Celle-ci peut être maintenue jusqu’au retrait du matériel ou bien à vie lorsque celui-ci n’est pas possible. Cette stratégie n’a pas pour objectif la guérison de l’infection mais la limitation des complications infectieuses notamment pendant la phase de consolidation.

Evolution et pronostic

La variabilité du taux d’échec de traitement des FRI, est soumise notamment aux critères diagnostiques et à la définition des échecs utilisés. Dans la littérature, on retrouve en moyenne un taux d’échec de 25 % (15 à 38 %)(21,56–59).
Parmi 3711 FRI, Bezstarosti et al. ont rapporté un taux de guérison complète (consolidation et stérilisation du foyer septique) dans 85 % des cas (IC95 : [82 ; 88]) après la première intervention chirurgicale. Une amputation était finalement nécessaire dans 3 % des cas (IC95 : [3 ; 5]) (21).
Parmi les caractéristiques des patients, l’âge, le sexe masculin ou le diabète ne sont pas associés aux récidives de FRI. Concernant l’IMC, les études divergent mais l’obésité (IMC > 30) semble retenue comme facteur de risque d’échec (56,57,59). Les patients fumeurs ont trois fois plus de risque de récidiver de leur infection (RR 3,1 ; IC95 : [1,8 ; 5,5]) dans l’étude multicentrique de McNally sur une population de 433 FRI, mais ces chiffres ne sontpas confirmés par d’autres études.
Une publication de 2019 retrouve les antécédents d’artériopathie périphériques comme étant associés à un échec thérapeutique en analyse multivariée (p<0,01) (60).
La contamination polymicrobienne a été évoquée comme facteur de risque dans deux études. Si celle de Lu et al. n’atteint pas la significativité (59), c’est le cas danscelle de Horton qui retrouve un OR significatif à 1,6 [1,0 ; 2,4] (56).
Au niveau de la prise en charge, la reprise chirurgicale impliquant le retrait d’implant a parfois été rapportée, de façon contre-intuitive, comme un facteur de risqued’infection (OR 1,87 ; IC [1,19 ; 2,93]) (56). Cette notion est largement discutée pard’autres auteurs. Lu et al. ont ainsi démontré dans une étude sur 102 FRI, que larétention d’implant était associée à un sur-risque d’échec de traitement (OR 2,82 ; IC95 : [1,59 ; 7,9%]) (59). Dans une cohorte prospective de 229 patients publiée en2019, Khuel et al. ont mis en évidence une augmentation des échecs du traitementdes FRI en cas de rétention d’implants à plus de dix semaines du traumatisme,introduisant une notion de temporalité associée à ce facteur de risque (60).
Les fractures ouvertes, en particulier de grade III dans la classification de GustiloAnderson sont plus fréquemment associés aux échecs de traitements des FRI que les autres fractures. Les taux varient entre 22,9 % et 36,8 % (56,59). Les facteurs de risque de récidives au sein des FRI des fractures ouvertes n’ont pas été étudiésspécifiquement.
Enfin, dans l’étude de Horton et al. sur un total de 451 patients, on retrouve lagravité clinique, générale du patient (OR 0,97 ; IC95 : [0,95 ; 0,99]) ainsi que leséjour en soins intensifs (OR 0,65 ; IC95 : [ 0,43 ; 1,00]) comme des facteurs protecteurs (56).

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