Les hommes et le bois en rivière
Problématique et hypothèses Procédant des études liées à l’influence de la végétation sur la forme des chenaux et les processus fluviaux (Hadley, 1961 ; Zimmerman et al., 1967 ; Heede, 1972 et 1977 ; Meehan et al., 1977), l’intérêt pour le bois en rivière a émergé dans les années 1970 dans la littérature internationale (Swanson et al., 1976 ; Swanson et Lienkaemper, 1978 ; Anderson et al., 1978 ; Keller et Swanson, 1979 ; Triska et Cromack, 1979) et dans les années 1990 en France (Piégay, 1993b et 1995 ; Maridet et al., 1996 ; Piégay et Gurnell, 1997 ; Thévenet, 1998 ; Piégay et al., 1998 et 1999 ; Thévenet et al., 1998 ; Piégay et Marston, 1998 ; Thévenet et Statzner, 1999). Jusqu’alors cantonné aux sciences naturelles (écologie et géographie physique), cet objet tend aujourd’hui à susciter des questionnements familiers aux sciences sociales, ainsi que la mise en œuvre de leurs techniques (Le Lay, 2005 ; Piégay et al., 2005 ; Le Lay et al., 2006 ; Le Lay et Piégay, 2007). A. Le contexte de recherche Lors de la première conférence internationale sur le bois en rivière, tenue en Oregon en octobre 2000 (Gregory et al., 2003), les participants ont souligné l’existence de forts contrastes culturels quant à l’évaluation de la qualité des paysages de rivière, notamment en ce qui concerne les débris ligneux déposés dans les chenaux. En Allemagne et en Oregon, par exemple, la réintroduction de bois est devenue populaire au sein des programmes de restauration des cours d’eau, alors que de nombreux autres pays continuent d’exiger un nettoyage drastique. L’hypothèse suivante a alors été formulée : le contexte socioculturel, les pratiques de la rivière et la connaissance des écosystèmes d’eau courante influencent la perception que les individus ont du bois en rivière. L’étincelle qui est à l’origine de cette thèse doit ainsi beaucoup à un groupe de travail avec lequel il aura fallu composer pour que les données fussent acquises au moyen de protocoles identiques dans l’ensemble des aires géographiques considérées. Les géographes et les écologues mobilisés ont des conceptions bien différentes de leur discipline et des manières diverses de la pratiquer. Réunis autour d’un même objet – le regard porté sur le bois en rivière – et d’une même problématique – rendre compte de l’influence du contexte socioculturel sur la perception du bois présent dans un écosystème d’eau courante –, les participants ont entretenu de riches et constants échanges par courriel et lors de trois colloques (aux Etats-Unis, en France et en Ecosse). Ils ont rédigé des communications et publications communes. Si ces travaux collectifs ne vont pas sans quelques compromis, il reste qu’ils enrichissent considérablement les productions. Les résultats de plusieurs enquêtes – notamment une étude de perception environnementale et une analyse comparée des dispositifs législatifs – ont ainsi été centralisés et traités en France. Ils ont d’ailleurs été débattus lors d’un séminaire international financé par la Fondation Européenne pour la Science (European Science Foundation) et organisé à Lyon en octobre 2005. Si la problématique de cette thèse doit beaucoup à ce contexte international, il importe de préciser que son contenu procède également d’un partage des tâches effectué dans le cadre d’une communauté scientifique lyonnaise dont une partie s’est donnée comme objet de prédilection le bois en rivière, parmi d’autres composants des hydrosystèmes fluviaux. Soutenue en 1995, la thèse d’Hervé Piégay sur les ripisylves a initié toute une série de mémoires sur la question des Introduction générale 17 embâcles dans les cours d’eau français (notamment Citterio, 1996 ; Moulin, 1999 ; Dufour, 2000). Puis Bertrand Moulin a soutenu, en décembre 2005, une thèse de géomorphologie fluviale dans laquelle il s’est efforcé d’identifier l’origine spatiale du bois mort, les modalités de son entrée dans l’hydrosystème, sa localisation et sa mobilité dans la bande active3 . L’objet, la problématique et le contenu de la présente thèse s’inscrivent dans cette démarche collective en développant un nouvel élément de connaissance, somme toute assez particulier par rapport aux contributions précédentes mais susceptible d’alimenter un questionnement d’actualité à l’interface naturesociétés. Davantage qu’une entité physique, l’objet est ici un système de représentations – le regard porté sur le bois en rivière et le sens qui lui est donné –, en tant que produit d’une relation des observateurs, usagers, gestionnaires et décideurs avec l’environnement fluvial. Ces représentations sont tributaires des pratiques liées aux cours d’eau et influencent les attitudes et comportements face aux bois flottants. Alors que la thèse de B. Moulin (2005) alimente le versant géomorphologique du corpus des nombreuses publications concernant le bois mort, cette thèse s’insère dans le cadre d’une géographie humaine, et principalement culturelle (Sauer, 1925 ; Cosgrove, 1998 ; Claval, 1999 ; Bonnemaison, 2000 ; Claval, 2003). Les acquis scientifiques au sujet des bénéfices écologiques du bois en rivière, de même que les aléas hydrauliques liés aux embâcles, ne sont considérés que dans la mesure où ils nourrissent une demande sociale en faveur de l’entretien des cours d’eau et déterminent au moins partiellement les pratiques pour y répondre. B. Un modèle historique à vérifier Afin de rendre compte de la demande sociale4 (Luginbühl, 2001) en faveur du maintien de l’entretien des cours d’eau, ainsi que du problème que constitue aujourd’hui l’acceptance sociale5 lors de la réintroduction de bois dans le cadre de projets de restauration, trois périodes historiques peuvent être distinguées. La situation actuelle consiste en une phase d’instabilité transitionnelle entre d’une part un état – révolu depuis une cinquantaine d’années – dont la stabilité était artificiellement garantie par les riverains en charge de l’entretien des berges et du lit des cours d’eau et d’autre part un état – encore à venir – dont la stabilité pourrait être assurée par la végétation et le bois mort dans les cours d’eau drainant des secteurs enregistrant une forte déprise rurale. 3 La bande active désigne les surfaces en eau et les bancs alluviaux peu ou pas végétalisés (Malavoi et Souchon, 1996). 4 Cette demande sociale consiste en l’intérêt que les populations portent à la question des transformations des paysages et procède d’ »un ensemble d’hypothèses ou de connaissances mouvantes qu’il est vain d’utiliser comme des certitudes définitives » (Luginbühl, 2001). Pour sa part, Le Floch (1996) estime que « l’essentiel de la société ne formule pas clairement des attentes à l’égard de l’espace et de la nature (…) ; bien souvent, les préoccupations paysagères des citoyens ne s’expriment que par la négative, c’est-à-dire lorsque les évolutions cristallisent des conflits, ou indirectement par le biais des revendications émanant de groupes d’intérêts (…) ». D’ailleurs, Depraz (2004) note une institutionnalisation de la demande (dite sociale) en matière de paysage et d’analyses paysagères : elle provient généralement d’instances administratives et scientifiques. 5 Selon Depraz (2005), « l’« acceptance » implique un degré supérieur d’acceptation qui consiste en une identification aux valeurs portées par l’objet nouveau. Ce concept permet de mieux cerner les écarts de valeurs implicites existant dans les relations sociales avant ou après un conflit d’usage ». 18 Introduction générale Hier, tout poussait les riverains à entretenir la ripisylve6 , à la rajeunir régulièrement par des coupes. Les besoins domestiques (notamment en bois de chauffe), la protection de berge et les pratiques agro-pastorales, tout contribuait à réduire la production de bois mort dans les boisements riverains et à en accroître les prélèvements dans la bande active. Aujourd’hui, la négligence ou l’abandon des pratiques d’entretien se traduisent par la maturation des formations végétales et le vieillissement sur pied du peuplement. La mortalité des arbres et les entrées de bois dans les cours d’eau s’accroissent. Les troncs dont la longueur excède la largeur de la rivière encombrent durablement le chenal, diversifient les conditions hydrauliques et sédimentaires, et complexifient les formes fluviales. Le lit s’élargit, des bancs de galets se forment et la rivière méandre à nouveau. Une boucle de rétroaction positive s’installe puisque « l’instabilité latérale engendre des processus à l’origine d’une production accrue de bois mort » (Dufour et al., 2005). Ce dernier s’accumule en des embâcles qui ne passent pas inaperçus dans les paysages fluviaux. Il est susceptible de menacer la permanence d’activités humaines qui se sont installées dans le lit majeur. Des considérations esthétisantes et sécuritaires peuvent motiver sa suppression. Demain, le profil en long s’ajustera à cette rugosité accrue par les dépôts de bois, ce qui se traduira par une nouvelle stabilité (Mosley, 1981). Dans le chenal et sur la plaine d’inondation, cet équilibre peut être obtenu par l’intermédiaire (mediated equilibrium) de la végétation et du bois qui influencent considérablement les conditions hydrauliques, le transport de la charge grossière, l’érosion de berge et les dépôts dans le chenal (Brooks et Brierley, 2002). Toutefois, dans un environnement aménagé, ces conditions poseront quelques problèmes : une meilleure connexion lit mineur/lit majeur présente des bénéfices écologiques, mais implique aussi les nuisances associées à une fréquence d’occurrence accrue des inondations (Piégay et al., 2005). C. Les paradoxes auxquels sont confrontés les gestionnaires Selon Guillerme (1990), la rivière a été fonctionnalisée par l’Etat napoléonien. La rivière monofonctionnelle, toute à la navigation, est devenue trifonctionnelle. Comme Arnould (2001 et 2004) l’a proposé pour la forêt, il est possible de décrire d’une façon simple la rivière des trois « pros », « pro » comme « production », « promenade » et « protection ». Aujourd’hui, les gestionnaires se heurtent au problème de la multifonctionnalité des cours d’eau qui répondent à des besoins socio-économiques et supportent des considérations écologiques et psycho-sociologiques. De même, alors qu’une pratique ponctuelle de la rivière se substitue à sa pratique quotidienne, le droit doit y « organiser la coexistence d’intérêts différents voire divergents dont est porteur un nombre croissant d’acteurs » (Martin, 1989). Certes, la fréquence d’occurrence des embâcles semble augmenter et les risques d’inondation qui leur sont associés deviennent intolérables pour la société. Mais le bois n’a que peu d’importance en lui-même. Il importe dans son rapport à l’eau, à la rivière et aux différents 6 Etymologiquement, la ripisylve désigne la forêt de la rive, cet espace qui marque la limite entre le milieu aquatique et le milieu terrestre (Pautou et al., 2003). « La ripisylve se définit comme un ensemble de groupements végétaux, la plupart étant dominés par une strate arborée, localisée sur la marge des cours d’eau et inféodée à des milieux régis par l’eau superficielle et souterraine » (Piégay, 1997). Introduction générale 19 enjeux que des aléas liés au cours d’eau menacent. Or, le bois occupe une place inégale dans les pratiques basées sur les aménités de la rivière (Le Lay, 2005 et 2006 ; Le Lay et Moulin, 2007). Fonction productive et économique Dans le cadre de la gestion de l’espace productif, l’embâcle de bois apparaît comme une contrainte. Les gestionnaires d’ouvrages hydro-électriques endurent une baisse du rendement de leurs installations et doivent financer l’élimination coûteuse des déchets flottants. Pour autant, le bois peut rester une ressource et a déjà fait l’objet de quelques tentatives de valorisation : Electricité de France (EDF) et la Compagnie nationale du Rhône (CNR) cherchent à tirer profit de son broyage et de sa combustion (compostage et production de plaquettes). Les accumulations ligneuses représentent également un danger. Elles favorisent les sapements de berges et l’inondation des parcelles riveraines. De plus, elles sont susceptibles de fragiliser, de déstabiliser et d’endommager des aménagements hydrauliques (barrages, seuils, écluses) et des infrastructures de franchissement (ponts, ponceaux, passerelles). En cas de crise, les conséquences relèvent de la responsabilité des gestionnaires ; ce qui les motive à construire des pièges à bois en amont des enjeux, à intégrer la menace des bois flottants dans le dimensionnement et les caractéristiques des ouvrages et à protéger les piles de ponts. Pourtant, les embâcles se montrent parfois particulièrement stables, protégeant ainsi les berges comme les aménagements. Ils peuvent également trouver une place positive dans l’hypothèse du ralentissement dynamique susceptible d’atténuer le pic de crue et d’en étaler l’écoulement (Maridet et al., 1996 ; Piégay, 2000). Fonction ludique ou récréative La rivière offre un espace traditionnel de rencontre, de détente, de pratiques sportives et ludiques (Bethemont et al., 2006). Les pratiques récréatives (sports en eaux vives, pêche, promenade, baignade) se sont organisées et, localement, leur densité suscite des conflits d’usages. Véritable terrain de jeu, et parfois même produit touristique, la rivière présente un indéniable capital de beauté. Sa gestion peut alors ressembler à celle d’un jardin au sein duquel le bois est tout à la fois une nuisance et un danger. Comme déchet, le bois enlaidit le paysage lors de la promenade. De plus, l’embâcle constitue une menace pour les enfants lors d’un pique-nique sur la berge. Le tronc caché, l’écueil ou le chicot inquiètent le nageur et angoissent le kayakiste. Un bois peut endommager sérieusement toute embarcation, y compris les péniches et convois fluviaux. En revanche, il est favorable à la pêche, même s’il en complique la pratique en imposant de bonnes compétences techniques. D’ailleurs, des associations de pêcheurs sont bien disposées à introduire des éléments ligneux bénéfiques pour les truites, alors que d’autres financent leur enlèvement. Fonction écologique La rivière doit être gérée en tant qu’espace-réserve du fait de son capital naturel, ce qui ne va pas sans poser le problème de l’identification d’un état de référence. Le bois complexifie la géomorphologie fluviale et diversifie les habitats disponibles pour les populations de macroinvertébrés benthiques, d’amphibiens, de poissons et d’oiseaux. Les débris ligneux à la dérive ou 20 Introduction générale déposés en tête de banc, ainsi que l’embâcle de bois, sont des composantes essentielles des écosystèmes d’eau courante, notamment dans les milieux tempérés. Dans le même temps, des craintes demeurent quant aux conséquences des grandes structures ligneuses sur les potentialités piscicoles. Se comportent-elles comme des entraves aux déplacements des poissons migrateurs ? Favorisent-elles la sédimentation des gravières qui servent de zones de frai ? Bien que la littérature scientifique reconnaisse leur rôle bénéfique dans le fonctionnement des milieux aquatiques, la perception de leur naturalité varie selon le contexte socioculturel de l’observateur. Le bois est parfois perçu comme l’indice d’une dégradation de l’environnement, ce qui a poussé Vallauri et al. (2005) à intituler la troisième partie des actes d’un colloque tenu à Chambéry en 2004 : « Des arbres vétéran ? Des cavités ? Du bois mort ? Mais vous n’y pensez pas ! ». En forêt, les arbres morts restent considérés comme « une source potentielle d’agresseurs pour les arbres vivants environnants » (Nageleisen, 2005). De même, reconnu comme naturel, le bois mort donne néanmoins l’impression que la rivière est sale et à l’abandon (Le Lay, 2005 ; Piégay et al., 2005 ; Le Lay et al., 2006). Fonction spirituelle La rivière a été intégrée à l’identité culturelle des riverains. Un « sens du lieu » (sense of place) est né du rapport historique des communautés locales à la rivière et reste évident aujourd’hui. Certes, le désir d’enrichissement est capable de supplanter les aspects sensibles des rapports individuels et sociaux à la rivière. Le besoin vital de développement et la foi dans le progrès sont susceptibles de faire accepter les dégradations de son environnement, pris comme cadre de vie ou milieu écologique. Le fonctionnement propre de la rivière a effectivement été négligé au profit du fonctionnement des sociétés. Mais l’eau courante n’en reste pas moins un objet de prédilection positivement valorisé. La dégradation des paysages de l’eau (waterscape) ne laisse pas insensible… Surtout lorsque la désindustrialisation du cours d’eau ou la politique de développement durable favorise un retour au fleuve. En milieu urbain, la rivière apparaît comme une bribe de nature sur laquelle peut reposer des stratégies de restauration attentionnelle. Selon la réceptivité de l’observateur, un arbre à la dérive éveille une inquiétude ou un bien-être.
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