Les fondements anthropologiques de l’état-leviathan

LES FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DE L’ETAT-LEVIATHAN

Pour Aristote, la politique est l’art de gouverner la cité. Elle est un talent qui permet d’apporter des solutions aux problèmes des citoyens. Sans la politique la cité serait éternellement dans l’anarchie, dans l’insécurité, dans l’injustice. Sa première tâche est de former des citoyens dotés d’une bonne éducation, c’est ce qui sans doute explique l’engagement politique de Thomas Hobbes. Rappelons que c’est à la suite de son second voyage à Paris (1634-1636) qu’il a élaboré sa doctrine politique. Lapolitique en question, considérée comme une science doit, selon Hobbes, se débarrasser de toutes formes de mysticisme pour s’appuyer sur des bases rationnelles. Cela revient à penser la chose publique à partir non pas d’une transcendance divine, mais en fonction de l’homme lui-même comme acteur principal du jeu politique. C’est dans ce sens que l’anthropologie,science qui étudie l’homme, constitue le fondement de la réflexion politique hobbesienne.
Le Léviathan, œuvre maitresse de Hobbes, fut publié en 1651 au lendemain de la guerre civile anglaise. Cette période qui a vu la dissolution du Parlement et la défaite du camp royaliste par Cromwell est marquée par la remise en cause de plus en plus manifeste des églises et l’affirmation toute profane de la puissance civile, donc de l’Etat. C’est dans cecontexte de renversement de la moralité ou de refondation qu’est apparu le Léviathan dontla tâche principale est de montrer aux hommes la voie à suivre pour retrouver le salutterrestre. Mais le problème ici, c’est que jusque là, aucune loi permettant d’établir la paix et la sécurité civiles n’est clairement définie, ce qui permet de comprendre que les hommessoient toujours dans un état de guerre ou, pour être précis, un état de nature. L’analyse de cet état nous amènera à saisir l’homme depuis sa condition première jusqu’à son entrée dans une société civile, où nous découvrirons avec Hobbes que le caractère fini des hommes est la cause de leur obéissance.

Du droit naturel de l’homme au contrat fondateur de la société civile et de l’Etat absolu

Décrivant la situation des hommes à l’état de nature, Hobbes au chapitre XIII du Léviathan écrit : « *…+ il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur condition est ce qu’on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contrechacun » . Ce propos de Hobbes montre qu’en l’absencedu pouvoir commun les hommes sont encore dans un état de nature, disposant d’un droit de nature. Le droit de nature peut être défini comme le pouvoir naturel et légitime d’employer toute sorte de moyens dont on juge nécessaire à notre propre survie. Il est défini comme : « la liberté que chacun a d’userde sa propre puissance, comme il le veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin» . L’état de nature, en raison du droit de nature, est un état de guerre de tous contre tous.
La guerre, selon Hobbes, s’inscrit dans la durée. Elle est un état permanent d’affrontementphysique ou verbal et non une simple lutte ou bataille. Cette volonté iminente qu’ont les hommes de s’affronter s’explique par : « d’une part, l’existence d’un désir indéfini de puissance, et d’une part, le droit naturel illimité de chacun sur toutes choses, y compris sur les autres ».
Trois causes sont à l’origine de la guerre entre les hommes : la rivalité, la méfiance, la fierté. A ce propos, Hobbes se veut explicite en déclinant successivement la finalité liée àchacune de ces causes. En effet, la recherche effrénée du profit met les hommes en position de combat ; quand l’un se méfie de l’autre, c’est par pur souci de sécurité individuelle car chacun est conscient du danger permanent qui menace sa vie. En même temps, chaque homme étant fier de soi, veut imposer aux autres la haute opinionqu’il a de soi-même en vue justement de jouir d’une certaine réputation.
La rivalité entre les hommes entraine une guerre sans fin. En effet, quant deux individusdésirent la même chose dont la jouissance mutuelle est impossible, il s’en suitnécessairement une compétition pour la propriété, ce qui, à première vue, amène à penser que leshommes sont en présence d’une guerre purement économique. Mais il n’en est rien car si tel était le cas, cette guerre serait une bataille ponctuelle. Elle ne durerait que le tempsque dure la raréfaction des produits destinés à la consommation, à la satisfaction des besoins du corps. Cette guerre qui dépasse le cadre strictement biologique, estintrinsèquement liée à la nature propre de l’homme, c’est-à-dire à son désir immodéré degloire et de puissance. Si les uns attaquent les autres qui se défendent avec toutes les dispositions et l’arsenal requis, c’est soit pour devenir maître ou propriétaire de la personneet des biens d’autrui, soit pour éviter de perdre son patrimoine et devenir par la même occasion esclave d’un autre. Lisons à ce propos la déclaration de Hobbes dans le Léviathan : « A cause de cette défiance de l’un envers l’autre, un homme n’a pas d’autre moyen aussi raisonnable que l’anticipation pour se mettre en sécurité, autrement dit se rendre maître, par la force et la ruse, de la personne du plus grand nombre possible de gens, aussi longtemps qu’il ne verra pas d’autre puissance assez grande pour les mettre en danger.
Il ne s’agit là de rien de plus que ce que sa propre conservation requiert-ce qui, généralement, est permis »5 . Cette guerre interindividuelle, il faut le préciser, n’a pas pour fin de tuer l’autre ou de le faire disparaître complètement du circuit social ; elle consiste plutôt à le garder en vie pour lui imposer l’image qu’on veut qu’il ait de nous. Il s’agit en dernier ressort d’une lutte pour la gloire. Car sans ce regard craintif et soumis du vaincu, lavictoire du vainqueur serait sans gloire.
Le droit est défini comme ce qui est conforme, c’est-à-dire qui n’est pas contraire à laraison. Et dans la mesure où cette même raison prescrit de rechercher ce qui est bien pour nous-mêmes – la paix – et de renoncer à tout ce qui peut porter atteinte à notre vie – la guerre-, alors il devient tout à fait loisible pour un homme de prendre toutes les dispositionsen vue d’accomplir ces recommandations de la raison, ce qui montre que nous sommes bienen présence d’un espace où la fin justifie les moyens. Dès lors, chacun devient maître et juge des moyens nécessaires à sa propre conservation. « Qui veut la fin veut les moyens », avaitdit Machiavel. Et puisque la paix ne peut s’obtenir que par les moyens de la guerre, il va desoi que chaque homme cherchera à s’armer mieux que les autres en vue de se protégercontre toutes formes d’agressions. C’est dans ce sens que nous comprenons cette déclaration de Hobbes : « (…) là où un homme a droit à la fin, et parce que la fin ne peut être atteinte sans les moyens, c’est-à-dire sans ces choses qui sont nécessaires pour obtenir la fin, il est conséquent de dire qu’il n’est pas contre la raison, et, par conséquent, que c’est un droit pour un homme, d’user de tous les moyens et de faire toute action qui est nécessaire pour la préservation de son corps ».
L’utilisation des moyens nécessaires à la préservation de la vie serait alors une attitude légitime car étant fondée sur le droit naturel d’autoconservation. Il serait donc illogique de parler d’injustice par rapport aux actes posés par quiconque pour sauver sa peau. Auchapitre premier du De Cive, en décrivant la situation des hommes hors de la société civile,Hobbes pense à ce qui est en train de devenir la condition humaine en Angleterre où toute autorité civile est bannie en raison des conflits. Cette situation reflète parfaitement l’image de l’état de nature où chaque homme possède un droit de nature. Le droit de nature dont Hobbes fait état est un droit qui est propre à l’individu et qui s’enracine dans la volonté. Ilrésulte d’un faisceau de forces et se présente comme un pouvoir ou liberté ; il est ordonné à la conservation de la vie et s’accorde avec la raison.
L’idée de droit naturel, faudra-t-il le noter, n’est pas une innovation proprementhobbesienne. Déjà pour la tradition, le droit est naturel parce qu’il fait parti de l’ordre des choses universellement voulu de Dieu. Mais la différence c’est qu’à la référencecosmologique et théologique du droit naturel classique, Hobbes substitue une référenceanthropologique. Le droit est ce qui incline l’homme à des mouvements et à des actionsmécaniques et l’expose à des rapports de forces vis-à-vis des autres hommes. Mais le droitest aussi spécifique à la nature de l’homme car il appartient à chaque individu et se définicomme liberté. Nous constatons ici un lien étroit entre la première section du De civeintitulé La liberté et le chapitre XIV du Léviathan où le droit est défini comme la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir. Mais dans la mesure où le droit naturel est synonyme de guerre universelle, qu’est-ce qui peut bien amener les hommes à vouloir se départir de cet état d’anomie généralisée ?
Cette méthode qui consiste à nier l’existence naturelle de la société, amène à saisir l’homme en dehors de tout cadre relationnel. En termes clairs, il s’agit, pour comprendre la raison et la manière d’être de la société civile, d’imaginer l’homme dans un espace où il vivrait seul sans rapport avec ses semblables. En effet, dans l’introduction du Léviathan, le philosophe revient sur l’idée selon laquelle la connaissance de l’édifice social est intrinsèquement liée à la connaissance de la matière qui le compose, c’est- à- dire l’homme. Hors de la société civile, l’homme ne pourra pas réaliserses qualités humaines car la société en question est, selon Aristote, une réalité naturelle parce que consubstantielle à l’existence humaine. Cela veut dire qu’elle existe avec la présence de l’homme dans l’existence. De ce point de vue, on ne peut pas parler de société sans hommes ni d’hommes qui vivraient en dehors de la société. Un homme qui existerait seul en dehors du circuit social est soit un dieu soit une bête, selon Aristote.
En reconnaissant la société comme cadre naturel d’existence de l’homme, on peut affirmer son antériorité historique sur l’Etat. Cela veut dire que les sociétés ont d’abord existé sans Etat avant de se constituer comme des sociétés étatiques. Les sociétés sans Etats sont dites communautés primitives. Elles renvoient dans l’approche d’Aristote à la famille, au clan et à la tribu. Ici, la cohésion sociale est assurée grâce au lien parental, c’est-à-dire au sentiment d’appartenir au même ancêtre. Mais le passage du clan à la cité sera le moment du remplacement du lien parental par l’intérêt économique divergent. Et comme la cité est devenue le nouveau cadre d’existence humaine, si elle est menacée, c’est la vie de l’homme elle-même qui se trouverait ainsi profondément menacée. C’est pourquoi, pour assurer la paix et la sécurité sociales, les hommes vont décider de mettre en place une instance suprême : « sans quoi la communauté devient une simple alliance, qui ne diffère des autres alliances conclues entre Etats vivant à part les uns des autres que par la position géographique ».
Les notions de décision et de raison qui interviennent en tant qu’éléments fondamentaux dans l’institution sociale montre que la cité, selon les mots de Zarka : « n’est pas simplement une communauté pour la survie, mais une communauté pour la vie bonne ».
Sur la question d’une existence solipsiste, Hobbes ne prend pas le contre-pied d’Aristote sinon qu’un homme isolé seul dans la nature ne peut qu’être un pur individu avec un droit absolu sur toute chose. Ce droit, comme il a été précédemment dit, est en soi une contradiction en ce qu’il appartient à chacun en particulier et à tous en général, donc à personne finalement. Ce qui dispose les hommes à un perpétuel combat pour la survie, la puissance et la gloire. Dans cette situation de crise où chacun est l’ennemi de l’autre, la recherche de la paix en vue de sauvegarder la vie individuelle s’impose comme un impératif catégorique, pour parler comme Kant.
Au regard de toutes ces considérations, nous pouvons soutenir que même si l’homme est devenu un être social, force est de constater qu’il n’était pas prêt à intégrer tranquillement la société. Il est comme aculé par la situation dans laquelle il vivait. Son entrée en société n’est point gratuit car l’homme est fondamentalement motivé par la protection qu’il espère recevoir de la collectivité, sans cela il n’aurait jamais pactisé. Ainsi nous comprenons parfaitement pourquoi Hobbes rejette la thèse aristotélicienne de l’essence sociale de l’homme. Cette analyse peut être corroborée par ce propos de Terrel qui note que « Les hommes cherchent à se regrouper et inventent des sociétés civiles parce qu’ils sont des animaux égoïstes et non parce que leur nature les porterait de façon désintéressée à désirer la société de leurs semblables ».
Mais cette insociabilité naturelle de l’homme dont Hobbes fait état est-elle absolue ? A cette question, Kant, de façon subtile, parle d’insociable sociabilité. Pour lui, l’homme est habité par deux tendances : tendance à se replier sur lui-même, et tendance à s’ouvrir aux autres.
Ce qui fait que même s’il s’enferme dans son ego en considérant l’autre comme un obstacle à sa propre réalisation, il n’en demeure pas moins qu’il est obligé de tendre vers ses paires. Ainsi si les hommes ne sont pas assez murs pour comprendre la nécessite à vivre en société, ils sont cependant suffisamment conscients qu’ils ne sont rien en dehors de la vie sociale.
Puisque la société est imaginairement dissoute à cause de l’insociabilité humaine, suivons la logique hobbienne et reconstruisons-la théoriquement en élaborant des mécanismes qui favoriseraient une véritable sociabilité, ce qui ne peut se faire sans une garantie suffisantepouvant réduire tous à l’obéissance mutuelle des conventions.
Il s’agit de faire de sorte que l’accord s’inscrive dans une logique synallagmatique, c’est-à dire que les hommes orientent réciproquement leur volonté vers le bien commun qui est la volonté de chacun et de tous ; et quand je m’engage à cet effet, je dois me garantir que mes congénères s’engageront aussi. C’est comme qui dirait : j’observe les lois de nature si et seulement si je suis sûr que l’autre en fera de même. Le problème ici est de transformer un cadre public en espace juridique. Mais lorsqu’on considère la loi naturelle, on s’aperçoit qu’elle ne permet pas une sortie de crise heureuse car n’offrant à l’individu aucun statut nouveau. Elle ne donne à l’homme aucune assurance quant à la volonté avérée des autres à s’obliger à l’observance du contrat. En effet, si les hommes sont toujours au stade premier de leur existence, c’est-à-dire à leur état initial, et ce même après avoir contracté, c’est qu’aucun parmi eux n’est sûr que lorsqu’il abandonnera son droit de se gouverner soimême, ses paires en feront autant, ce qui ne fait que refroidir les relations entre les hommes.

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