Les garde-fous canoniques du conclave
Sans entrer dans les détails normatifs du conclave, il nous faut rappeler les principales étapes de la législation canonique touchant l’élection pontificale. En 1059, Nicolas II avait réservé au seul Collège cardinalice le droit d’élire le pape. En 1179, lors du IIIe concile du Latran, Alexandre III fit introduire la règle de la majorité des deux tiers, pour empêcher toute contestation de l’élection, et prévenir ainsi le risque de schisme. En 1271, Grégoire X avait été élu au terme d’une vacance de 33 mois, à cause d’une querelle entre les différentes nations représentées dans le Sacré-Collège. Les habitants de Viterbe, où avait eu lieu l’élection, avaient fini par enfermer les cardinaux dans le palais pontifical et les menacèrent de leur couper les vivres. Un tel procédé favorisa l’élection rapide d’un nouveau pape. Par la bulle Ubi periculum majus (1274), Grégoire X introduisit définitivement le conclave fermé comme unique cadre d’élection du Pontife romain. Au XVIe siècle, le constat d’un certain nombre d’abus susceptibles de menacer l’intégrité de l’élection papale invita les papes à inclure de nouvelles règles. En 1506, Jules II s’attaqua à la simonie – nous en reparlerons. En 1558, Paul IV condamna toute forme de tractation et de discussion sur le futur conclave tant que le pape était encore en vie. En 1562, Pie IV réalisa la première codification du conclave, par la bulle In eligendis. Ce pape voulut insister sur l’inaliénabilité du pouvoir pontifical, en rappelant que le Collège cardinalice ne possédait, pendant la vacance, « aucune juridiction, ni aucun pouvoir législatif, administratif, ou exécutif » 593. Des règles précises furent imposées concernant la communication des cardinaux avec l’extérieur, la surveillance des accès au conclave, le roulement des chefs d’Ordres pour assurer la direction des scrutins, le nombre des conclavistes, les officiers admis au conclave – sacristain, maîtres des cérémonies, médecins, etc. Pie IV tenait à rappeler aussi, dans l’élan réformateur du concile de Trente, que les cardinaux devaient « avoir Dieu seul devant leurs yeux » pour ainsi agir « de façon pure, libre, sincère, paisible et pacifique ». Ils étaient invités à prendre de la distance vis-à-vis des « passions des âmes » et des « intercessions des princes séculiers » 594. En outre, il était formellement interdit aux électeurs de réaliser entre eux « toute entente, tout pacte et tous autres traités illicites ». Ce paragraphe 26 de la bulle concernait directement le système factionnel et l’intervention indirecte des princes catholiques dans l’élection pontificale. Pie IV avait compris la nécessité d’intervenir en urgence pour éviter une subtile mainmise des princes, et en particulier de l’Espagne, sur le processus électoral.
Les normes grégoriennes, clef de voûte de la législation conclavaire
Soixante ans après la bulle de Pie IV, Grégoire XV en profita pour opérer une révision du dispositif conclavaire. Malgré la fermeté des règles disciplinaires de son prédécesseur, l’éphémère pape – son pontificat dura deux ans et demi – en avait pu constater les limites dans leur application. Par la bulle Æterni Patris Filius (16 novembre 1621), Grégoire souhaitait « protéger davantage l’élection de l’intrigue », comme le remarquait John Hunt595. Après avoir rappelé la fermeture totale du conclave et la règle des deux tiers, le pape ajoutait de nouvelles dispositions organiques chargées d’assurer la liberté, la confidentialité et la transparence des scrutins. La grande nouveauté de la réforme de Grégoire XV consistait en la remise en ordre des modes de scrutin. Günther Wassilowsky, qui a étudié avec précision l’œuvre canonique de ce pape, a montré que le basculement du processus électoral en faveur du vote par bulletin secret était justifié par le fait que les conflits inter-factionnels entravaient le bon déroulement de l’élection . Grégoire voulait avant tout viser, dans la lignée de ses prédécesseurs, « une neutralisation de l’influence externe due aux grandes puissances ». Son deuxième cheval de bataille était « le problème, interne au conclave, des conflits entre népotismes opposés » . Le second conclave de 1605 illustrait parfaitement ces oppositions, avec des négociations houleuses entre les factions des ex-cardinaux-neveux Aldobrandini et Montalto598. Lassés de la situation, un certain nombre de cardinaux étaient sur le point d’employer un mode de scrutin légal quoique risqué, l’adoration, en faveur d’un cardinal inapte à exercer la fonction papale. L’intervention énergique du cardinal Baronius permit d’éviter une élection désastreuse. Au début du XVIIe siècle, le cardinal Federico Borromeo s’était fait l’interprète des plaintes de Baronius. Il composa un traité intitulé De prudentia in creando pontifice romano, où il condamnait la tendance mercantile des conclaves récents, tout en appelant à une réforme de la procédure électorale, que Grégoire XV finit par mettre en œuvre. Nous venons de parler du scrutin par adoration. Le IVe Concile du Latran (1215) avait reconnu l’existence de trois formes d’élection. Tout d’abord, l’élection « per inspirationem » ou par inspiration : un cardinal proposait à haute voix le nom de son choix, qui était censé recueillir immédiatement l’unanimité des voix du Collège. Ensuite, l’élection « per compromissum » ou par compromis : en raison d’un enlisement irrémédiable du conclave, trois représentants choisis par les chefs d’Ordre se mettaient d’accord sur la désignation du futur pape. Enfin, l’élection « per scrutinium », par scrutin, qui devint le principal mode d’élection, à partir du XIIIe siècle : chaque cardinal inscrivait le nom de son choix sur un bulletin et le confiait à des scrutateurs. L’anonymat des bulletins n’était pourtant pas encore de règle. Un nouveau mode d’élection fut introduit, à l’occasion du conclave de 1523 : l’élection « per adorationem » ou par adoration. Comme pour l’inspiration, un cardinal était choisi parmi ses pairs et devait recevoir les hommages de la majorité d’entre eux, ce qui était le signe indubitable de son élection. Un traité anonyme conservé dans le fonds latin Barberini de la Bibliothèque vaticane, représentait ainsi le processus de l’adoration : « [Ils] font s’assoir le Cardinal sur l’autel, et ensuite les Cardinaux, l’un après l’autre, se rendent devant lui et lui font une inclination profonde. À une semblable adoration, dès qu’elle est publiée comme étant conforme au nombre suffisant de Cardinaux pour ladite élection, tous les autres (presque bruyamment) se pressent d’y concourir, chacun craignant de se faire remarquer pour être le dernier ou pour n’y avoir pas volontiers concouru. » Pour pouvoir procéder à l’adoration, un chef de faction devait déjà disposer de la majorité simple des voix en faveur de son candidat. Par ailleurs, au-moins deux tiers des cardinaux devaient procéder à l’adoration pour que l’élection soit assurée. Cet usage devait en outre être précédé du vote par scrutin et être suivi d’un scrutin non secret. L’élection de 1517 a fait du geste liturgique de l’adoration un véritable « rituel performatif, un acte constitutif par lequel un cardinal est élu pape » . Günther Wassilowsky ajoutait qu’une première analyse des sources semble démontrer que la plupart des papes, entre 1517 et 1621, ont été élus par adoration. Le danger de cette procédure est cependant palpable. Les factions minoritaires ne pouvant faire face à l’intronisation du candidat de la majorité, elles étaient logiquement pressées de participer à l’adoration : « S’activait un automatisme, renforcé par la peur que le futur pape puisse se venger sur ceux qui, au conclave, étaient les derniers à l’honorer » . Les factions népotiques, en raison de leur puissance au sein du conclave, profitaient assez largement de cette nouvelle stratégie électorale. Grégoire XV fut ainsi décidé à en finir avec elle. Tout en abolissant son usage et en décourageant les pratiques de l’inspiration et du compromis, il introduisait le vote par bulletin secret, avec la nomination de scrutateurs, parmi les cardinaux, pour vérifier chaque bulletin et réaliser le décompte des voix. Cette nouveauté permettait d’assurer une vraie liberté des cardinaux face aux pressions et menaces extérieures et intérieures. Grégoire codifia aussi l’usage de l’accession, que nous avons déjà évoqué, qui permettait, au scrutin du soir, de faire basculer sa voix sur un candidat différent du choix du matin. Le secret restait pleinement conservé dans ces deux procédures, les bulletins étant détruits après chaque scrutin. Sans entrer plus loin dans les détails de la réforme de Grégoire XV , nous pouvons retenir des éléments essentiels qui établirent le cadre juridique du conclave pour la période qui nous occupe et qui fixèrent de réels obstacles – certes non insurmontables – aux mécanismes factionnels et diplomatiques. Günther Wassilowsky, en introduisant la question des liens de sociabilité, soulignait que « le passage à l’élection par scrutin secret est significatif d’un dépassement, chez le simple électeur papal, des obligations imposées par les liens sociaux » 605 . La verticalité religieuse de l’élection, avec le choix de la conscience, devait ainsi être privilégiée à l’horizontalité politique et sociale, celle des liens d’amitié et de patronage. Les rapports des factions étant essentiellement fondés sur ces liens, le système factionnel se retrouvait théoriquement fragilisé par l’introduction du vote secret et donc par l’émancipation des électeurs. En outre, les influences diplomatiques se retrouvaient entravées par l’introduction du vote secret, mais aussi par la sécurisation accrue de l’espace du conclave, qui gênait considérablement la communication avec le conclave. John Hunt notait toutefois : « Bien que les ambassadeurs aient immédiatement craint que ces réformes puissent limiter leur influence sur l’élection, ils ne firent rien pour arrêter la politisation qui avait lieu à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du conclave » . En fin de compte, tout en cherchant à encadrer le factionnalisme, Grégoire XV ne l’a pas formellement interdit, et ainsi « les contemporains ont clairement perçu le fait que la nouvelle bulle ne mettrait pas fin au lobbying durant les élections papales », comme le faisait remarquer Maria Antonietta Visceglia.
Secret du conclave et communication factionnelle
Le nouveau cadre électoral a profondément compliqué le jeu des factions. Mme Visceglia notait : « Il renouait avec le principe de la liberté de choix dans les élections papales et, dans la pratique, il fallait des négociations beaucoup plus prudentes, car elles devaient être engagées sans désobéir aux nouvelles règles papales » 609 . La première règle contraignante pour le système factionnel touchait au secret du conclave. La bulle In eligendis employait un langage très ferme : « Mais qu’il ne soit permis en aucune manière d’envoyer à ceux qui seront au Conclave – ou inversement du Conclave à ceux qui sont dehors – une lettre, ou des écrits de quelque genre que ce soit, ou un messager, ou une note, voire un signe, ni même de les recevoir ; que ceux qui y auront contrevenu, de quelque dignité qu’ils fussent, même s’ils étincellent de l’honneur du Cardinalat, soient soumis à la peine de l’excommunication latæ sententiæ […] » Les factions des Couronnes, dont l’action se fondait sur la communication avec les ambassadeurs, se retrouvaient embarrassées par cette règle. Les conclavistes, principaux canaux de la communication factionnelle, étaient eux aussi concernés par cette interdiction. Les uniques échanges permis avec l’extérieur étaient limités aux audiences de la rota, qui devaient recevoir l’assentiment de la majorité des membres du Collège. De son côté, l’ambassadeur ne pouvait théoriquement obtenir une audience du Collège que par le truchement du doyen, du camerlingue ou du secrétaire du conclave, et à condition d’avoir une affaire importante à régler ne touchant pas directement à l’élection . Enfin, la rota, seul accès permis avec l’extérieur, était surveillée en permanence par des prélats et des patriciens, chargés notamment de vérifier, sous peine d’excommunication, qu’aucun message n’entre ou ne sorte . Les lettres non destinées aux chefs d’Ordre étaient censées être ouvertes par les gardiens du conclave. Nous avons évoqué la peine d’excommunication. L’excommunication dite latæ sententiæ était une grave sanction qui frappait automatiquement ceux qui contrevenaient à certaines règles majeures édictées par l’Église. Un excommunié ne pouvait plus recevoir les sacrements jusqu’à sa réconciliation, qui dépendait ici de la volonté du futur pape. Peine grave et honteuse, elle était un moyen de coercition quasiimparable à l’égard des cardinaux, attachés à conserver leur dignité et leurs privilèges. La communication interne au conclave était elle aussi restreinte par les normes de Pie IV, confirmées par Grégoire XV : « Que les Cardinaux s’abstiennent ensuite absolument de tous pactes, conventions, promesses, ententes, conventions, traités et toutes autres obligations, menaces, signes, contresignes des suffrages […] et nous lions dès maintenant fermement les contrevenants par la peine de l’excommunication » . Les négociations internes n’étaient bien sûr pas visées par cette sentence, puisqu’elles faisaient partie intégrante du processus électoral. Toutefois, pour préserver la liberté des cardinaux, les papes ont formellement interdit à ceux-ci d’avoir les mains liées par « pactes » et « promesses » finalement contraires à cette liberté du choix et de la conscience invoquée dans les bulles. Quant au « signe » des suffrages, qui contrevenait au vote secret introduit par Grégoire XV, nous verrons le débat qu’il a suscité lors du conclave de 1655. Malgré cette série d’interdictions canoniques, une réelle communication quotidienne existait entre les cardinaux et l’extérieur du conclave. John Hunt notait à ce propos : « Malgré les bulles strictes, les murs scellés et une légion de soldats, la communication entre ceux qui se trouvaient dans le conclave et les personnes extérieures continuait sans relâche » . Les nombreuses lettres et billets de cardinaux et conclavistes que nous avons pu relever dans les liasses diplomatiques en sont la preuve. Les ambassadeurs témoignaient dans leurs dépêches de leurs relations quotidiennes avec le conclave. En août 1644, Saint-Chamond écrivait à Chavigny : « Je ne laisse pas pourtant d’estre adverti tous les soirs de ce qui s’y faict […] » . Lionne notait, en janvier 1655 : « […] je reçois tous les jours des nouvelles deux fois, et j’en donne autant des miennes » . Il s’agissait donc bien d’une communication dans les deux sens, où instructions et nouvelles étaient échangées, afin d’élaborer au mieux la stratégie de la faction. L’instruction royale du 10 août 1644 stipulait que l’ambassadeur devait trouver des stratagèmes pour établir cette communication confidentielle avec les cardinaux de la faction, notamment s’il devait arriver après la fermeture du conclave, comme ce fut le cas pour Lionne en 1655 : « […] supposant qu’encore que les Card[in]aux soient desjà enfermés dans le conclave, led[it] Sr Ambassad[eu]r aura concerté avec eulx quelques moyens pour leur faire sçavoir de ses nouvelles […] » . La communication devait être secrète, non seulement pour contourner les obstacles canoniques, mais aussi pour éviter que les messages tombent entre les mains des autres factions.
Le spectre de la simonie
La seconde règle touchait à un abus condamné par les papes du XIe siècle, mais qui demeura largement répandu dans le cadre de l’élection pontificale : la simonie. La simonie peut se définir comme « la cupidité ardente ou la volonté d’acheter ou de vendre quelque bien spirituel ou associé au spirituel » . Il s’agit du trafic des réalités sacrées – sacrements, objets sacrés – mais aussi des charges ecclésiastiques. La source théologique du péché de simonie est l’histoire du magicien Simon, qui aurait proposé aux Apôtres de leur acheter des dons surnaturels636. L’usage de la simonie demeura un phénomène notoire, lors des conclaves de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle. En 1505, le pape Jules II décida de sévir et publia la bulle Cum tam divino637 qui, non seulement, frappait d’excommunication les cardinaux coupables de s’être adonnés à cette pratique , mais aussi déclarait l’élection simoniaque comme étant absolument invalide : « […] alors non seulement cette élection, ou le choix lui-même, est nulle et ne donne pas, à la personne ainsi élue ou choisie, le droit d’administrer les choses spirituelles et temporelles, mais aussi on peut alléguer et présenter, contre la personne élue ou choisie de cette façon par l’un des cardinaux qui ont pris part à l’élection, la charge de simonie, comme une hérésie vraie et indubitable, de telle manière que cette personne ne soit reconnue par personne comme étant le Pontife romain. » Quant à l’élu, il serait définitivement dépouillé de sa dignité de cardinal et des bénéfices qui y étaient attachés. Les agents intermédiaires – conclavistes, prélats, et même les ambassadeurs – étaient quant à eux privés de leurs charges et dépouillés de leurs biens au profit du fisc de l’État ecclésiastique et des États séculiers. Les graves sanctions promulguées par la bulle ne pouvaient a priori que réfréner les tentations. Selon les dispositions de Jules II, la simonie incluait, à l’occasion du conclave, le fait de « donner, promettre ou recevoir de l’argent, des biens de quelque genre que ce soit, châteaux, offices, bénéfices, promesses ou obligations »