Les formes élémentaires du risque
En publiant en 1986 « La Société du Risque», Ulrich Beck ouvra une perspective conceptuelle remarquable dans les sciences humaines, en parlant de société du risque. Selon l’auteur, la société occidentale moderne, contrairement aux sociétés précédentes, qui imputaient les catastrophes aux déités ou au destin, présente la nouveauté de vouloir rationaliser et contrôler le danger. Le risque est en effet une invention moderne : « En parlant de risque, on vise la colonisation du futur, le contrôle de l’incontrôlable. Le terme “risque” est une tentative pour rendre prévisibles et contrôlables les effets imprévisibles de nos décisions sociétales. » (Beck, 2003 : 29) À partir des années 70, la remise en question des États-nations de l’ère industrielle et l’industrialisation ont provoqué le recul des institutions de prévoyance des États-providence. Anciennement garants de la répartition des bienfaits du progrès, il y a eu un passage vers une gestion des dommages collatéraux, ainsi que leur répartition. Ceci a bouleversé les institutions et leur rôle dans la société (Beck, 2003) La croyance naïve dans le progrès qui caractérise la société moderne est largement entretenue par les médias de masse et le risque, omniprésent, y est mis en 52 avant selon Beck. Les médias entretiennent une universalisation du sentiment d’insécurité, et mettent en scène un contrôle de l’incontrôlable par l’expertise économique, la prospection géopolitique ou l’expertise climatologique. Dans le domaine économique, une économie de la peur se développe, selon Beck, où les entreprises tirent profit des émotions des individus pour vendre toujours plus et vendre de la sécurité. Les catastrophes écologiques et financières sont à comprendre comme des effets secondaires du processus de progrès, elles sont présentées comme telles et deviennent alors morales. Hénaff commente d’ailleurs : « La nouvelle philanthropie étend la logique capitaliste dans les sphères qui en subissaient les ravages en assurant des opérations bien calculées d’intégration sociale.» (Hénaff, 2003) Le rôle des entreprises a aussi changé avec le recul de l’État, elles sont désormais aussi garantes du bien commun. L’inédite place de l’entreprise dans la société pose alors la question de la responsabilité. Mais comment est-on responsable dans la société du risque ? La question du risque structure la pensée et les prises de décisions en entreprise, il est essentiel de lier la question du risque et de l’éthique entrepreneuriale. Dans l’ouvrage Ethical Dilemmas in management, le sociologue norvégien Tore Bakken propose de lier la question du risque à celle de l’éthique entrepreneuriale pour mieux comprendre les fondations philosophiques de la pensée éthique dans notre société moderne post-industrielle (Bakken, 2009). La question que Bakken se pose pour démarrer est « How can we act responsibly as decision makers in a society that is increasingly unpredictable and unknown to us? » (Bakken, 2009 : 11). En essayant d’étudier les fondements de la pensée des décideurs et ce qui motive la problématisation d’événements extérieurs, l’auteur essaye de comprendre comment nous communiquons dans une société du risque. Bakken part des concepts de responsabilité, de risque et de conscience pour mieux comprendre comment ils 53 influencent la production de l’éthique entrepreneuriale et de manière plus générale comment les organisations modernes « font » de l’éthique. La moralité du risque est un concept approfondi par le philosophe allemand Hans Jonas16, Bakken explore ainsi le principe de responsabilité associé au risque à la lumière des travaux de ce dernier. Selon Jonas (1995) le calcul extensif du risque engendre une moralité sans morale, basé sur une sorte de moralité mathématique qui ne prend que superficiellement en compte les impératifs moraux ou éthiques. Caitlin Zaloom parle de « work of risk » dans son ethnographie des tradeurs de Chicago et Londres : Out of the Pits : Traders and technology from Chicago to London (2006)
À la base du management du risque rationalisé se trouvent les prérequis de la spéculation. La gestion des émotions et les enjeux liés au risque façonnent largement leur pratique professionnelle et sont essentiels à la performance dans les banques qu’elle a ethnographiées. Dans le groupe de tradeurs, le discours s’oriente souvent autour de la question de discipline et de la toute-puissance du marché. En particulier dans la finance, le risque est au centre de la stratégie de l’entreprise, mais aussi au cœur de la pratique professionnelle et éthique. Dirigé sur des principes d’incertitude, l’accent est mis sur des objectifs lointains et vagues comme le gain d’argent ou un idéal de croissance et de progrès. L’ampleur du marché économique et la dispersion des lieux de décisions font du monde de la finance un lieu global et local qui offre peu de contrôle sur les conséquences. Nous verrons ainsi comment les entreprises prises dans les réseaux globaux ont progressivement changé de raisonnement moral.
Tournant déontologique
Nous avons donc pu constater à travers plusieurs exemples que le raisonnement moral moderne s’oriente de plus plus vers une éthique de conviction (ou déontologique) selon les termes de Max Weber (1959/2003). Les auteurs que nous étudierons principalement sont Joel Robbins, Christina Garsten, Tor Hernes et Catherine Dolan. À travers leurs ethnographies et ouvrages respectifs, nous explorerons le changement de raisonnement moral que connait notre société en portant une attention particulière à l’éthique entrepreneuriale.
Entre responsabilité et conviction
Un des points essentiels de l’argument de Joel Robbins s’articule autour des notions d’éthique de conviction et de responsabilité étudiées plus tôt. Il affirme, à l’issue d’une étude sur les nouvelles formes de discours pentecôtistes19, que notre société post-industrielle est en train de connaitre un tournant éthique considérable où le raisonnement ne se fait plus en termes de responsabilité, mais dans le confort de l’éthique de conviction. Robbins s’est demandé pourquoi de telles masses de la population à l’heure de la mondialisation et du capitalisme étaient attirées par ce type de raisonnement moral. Il a d’abord examiné quel style de raisonnement moral était promu par les pentecôtistes. Ainsi le style est axé sur la culpabilité individuelle, il est essentiellement déontologique — comme expliqué plus tôt —, car il suffit de suivre les règles scrupuleusement pour être libéré de la culpabilité morale. En effet même si le résultat d’une action a des conséquences désastreuses, la responsabilité n’a que peu de poids moral. Pourquoi préférer un raisonnement moral pensé en terme de devoir absolu plutôt que de conséquences prévisibles à assumer (Fassin et Lézé, 2013) ? Cela rejoint les questions étudiées plus tôt de risque, d’insécurité et de culpabilité. Robbins insiste donc sur le fait que lorsque le monde social d’un individu — ou d’une organisation — n’est pas prévisible et que l’on ne peut pas réellement contrôler les conséquences de ses actions, les approches déontologiques ont beaucoup plus de sens (Robbins, 2010). La sécurité qu’offre le cadre déontologique est attrayante à nombreux égards et pas seulement dans le domaine religieux.
Trajectoires
Les relations entre éthique et religion ne doivent pas être négligées dans l’étude de l’éthique entrepreneuriale, particulièrement après les travaux de Max Weber dans lesquels il mit en évidence l’importance du facteur religieux dans la construction de l’éthique capitaliste (1964). Il est nécessaire d’observer le cheminement et l’influence de l’éthique protestante dans les différentes sphères de la société — plus particulière nord-américaine ou anglaise — qu’il s’agisse de l’économie, le politique, la médecine ou la recherche académique. La question du rapport entre bioéthique et religion est explorée par CS Campbell (1992). La religion protestante a eu un impact considérable selon l’auteur sur l’éthique dans les sciences et entreprises des pays anglophones, Campbell soutient que la reprise du champ lexical religieux et de ses concepts a largement contribué à la formation de la bioéthique (1999, 1992). Il est important de rappeler que l’éthique — si expertisée et institutionnalisé — est largement influencée par des facteurs historiques et sociaux. Ainsi Bruno Latour insiste sur la porosité entre les différentes institutions sociales et le monde de la recherche (1987). Guyer (2007) a insisté sur le fait que le tournant concerne principalement l’éthique protestante et la conception du temps a influencé le discours économique nord-américain. Le texte est commenté par Robbins (2007), où il lie ces questions avec celles du changement de posture morale. Dans son ethnographie de plusieurs banques d’investissement à Chicago et à Londres, Caitlin Zaloom (2006) décrit l’emprunt terminologique des tradeurs au champ lexical religieux. Le chapitre The discipline of the Speculator, elle explore l’usage de termes comme discipline comme éthique et la comparaison du marché à la main de Dieu. Les liens entre le capitalisme et le protestantisme ne sont plus à prouver, mais il 61 est bon de noter que l’influence de l’éthique protestante ne s’est pas arrêtée au domaine économique.