Les frontières du territoire

BALZAC GÉOGRAPHE TERRITOIRES

Balzac géographe ?

Ce livre constitue les actes du colloque de Tours de 2003, « Balzac géographe », centré sur la notion de Territoires. Celui-ci était organisé par l’équipe « Histoire des représentations » de l’Université François Rabelais, représentée par Philippe Dufour et le Groupe International de Recherches Balzaciennes, présidé par Nicole Mozet. Il s’agit de la troisième grande manifestation balzacienne ayant eu lieu à l’Université de Tours, laquelle prend place à la suite de notre colloque du Bicentenaire de 1999, « Balzac dans l’Histoire » et du « Balzac voyageur » de 2001.
Il y a une cohérence dans cette série. La Révolution a constitué une rupture temporelle majeure qui a été ressentie comme inaugurant une nouvelle ère, tandis que la vente des Biens nationaux et le Code civil ont bouleversé le statut de la propriété, de l’individu et de la transmission des fortunes. Parallèlement, les mutations économiques transformaient en profondeur le rapport à l’espace national aussi bien que mondial. Les institutions n’étaient pas épargnées, le pouvoir politique de l’Église était battu en brèche, les disciplines scientifiques prenaient chacune leur autonomie et la littérature européenne entrait en romantisme. Ce terme recouvre des phénomènes très différents selon les pays et les moments de son histoire, mais il implique toujours un questionnement sur la hiérarchie des genres et les modes de représentation qui sont à la disposition des écrivains.Parler de représentation, c’est désigner les interactions multiples entre la littérature, les disciplines scientifiques et le désir de rendre compte de cette « réalité » qui nous entoure, omniprésente, changeante et insaisissable. Le territoire est un des socles de cette volonté de représenter. Ce que l’on appelle quelquefois, de façon trop vague et peu satisfaisante, le « cadre » d’une fiction romanesque n’est rien d’autre que la volonté de montrer tout ce qui fait le « réel » d’une époque ou d’un individu, et qui fait corps avec celui-ci : dans le roman balzacien, y compris dans les Contes drolatiques, le geste narratif commence le plus souvent par la délimitation et l’appropriation d’un espace. Ce qui veut dire nommer, décrire et situer dans le temps et l’espace :Au commencement de l’automne de l’année 1826, l’abbé Birotteau, principal personnage de cette histoire, fut surpris par une averse en revenant de la maison où il était allé passer la soirée. Il traversait donc aussi promptement que son embonpoint pouvait le lui permettre la petite place déserte nommée le Cloître, qui se trouve derrière le chevet de Saint-Gatien, à Tours .

Les frontières du territoire

Territoire : le mot inspire l’imaginaire. De multiples acceptions se sont empilées au cours du temps et au gré des discours. Économie, droit, philosophie politique, éthologie, anthropologie, géographie sociale, nombreuses sont les disciplines à croiser et creuser la notion.

• Premières définitions

Au départ, la définition pourrait relever de la géographie physique : un territoire montagneux, aride, vallonné. Mais l’épithète double déjà la neutralité descriptive d’un regard évaluatif : le territoire (à l’instar de son doublet populaire, le terroir) s’apprécie à ses ressources naturelles. Le territoire produit de la richesse : dans La Comédie humaine, Balzac parle plus d’une fois de la fortune territoriale . Aussi le territoire est-il objet de désir et exposé aux violences : riche, fertile, il excite les convoitises. « Qui terre a, guerre a », lit-on dans le roman balzacien du territoire remembré et démembré . Espace à conquérir, menacé, à régenter, le territoire nécessite une assise juridique. Auguste le déclare dans Cinna, un territoire est un terroir encadré par des lois ;

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Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile :
Allez donner mes lois à ce terroir fertile .

Caesar Siciliam fecit. Le territoire, approprié, relève du droit. Au VIe siècle, sous l’empereur byzantin Justinien premier, à l’époque où l’on rédige le Digeste et les codes qui fondent notre droit romain, un regard étymologique incertain croit discerner un radical commun aux mots territorium et terrere et en tire une définition pour le législateur : la sécurité du territoire est garantie par un droit à y faire régner la peur (on pense à la caractérisation que Max Weber donnera de l’État comme détenant le monopole de la violence légitime sur son sol).
« Allez donner mes lois à ce terroir fertile ». Corneille n’emploie pas le mot territoire, sans doute parce que dans l’alexandrin les syllabes sont comptées, aussi parce que le mot reste rare au XVIIe siècle, circonscrit à son sens juridique, nettement spécialisé, le dictionnaire de Furetière en témoigne. Le territoire s’y présente comme une juridiction, un espace dans les limites duquel s’exerce une compétence, pour prélever des impôts ou rendre la justice notamment (cinquante ans plus tard, Montesquieu intitulera un chapitre de son maître ouvrage « De la justice territoriale des églises »). Tous les exemples que donne l’abbé portent sur des subdivisions administratives, pourrait-on dire : territoire d’un marquisat, d’une cure, évêché, seigneurie, territoire d’un juge. Le « territoire du bourg » qu’organise Benassis tient de ce modèle quasi féodal, même si le médecin l’adapte à l’économie moderne, puisqu’il s’agit proprement d’aménager le territoire. Furetière, à aucun moment, ne parle du territoire comme espace borné par des frontières au sein desquelles s’exerce la souveraineté d’un État.
Au XVIIIe siècle, la définition se politise, dans la pensée des Lumières, alors que le mot gagne en fréquence. À l’acception juridique s’ajoute une coloration idéologique. Dans le Contrat social, la conception économique du terme est réputée insuffisante. Pour Rousseau, seule une bonne constitution (pas les lois d’Auguste !) fait le prix d’un territoire. Le territoire se doit d’être structuré par une éthique indispensable à la conservation de l’État, à l’instauration d’un lien social: « […] une saine et forte constitution est la première chose qu’il faut rechercher, et l’on doit plus compter sur la vigueur qui naît d’un bon gouvernement, que sur les ressources que fournit un grand territoire ». Le territoire apparaît idéalement comme l’espace d’un bien-être que ne sauraient procurer les seules richesses économiques, qui engage plus fondamentalement la volonté des hommes, réunis collectivement dans une décision au bonheur. Cette conception du territoire, lieu d’une identité politique à travers laquelle s’affirment des valeurs, se concrétise pour ainsi dire avec la Révolution française. Le territoire national, un et indivisible, fait la République. Il est à défendre contre l’ennemi extérieur (« l’étranger », alias « les tyrans », id est l’Europe des monarchies) aussi bien que contre l’ennemi intérieur (la France féodale des terroirs où des patois en tous genres entravent la diffusion de la langue de la liberté). 1793 : le jus terrendi byzantin est d’actualité..

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