Les “Grands Voisins” : un espace de transition et de participation

Le citoyen, un expert

Avec la prise en compte des citoyens dans les processus de fabrication de la ville de nombreux termes apparaissent pour définir leurs compétences. Les expressions «savoir d’usage», «expertise citoyenne» ou encore « savoir ordinaire », sont souvent utilisées pour qualifier ces compétences. Tous ces termes se réfèrent à la connaissance qu’ont les individus de leur environnement immédiat, c’est-à-dire, la capacité des citoyens à connaître leur territoire, avec ses enjeux, ses faiblesses et ses atouts.
Les citoyens peuvent être qualifiés de «récitants» du territoire. Cette terminologie est celle choisie par Marcus Zepf dans l’ouvrage «Concerter, gouverner et concevoir les espaces publics urbains». Les citoyens disposent ainsi de savoirs qui sont dues à leur ancrage territorial et qui permettent «une connaissance intime, quotidienne et vécue du lieu» . Les chercheurs insistent ici sur l’utilité de mobiliser cette connaissance lors d’une phase de diagnostic, afin de réunir toutes les informations nécessaires à l’analyse d’un territoire sur lequel doit se déployer un projet.
Le géographe Hervé Viellard-Baron va plus loin quant au rôle des citoyens dans la fabrique de la ville. Partant du même constat d’un savoir citoyen du à la proximité avec le territoire, il démontre, lui aussi, que les usagers sont capable d’identifier les enjeux et problèmes, mais également capables d’y répondre. Il parle ainsi «d’habitant-solution» et démontre que par la reconnaissance de ces qualifications il est possible de «mutualiser les expertises issues d’horizons multiples : sociales pour les habitants, techniques pour les professionnels et politiques pour les élus» . Pour Hervé Viellard-Baron, les habitants ont donc un rôle à jouer  dans l’analyse du territoire mais également dans la conception du projet. Cette légitimité donnée aux citoyens en urbanisme se traduit par l’emploi de l’expression «experts d’usages». Le citoyen est reconsidéré, puisqu’on lui reconnaît non pas un savoir mais une expertise qui lui est propre et qu’il est donc nécessaire de mobiliser. Cependant, cette expertise est, dans ce texte, uniquement basée sur l’appartenance territoriale. Héloïse Nez, dans son ouvrage « Urbanisme : la parole citoyenne » qui est le produit d’une thèse, soutenue en 2010 et qui a reçu un prix de thèse des collectivités territoriales, mesure l’apport des citoyens à l’élaboration des politiques urbaines. La chercheuse met en exergue d’autres formes de savoirs détenues par les citoyens et en propose une typologie. Elle distingue trois groupes. Tout d’abord le «savoir d’usage» qui est basé sur la pratique du territoire. C’est un savoir non spécialisé qui renvoie au bon sens, c’est-à-dire à la faculté ordinaire de jugement. Sur ce point, les trois chercheurs énoncés présentent un avis similaire, tous reconnaissent ce savoir, bien qu’ils ne le mobilisent pas de la même façon. Cependant, H. Nez va plus loin et poursuit avec la démonstration de deux autres types de savoirs attribuables aux citoyens.

Expérimenter une nouvelle manière d’habiter la ville

L’une des ambitions premières du projet des Grands Voisins est de transformer le site afin de créer un espace ouvert à tous qui s’appuie pour cela sur une mixité fonctionnelle et une mixité sociale. L’objectif est de démontrer par l’expérience qu’un décloisonnement des espaces et des personnes est possible.
Le projet des Grands Voisins s’est construit autour de la problématique des centres d’hébergement. En effet, ces espaces et leurs occupants sont souvent stigmatisés. Les centres d’accueil véhiculent une image négative du fait de la présence de populations en situation de précarité qui rencontrent de nombreux problèmes d’intégration. Les centres d’hébergement sont ainsi souvent cachés, situés en périphérie des villes. Leur installation pose de nombreux problèmes, régulièrement les journaux relatent les manifestations ou pétitions des riverains à l’encontre de ces structures. La présence de centres d’hébergement au sein de projet plus vaste comme celui des Grands Voisins permet de lutter contre cette image dégradante pour les hébergés. Ce projet vise à démontrer qu’une cohabitation est possible mais également souhaitable.
Au sein du site, plusieurs types de populations et d’acteurs se rencontrent. Les hébergés vont cohabiter avec les activités professionnelles dispersées dans plusieurs bâtiments.
Certains espaces de travail sont ainsi implantés au sein même des centres d’hébergement, un étage leur est alors attribué comme les espaces en rez de jardin. Cette mixité spatiale permet la rencontre et la lutte contre l’isolement des populations précaires. Elle permet également d’innover dans l’insertion professionnelle par des projets communs et donc d’enrichir les apports des structures entre elles. La cohabitation se fait avec les personnes résidant et travaillant sur le site mais également avec les visiteurs. Les espaces tels que la Lingerie ou la Chaufferie sont ouverts à tous et visent à décloisonner les populations et les usages en renforçant la mixité sociale par l’apport de public extérieur. Ces deux espaces, bar, brasseries et espaces de restauration accueillent du mercredi au dimanche de nombreux clients. La Lingerie dispose d’un statut particulier au sein du site puisqu’elle est conçue comme un foyer et un lieu de centralité. À la fois espace festif et de restauration, elle met également à disposition de grandes tables permettant des réunions. On y rencontre un public varié, souvent jeune en soirée mais le reste du temps toutes les générations sont représentées. Les appropriations sont diverses, par exemple, le mercredi après-midi les lieux sont investis par le rendez-vous des joueurs de scrabble.
L’espace du camping interroge également de façon innovante les manières d’habiter. Il est le seul camping intra-muros de la ville de Paris et permet d’offrir des hébergements bon marché pour les touristes. Il dispose aujourd’hui de 150 places et s’appuie sur l’expérience de Yes We Camp en 2013 à Marseille. Il propose la location de cabanes, de tentes et une auberge de jeunesse. Par cet équipement une nouvelle forme de cohabitation est rendue possible avec la venue de touristes, des personnes, souvent étrangères, qui dorment et vivent aux grands voisins sur une très courte durée.

Mettre en scène une autre ville

Les projets d’urbanisme transitoire sont des espaces à part au sein des villes. Ils sont conçus différemment, les usages et les usagers restent les mêmes mais les interactions sont parfois changées. Les occupations temporaires se caractérisent par un espace-temps différent de celui du reste du tissu urbain. Le sociologue Benjamin Pradel analyse ce phénomène en définissant des “transfigurations” physiques et symboliques de la ville. Ces transfigurations sont basées sur une mise en scène de l’espace afin de le différencier, de le rendre accueillant, facile d’appropriation et de cette manière provoquer la participation. Benjamin Pradel définit les éléments qui permettent de transfigurer l’espace dans l’ouvrage “Espaces de vie, espaces-enjeux : entre investissements ordinaires et mobilisations politiques” sous la direction de Yves Bonny, Sylvie Ollitrault, Régis Keerle et Yvon Le Caro et plus particulièrement au sein du chapitre 15 “L’Urbanisme temporaire : signifier les “espaces enjeux” pour réédifier la ville”. Nous nous appuierons ici sur ces recherches que nous illustrerons par l’exemple des Grands Voisins. Par cette analyse nous tenterons de comprendre l’importance de la mise en scène au sein de projet d’urbanisme transitoire.
Tout d’abord, Benjamin Pradel s’appuie sur une nouvelle terminologie, celle d’“espaces enjeux”, qu’il définit comme “ un espace géographiquement délimité en ville, souvent doté de propriétés spécifiques (patrimoniales, naturelles, centrales) qui s’insère dans une zone urbaine faisant l’objet d’une opération de renouvellement urbain.” . Cette définition est applicable à l’espace des Grands Voisins situé dans le 14e arrondissement de Paris. Ce lieu est structuré en 16 bâtiments au patrimoine architectural variable et fera l’objet d’une opération de renouvellement urbain avec l’opération de l’éco-quartier de Saint-Vincent de Paul. Les espaces enjeux font l’objet d’une double transfiguration, c’est à dire d’un changement d’aspect ou de forme par rapport au reste du tissu urbain.
La transfiguration physique s’appuie sur une délimitation physique. L’espace de l’urbanisme transitoire comporte alors des limites claires qui se définissent avec le bâti. “Les propriétés verticales du bâti sont utilisées afin de délimiter techniquement et symboliquement les espaces pris dans des enjeux urbanistiques.” . Ces lieux sont donc isolés du reste de la ville par une délimitation construite. Aux Grands Voisins cette limite existe, l’espace du site est défini par un muret faisant le tour du périmètre et isolant le projet du reste du tissu urbain.
Ainsi les Grands Voisins, comme les espaces enjeux sont clairement délimités et apparaissent comme des “lieux d’exception dans la ville du quotidien” .

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Évaluer et valoriser pour répliquer

La communication sur le projet est un outil nécessaire à la valorisation des actions qui ont été menées. Aujourd’hui Les Grands Voisins a fait l’objet de plus de 160 articles de presse et la page Facebook dédiée regroupe plus de 48 000 personnes. Le projet dispose donc d’une large visibilité qu’il faut savoir utiliser dans un but d’évaluation et de valorisation.
Les Grands Voisins s’impose à ce jour, comme l’un des plus gros projets d’urbanisme transitoire d’Europe. Cette expérience qui touche à sa fin est une référence et doit donc développer des clés de compréhension et de méthodologie dans un souci de réciprocité.
Comme nous l’avons vu précédemment, l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Île-de-France se réfère aux Grands Voisins et a développé une cartographie des initiatives d’urbanisme transitoire en Île-de-France depuis 2012. Lors du Forum Camping, du 14 et 15 juin dernier, la question du référencement a été évoquée par les participants. Le projet s’inscrit dans une logique plus large que la seule caractéristique de la temporalité en développant l’aspect participatif. Les participants du séminaire ont alors émis l’idée de créer une autre cartographie où la notion de projet participatif et d’espace commun seraient mis en valeur. Ce document visant à faire connaître et à promouvoir ce type d’initiatives.
Des outils de méthodologie sont également à l’étude, notamment la création d’une plateforme numérique qui vise à expliquer les caractéristiques du projet afin qu’il puisse être dupliqué. C’est donc l’idée de créer un projet Open Source, c’est-à-dire libre de diffusion et de reproduction. Des équipes peuvent être également dédiées à la transmission et à la formation des acteurs. Depuis peu, des guides méthodologie de l’urbanisme transitoire voient le jour. À Marseille, le service de la Politique de la Ville et l’association Cabanon Vertical, travaillent ensemble sur livret visant à la promotion des projets transitoires. Différentes réunions de concertation autour de ce thème ont été organisées avec les associations locale, notamment par La Compagnie des Rêves Urbains. Ce guide doit être diffusé à la fin de l’année 2017.
C’est dans ce même souci de valorisation et de diffusion que les équipes des Grands Voisins prône une logique d’essaimage. Ce concept emprunté au vocabulaire apicole se traduit par le fait que les entreprises s’étant rencontrées, côtoyées et ayant collaborées aux sein du site peuvent aujourd’hui poursuivre cette collaboration dans de nouveaux locaux et en contribuant à diffuser ce modèle. C’est la logique adoptée par Les Alchimistes avec lesquels nous nous sommes entretenus. Le passage des entreprises aux Grands Voisins apparaît alors comme une carte de visite et fait état d’un savoir-faire à transmettre.
Pour toutes les structures résidentes, la participation au projet contribue à la construction d’un réseau qui est voué à être pérennisé. Des outils de communication sont mis en place afin que les échanges continuent d’exister et les projets communs de se développer. Des outils d’évaluation sont également développés par Plateau Urbain, notamment des questionnaires où chaque structure présente les points positifs et négatifs du projet. Ces différents outils d’évaluation visent à mesurer l’impact du projet et à définir la richesse créée. Cette richesse n’étant pas matérielle, il est parfois difficile de quantifier et d’évaluer la valeur ajoutée du projet.

Table des matières

INTRODUCTION 
1 PARTIE 1 : L’IMPORTANT EST-IL DE PARTICIPER? 
1.1 DE LA RECONNAISSANCE DU SAVOIR CITOYEN AU RECUEIL DE LA PAROLE 
1.1.1 L’émergence contextualisée de la participation
1.1.2 De l’information à l’évaluation, où est la participation?
1.1.3 Une définition des participants en question
1.1.4 Le citoyen, un expert
1.2 LA PARTICIPATION EN DÉBAT 
1.2.1 Un cadre législatif favorable aux démarches participatives
1.2.2 Le rapport Bacqué-Mechmache un constat d’échec
1.2.3 Une politique contemporaine de co-construction
1.2.4 Malgré la législation, le débat continue
1.3 POURRONS NOUS UN JOUR PARLER DE CO-CONSTRUCTION ? 
1.3.1 Encore un échec ?
1.3.2 Où sont les participants ?
1.3.3 La participation, mais sous quelle forme?
2 PARTIE 2 : LES RÉPONSES DE L’URBANISME TRANSITOIRE 
2.1 LA GENÈSE DU PROJET 
2.1.1 L’Hôpital Saint-Vincent de Paul, une identité parisienne
2.1.2 Une opportunité saisie par Aurore
2.1.3 Miser sur le(s) collectif(s)
2.2 LES GRANDS VOISINS, UN PROJET HORS NORME 
2.2.1 La temporalité de la transition
2.2.2 Expérimenter une nouvelle manière d’habiter la ville
2.2.3 Faciliter les relations entre acteurs
2.2.4 Une solution créatrice de richesses
2.3 DÉVELOPPER L’ENVIE DE PARTICIPER 
2.3.1 S’appuyer sur le culturel
2.3.2 Ouverture d’esp(rit)ace
2.3.3 Mettre en scène une autre ville
2.3.4 Donner du temps tout en l’accélérant, le paradoxe du transitoire
2.3.5 Des petites mains pour un grand projet
3 PARTIE 3 : PÉRENNISER L’ÉPHÉMÈRE 
3.1 FACE AU DÉPART 
3.1.1 Une reconnaissance médiatique et politique
3.1.2 Une fin annoncée
3.1.3 Entre acceptation et anxiété
3.2 LA FIN NÉCESSITE LES MOYENS 
3.2.1 La Fin dans l’intérêt général
3.2.2 La co-construction jusqu’à la fin, et après
3.2.3 Évaluer et valoriser pour répliquer
3.3 CE(UX) QUI RESTE(NT) 
3.3.1 PBA, un nouveau voisin
3.3.2 S’appuyer sur l’expérience
3.3.3 Le projet continu
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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