Des usages différenciés de l’électricité
Interroger les pratiques domestiques en matière d’électricité implique de saisir les nuances qui sont opérées entre les différents types d’usages qui ont lieu au sein de l’habitat. Dans le cadre de notre recherche, nous nous sommes plus particulièrement concentrés surtrois d’entre eux : l’éclairage, le chauffage et la climatisation. Anodins, évidents ou en devenir, ces équipements renvoient en effet à des réalités différentes et s’objectivent au quotidien de manières tout aussi distinctes. Devenue en moins d’un siècle12, un bien deconsommation courant, l’ampoule a changé radicalement la vie des hommes en permettantune continuité des activités, même en l’absence de la lumière naturelle du jour. Solutionmoderne aux inconvénients liés à l’obscurité de la nuit, cette invention a été une révolutiontechnologique, en substituant au feu de la bougie le courant électrique. « Fonction visible dela consommation électrique »13 et seul élément omniprésent dans l’espace domestique toute l’année, l’éclairage se révèle être un équipement fondamental du logement. Principalefonction associée à l’électricité, il s’est diffusé massivement dans les ménages mais continue àfaire l’objet d’usages très différents au sein et en dehors de la cellule domestique.
En effet, au-delà de sa fonction utilitaire première, l’ampoule se trouve utilisée à desfins plus symboliques, dès lors que l’éclairage s’impose comme un élément esthétique de la maison. À cet égard, on a pu observer que la disposition des lampes de l’habitat illustre unrapport particulier des habitants à l’éclairage, selon les moments de la journée, les pièces etles effets recherchés. Faisant tantôt la part belle aux usages purement instrumentaux des éclairages artificiels et tantôt aux pratiques privilégiant les ambiances visuelles, cette distribution spatio-temporelle de la lumière domestique rend compte de deux rationalitésd’action : voir ou donner à voir. En lien avec ces usages, les techniques existantes (et les types deluminaires qui y sont associés) s’intègrent également de manière différenciée dans l’habitat, en fonction des représentations associées à chacune d’entre elles.
Symbole du bien-être domestique, la chaleur du foyer est un autre aspect déterminant du confort auquel les ménages aspirent. Décision fondamentale en matière de consommation énergétique familiale, le choix du procédé technique n’est pourtant pas à la portée de tous, ni totalement libre, et cela pour des raisons principalement culturelles, financières et structurelles. En effet, on constate qu’il est plus aisé pour une famille disposant de ressources importantes et propriétaire de son logement de choisir son installation technique de chauffage, que pour une famille modeste qui loue son appartement et doit se contenter du système préexistant. Pourtant, le rapport à la chaleur est un enjeu de taille dans la vie domestique en termes de coûts de fonctionnement15 et de confort. Des modes de chauffage différenciés se mettent en effet en œuvre au sein des foyers, en fonction de la configuration familiale, de l’âge des habitants, de la hiérarchisation des espaces, des priorités en termes de confort et de dépenses, des normes familiales en vigueur et de leur contestation.
Percevoir le chaud et le froid relève de la sensibilité personnelle des individus et renvoie à des registres de justification complexes qu’il nous a fallu interroger pour comprendre comment ces sensations se manifestent et s’opposent dans le processus intradomestique de négociation de la température intérieure16. À cet égard, nous avons été amené à observer le développement des équipements de rafraîchissement, suite à la canicule de l’été 2003. La récente croissance des ventes de climatiseurs, considérés comme extrêmement polluants, du fait des hydrofluorocarbures (puissants gaz à effet de serre) qu’ils contiennent, pose question dans la perspective d’une limitation des consommations électrodomestiques. De plus, avec l’apparition d’appareils réversibles (c’est-à-dire capables de produire également de la chaleur l’hiver), le temps de fonctionnement de ce type d’équipement se trouve en effet allongé dans l’année, ceci allant à l’encontre de la sobriété attendue.
Faire parler les usages domestiques de l’électricité
Le matériau sur lequel s’appuie l’analyse que nous allons présenter a été recueilli dansle cadre d’une recherche qui visait à interroger la perception et la réceptivité des politiques territoriales de MDE par leurs destinataires domestiques. L’un de nos objectifs initiaux étantd’appréhender ce qui pouvait contraindre l’adoption durable de pratiques sobres enélectricité, ce sont les freins au changement, et non pas tant les déterminants de l’action quinous ont intéressé. Pour ce faire, il nous a au préalable fallu comprendre comment lesménages envisageaient (ou pas) l’éventualité d’une modération deleurs consommationsélectro-domestiques, et c’est pourquoi nous nous sommes tout d’abord employés àinterroger leurs usages en la matière, afin de mieux interpréter leur réaction face aux préconisations émises dans le cadre des politiques de maîtrise de la demande en électricité.
L’appropriation de l’habitat par ses occupants
Le « chez-soi », comme traduction possessive du home anglophone, est un lieuprivilégié d’expression des spécificités individuelles de ses habitants. Au sein de ce sociotope singulier10, ceux-ci peuvent accéder à une liberté de pratiques qui ne se trouve conditionnée que par leur statut résidentiel (propriétaires ou locataires) et par le respect à l’ordre public. En fonction des modèles culturels qui sont les leurs, il leur est en effet possible de procéder à des arrangements au sein de leur lieu de vie, en donnant ainsi du sens aux diverses activités du quotidien11. Cela se traduit notamment par une double démarche d’appropriation du logement, à travers un « marquage de l’espace par des objets signifiants » et une « ritualisation de la vie quotidienne.
Penser le rapport au logement en termes d’appropriation renvoie à une conception développée par Henri Lefebvre pour prendre le contre-pied de la perspective utilitariste et normative des analyses de l’époque13. Faisant le constat de l’impasse des approches fonctionnalistes (« La vie quotidienne, à quoi sert-elle ? Quelle est sa fonction ? Elle n’en a pas. »14), où l’informel et le spontané n’avaient pas de place dans la manière d’appréhender le vécu, cet auteur a proposé une analyse en termes de praxis, mêlant productions matérielle et spirituelle, rapports sociaux et appropriation des biens15. Dans ce cadre, la conscience individuelle se définit comme le lieu où se rencontrent les significations et les symbolismes déposés par la praxis dans le monde des objets. À la fois répétitive et inventive, la pratique sociale dépasse donc la stricte perspective utilitaire, en ce qu’elle se révèle aussi innovante et intuitive, selon les relations spécifiques que les individus entretiennent avec les objets dont ils disposent dans leur environnement domestique. Dès lors, l’usage supplante la fonction, d’où la nécessité d’interroger cette question des usages sociaux des logements par leurs habitants. Univers familier et stabilisé, le domicile se trouve ordonné par les individus qui y vivent, dans le but de se libérer de toute contrainte. Opérant un marquage spatial, la disposition des équipements dans l’habitat guide l’accomplissement de l’action16. De même la distribution temporelle des activités domestiques s’enracine et offre des repères àl’individu pour qu’il s’ajuste aux variabilités du contexte. De fait, c’est tout un répertoire d’évidences et d’allant-de-soi qui tend à s’imposer, aussi longtemps que cette architecture située ne se trouve pas remise en cause17. En ce qu’elle « contribue à façonner une tradition »privée » »18, l’histoire de chaque micro-socialité domestique est en effet constituée d’habitudes sacralisées19 qui limitent notablement la marge de réinvention quotidienne duprésent.
Dans un premier temps, lors de l’accession à un nouveau domicile, l’habitant peut notamment être amené à l’aménager subjectivement à sa façon pour rejeter son identité passée (celle des précédents occupants) ou pour individualiser sa neutralité (dans le cas d’unlogement neuf). À l’issue de cette étape de mise en forme préalable, cette identité peut par la suite s’inscrire dans la durée en donnant un sens permanent et incontournable aux lieux, parla mise en œuvre de codes et de principes propres à cet espace21. Sur un tout autre plan, on constate par ailleurs que l’appropriation du logement reste dépendante du rapport que ceux qui l’occupent développent dans la durée à son égard. Ainsi, selon le degré de sédentarisation envisagé (variable selon que l’on est locataire ou propriétaire), les choix ne seront pas les mêmes au moment de meubler, de décorer et d’accueillir. Prenant acte de lamultiplicité et de l’évolution permanente des manières d’habiter22, une approche microsociologiquedes évidences anodines qui règlent la vie des ménages se révèle indispensable, dans la mesure où elle permet de comprendre la rationalité des usages qui vont à l’encontre de la sobriété électrique.
La dynamique des usages
Considérant que le parcours personnel des individus tend largement à déterminer leur rapport au monde, il semble pertinent de l’évoquer avant toute chose en procédant à un travail méticuleux de déconstruction de la pratique électro-domestique pour analyser comment celle-ci s’est progressivement enracinée. Pour mener à bien cette archéologie de la praxis électrique, nous avons donc réalisé des entretiens biographiques où il s’agissait de retracer le parcours de vie des enquêtés au regard de leur rapport avec les différents équipements électriques qui les ont entourés dans leurs domiciles successifs, de l’enfance à aujourd’hui. En effet, avant de devenir des « micro-références de chaque instant »45, c’est par la sédimentation des expériences à leur contact que les acteurs ont appris (ou pas) àcomposer avec eux au quotidien. En interrogeant cette forme de socialisation à l’électricité,nous avons pu découvrir des carrières d’objets46 et des dynamiques d’usages associés très variées selon l’âge des individus ou selon les ressources dont ils ont pu disposer au fil de leur vie. Par la suite, en tenant compte du contexte socio-historique dans lequel ils ont initialement émergé, nous avons pu interroger plus largement l’actualité des usages ayant cours dans les ménages.
Le rapport à l’électricité : une question de génération ?
Dans le prolongement de cette approche biographique, on a pu constater à plusieurs reprises que le facteur générationnel est certainement celui qui influe le plus significativement sur le positionnement des enquêtés54. Il existe en effet une divergence profonde entre les individus qui avaient entre 20 et 35 ans en 1975 (c’est-à-dire âgés de 50 à 65 ans en 2005) et leurs enfants (si on peut se permettre ce raccourci pour désigner les 20-35 ans d’aujourd’hui). Tandis que les premiers enracinent fréquemment leurs savoirs en matière d’économie d’énergie dans la droite ligne de la « chasse aux gaspis » et des chocs pétroliers, les seconds évoquent avant tout les enjeux environnementaux (pollution de l’air, climat et déchets nucléaires) du présent pour en expliquer l’intérêt. Entre ces deux grands ensembles, la catégorie des personnes aujourd’hui âgées entre 35 et 50 ans est en revanche plus difficile à définir tant il s’avère que le positionnement de celle-ci est plus composite, associant à différents degrés les deux approches précédemment présentées. Enfin, concernant les personnes de plus de 65 ans, c’est davantage une culture d’après-guerre quisemble dominer, particulièrement dans les milieux ruraux et chez ceux qui disposent de pension de retraite limitées. La mobilisation de souvenirs associés à des périodes difficiles contribue dans ce cas à expliquer les pratiques sobres, celles-ci trouvant leur origine dans l’instauration (plus ou moins) résignée d’une économie domestique de subsistance. Il n’y a donc que peu de références aux politiques des années 1970 chez ces personnes, à l’exception de quelques critiques occasionnelles sur le principe de l’heure d’été, initié en 1975.
Entre discipline et laisser-faire : apprentissages, prolongements et ruptures
En articulant trajectoires personnelles et usages domestiques de l’électricité, on a par ailleurs pu observer que deux cultures s’opposent assez distinctement. D’une part, on peut en effet identifier une population pour qui la sobriété des usages est une composante à part entière du mode de vie, tandis que d’autre part, on a vu émerger une catégorie qu’on qualifiera de plus hédoniste dans son quotidien. Quoique simpliste, cette dichotomie reflète assez bien la le rapport dual que les individus entretiennent avec l’électricité domestique, à l’issue d’un siècle de progrès technique. À la fois perçue comme un bien précieux et comme une source de confort, elle occupe une place centrale dans la vie desindividus, quelque soit leur âge, leur profession ou leur sexe. Pour autant, le rapport que chacun entretient avec elle semble dépendre assez largement de l’apprentissage qu’il en a fait au cours des premières années de sa vie. Et c’est précisément ce qu’ont pu nous décrire nos enquêtés, en expliquant leur positionnement à l’aune d’une culture familiale ou d’une mémoire partagée.
Une sobriété électrique en quête de sens
Comme on a pu le constater au cours de la première partie de la thèse, l’électricité est un enjeu complexe à appréhender, en ce qu’il s’appuie sur un vocabulaire spécifique et qu’il requiert un certain nombre de connaissances techniques. Fruit d’une technologie complexe de domestication de l’énergie, l’électricité s’apparente à une gigantesque machinerie scientifique que l’usager-consommateur a bien des difficultés à comprendre. Le fonctionnement global du macro-système technique2 d’approvisionnement électrique reste donc inconnu par l’immense majorité de la population dont la préoccupation principale réside avant tout dans la satisfaction domestique de sa demande énergétique. De fait, même si certaines des personnes sollicitées durant notre enquête ont montré une parfaite maîtrise du sujet, la grande majorité a en revanche paru embarrassée par la nature du sujet que nous nous proposions de discuter. Dans bien des cas, nos demandes d’entretiens se sont d’ailleurs soldés par des refus polis de s’exprimer, les personnes sollicitées craignant -à tort- de ne pas être en mesure de répondre convenablement à nos interrogations. Au-delà de ce problème, c’est l’imprécision (assumée voire revendiquée) des savoirs individuels sur ce sujet3 dont nous avons pu découvrir l’ampleur. En effet, comme le soulignaient déjà les travaux conduits par Dominique Desjeux4 , rares sont ceux qui peuvent hiérarchiser les postes de consommation électrique par ordre d’importance. De même, il s’est avéré (après vérification sur facture) qu’une grande partie des usagers de l’électricité avait tendance à surévaluer (ou, au contraire, à sous-évaluer) sa dépense énergétique réelle : « En apparence, vous vous dîtes que c’est tout simple : vous branchez et ça fonctionne. Mais derrière les murs, les câbles, le compteur et tout le bazar, c’est le grand mystère. Il faut avoirétudié le problème pour y comprendre quoi que ce soit ». (I.9) « Le prix du kilowattheure ? Je serais bien incapable de dire à combien il peut être. Moins d’un euro je pense… Non, je n’en ai aucune idée ». (I.7)
Prenant acte de l’inégale connaissance des acteurs sur le vaste sujet que constitue l’électricité domestique, nous avons dans le même temps pu découvrir la part sensible des savoirs que les usagers ont développé au gré de leurs expériences quotidiennes. En effet, même si la compréhension technique reste souvent imparfaite, elle ne contraint que modérément le rapport effectif à l’électricité.
La difficile appropriation du message
Dans un premier temps, le message doit d’abord être entendu par son destinataire.
Mais entendre n’est qu’un préalable. C’est seulement « percevoir par l’ouïe21 ». Il faut donc par la suite que le message dépasse cette stricte phase sensorielle pour susciter l’écoute, au sens où cela suppose de « prêter l’oreille à » quelque chose, de « s’appliquer à entendre ».
Ce n’est qu’à partir de là que peut éventuellement se poser la question de la compréhension puis de l’appropriation du message par l’écoutant. À nouveau, c’est donc la question du sens qui se pose de manière capitale, en ce qu’elle détermine la nature des savoirs dont l’individu sera éventuellement amené à faire usage. À défaut, le message se trouvera négligé ou, au mieux, mal interprété et induira de facto l’inaction ou une action inadéquate. Pour illustrer cette distorsion entre l’intentionnalité du message et la lecture qui en est faite, on peut citer pour exemple le cas d’un malentendu technique persistant, lié à deux technologies d’éclairage : les lampes basse tension et les lampes basse consommation. Tandis que les premières sont des systèmes halogènes équipés de réflecteur dichroïque, les secondes sont la version compacte des tubes fluorescents. Offrant un rendement lumineux (i.e. flux lumineux émis par watt absorbé) bien inférieur à celle des ampoules basse consommation, les lampes basse tension ne sont pas promues dans le cadre des campagnes d’information sur les économies d’énergie. Pourtant, on a pu constater à plusieurs reprises que ce que les ménages désignaient chez eux comme étant des ampoules basse consommation étaient en fait des lampes halogènes basse tension. Persuadés d’avoir en leur possession un équipement performant, ces enquêtés ont –certes- ajusté leur pratique en abandonnant les lampes àincandescence. Ils ont même fait de réelles économies d’électricité en passant d’une technologie d’éclairage à l’autre. Cependant, ils n’ont pas véritablement agi en conformité avec le message qui leur était adressé, en optant pour un type d’ampoule dont la capacité à réduire les consommations électriques n’est pas optimale.