LE FONDEMENT ET L’OBJECTIF POLITIQUE DE LA RÉFORME: L’ÉGALITÉ DES CHANCES
Je reprends mon étude exactement là où je l’ai laissée en introduction, soit avec l’avènement de cette entreprise de consultation de la population pour laquelle le rapport Corbo a jeté les bases: les États généraux sur l’éducation. Il s’agit du chantier duquel est née la dernière grande réforme de l’éducation, communément appelée « réforme Marois,» et nommée « renouveau pédagogique» par le Ministère de l’éducation au tournant des années 2000. J’en suis donc à la réforme qui m’intéresse dans le cadre de cette thèse, ou du moins, à la grande consultation qui en est l’origine. C’est pourquoi, du survol historique effectué en introduction, je passerai maintenant, à partir de ce premier chapitre, à l’étude, l’analyse et la critique des fondements philosophiques de la réforme. Je débuterai par une discussion sur les fondements politiques de la réforme, que l’on retrouve étayés en toutes lettres notamment dans le rapport final de la Commission des États généraux sur l’éducation. 13 Ce premier chapitre est divisé en quatre sections. La première (1.1), plus descriptive, me permettra de présenter le fondement et/ou l’objectif politique de la réforme: l’égalité des chances.
Pour ce faire, seront exposées les grandes idées défendues dans deux des principaux textes fondateurs de la réforme, soit le rapport final de la Commission des États généraux sur l’éducation, de même que le plan d’action ministériel Prendre le virage du succès.14 La seconde section (1.2), également descriptive, servira la présentation des principales conceptions théoriques de l’égalité des chances, telles que développées dans l’histoire contemporaine de la philosophie politique et, plus récemment, en philosophie de l’éducation. À la lumière des faits établis en 1.1 et 1.2, je tenterai ensuite de déterminer, en 1.3, sur quelle conception de l’égalité des chances semblent s’appuyer les commissaires des États généraux – et la ministre Marois à leur suite – dans leurs recommandations quant à la réforme de l’éducation. Enfin, en 1.4, j’effectuerai l’analyse critique des différentes conceptions de l’égalité des chances – particulièrement de celles égalitariste et adéquationniste – de même que des recommandations effectuées par les commissaires des États généraux et la ministre de l’éducation en cette matière. Je défendrai, dans cette section, une conception égalitariste de la justice en éducation, et appliquerai ma conception au cas précis du système québécois d’éducation, en m’attardant spécifiquement – à titre d’exemple d’application – au débat sur la pertinence de l’école privée.
Le rapport final de la Commission des États généraux sur l’éducation
Les États généraux sur l’éducation se sont échelonnés sur près de 18 mois entre 1995 et 1996. Ils se sont déroulés sous la forme d’audiences publiques tenues un peu partout sur le territoire québécois, pour culminer par un débat national, qui eut lieu à Montréal en septembre 1996. Les treize commissaires, sous la présidence de Robert Bisaillon, provenaient de milieux complètement différents; seulement trois d’entre eux oeuvraient au sein du système de l’éducation, question « [ … ] d’assurer une voix aux différents secteurs de la société.15 » Le rapport final de la Commission des États généraux sur l’éducation recommande de mettre en branle dix chantiers prioritaires dans le but de rénover le système d’éducation. Mais avant d’en arriver à ces recommandations, les commissaires élaborent brièvement sur la mission éducative qu’ils aimeraient voir mise en place de même que sur le rôle de l’école dans la société québécoise du XXle siècle.
On retrouve ici, en substance, les conclusions du rapport Corbo, exposées de manière beaucoup plus élaborée. Face aux difficultés qu’éprouve désormais notre société à s’entendre sur un ensemble de valeurs communes, devant un développement économique erratique et dépendant de la mondialisation et de la déréglementation des marchés, alors que le travail salarié est en perte d’importance en tant que mode dominant d’insertion sociale et que la permanence des savoirs est de plus en plus chimérique, il devient extrêmement difficile, selon les commissaires, de voir à quoi l’école et, plus largement, l’éducation peut bien préparer. « On a été habitué à ce que les réformes de l’éducation aillent de pair avec un changement social qui paraissait souhaitable à la majorité. La réforme issue du rapport Parent, par exemple, se voulait une contribution à la Révolution tranquille et à la modernisation du Québec. Aujourd’hui, une réforme de l’éducation que l’on voudrait dans le sillage d’un projet social mobilisateur serait bien en mal d’impulsion.16 » Or, poursuivent les commissaires, « si l’éducation accepte d’avancer dans le brouillard, » elle pourrait « servir de phare à d’autres institutions sociales en panne de repères. » (RF, p.7)
Dans cet esprit, la réforme doit « contribuer à l’émergence d’une société plus juste, plus démocratique et plus égalitaire et nous permettre de progresser vers une plus grande humanité. » (RF, p.7) Il nous faut, défendent les commissaires, éviter d’enfermer la réforme dans « les couloirs étroits de la transmission des savoirs ou de l’utilitarisme économique. » (RF, p.7) C’est sur ces bases que les commissaires s’appuient pour définir les trois finalités éducatives que devrait désormais poursuivre l’école québécoise: instruire, socialiser et qualifier. « Instruire» constitue pour les commissaires « une tâche essentielle de l’institution scolaire.» (RF, p.8) L’école, à tous les niveaux, est le lieu privilégié pour l’acquisition des « connaissances, habiletés et attitudes» (RF, p.8) nécessaires à la compréhension et la transformation du monde. « L’accroissement exponentiel des connaissances, leur renouvellement rapide, l’exigence de connaissances de plus en plus élevées et de plus en plus abstraites pour bien s’intégrer dans une société où le savoir occupe une place centrale militent en faveur d’un renforcement des compétences de type cognitif Y »
f) Traduire concrètement la perspective de formation continue Le sixième chantier que souhaitent voir naître les commissaires concerne la formation continue. Les auteurs du rapport final affirment que la formation continue touche non seulement les adultes qui font un retour aux études ou qui souhaitent obtenir un diplôme qu’ils n’ont jamais eu – comme un diplôme d’études secondaires – mais également, et de plus en plus, l’ensemble des travailleurs. Cela pour la simple raison que l’accroissement exponentiel des connaissances et leur renouvellement rapide entraîne une modification accélérée des modes de production et d’organisation du travail, ce qui mène les travailleurs à se contraindre à une formation permanente. C’est pourquoi les commissaires affirment que les curriculums de la formation de base devront tenir compte du fait que la formation s’échelonne maintenant tout au long de la vie, et que « l’école ne peut plus se contenter d’une obligation de moyens, [mais qu’elle] doit aussi rendre compte des résultats. » (RF, p. 50) En effet, les savoirs essentiels de la formation de base doivent absolument être maîtrisés par tous, et des dispositions particulières devront être prises pour ceux qui n’y arrivent pas à l’âge limite de la fréquentation scolaire. Enfin, les commissaires soulignent que tous doivent reconnaître que l’éducation et la formation ne passent pas uniquement par le milieu scolaire, mais qu’elles s’acquièrent également via d’autres canaux tels la famille, la vie associative et communautaire, les institutions culturelles, les médias et le monde du travail. Ces différents milieux doivent être considérés et intégrés, lorsque faire se peut, dans le développement de nouvelles stratégies de formation continue. Concernant d’ailleurs les médias, les commissaires prennent la peine d’écrire que: « Le développement actuel des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) peut être l’occasion de fonder des collaborations sur des bases nouvelles. Ces nouveaux outils peuvent être de puissants moyens de formation et l’expertise du personnel enseignant sera mise à profit pour l’élaboration des contenus. L’école pourra aussi y trouver l’occasion de renouveler ses pratiques pédagogiques.26 »
g) Soutenir les principaux acteurs en vue de la réussite éducative Ce septième chantier comprend quelques passages qui sont très intéressants. Tout d’abord, la Commission souhaite que soient prises en compte les préoccupations exprimées à l’égard de l’encadrement et de l’accompagnement des élèves, que ce soit en classe (relation maître-élève, stratégies pédagogiques, développement d’habiletés sociales et d’entraide, rattrapage, soutient d’autres ressources) ou à l’échelle de l’école via les activités parascolaires, qui font croître l’autonomie, le sens de l’initiative et le sentiment d’appartenance des élèves envers leur institution. Les commissaires reconnaissent également le désir des parents d’occuper une plus grande place dans le processus décisionnel au sein de l’école. Cela dit, ils constatent qu’il existe un « malaise relativement à la place des parents à l’école» et qu’il vaut mieux « le dissiper que de l’entretenir». (RF, p.57) À cet effet, la Commission recommande notamment que l’école donne régulièrement aux parents une information complète sur le cheminement scolaire de leurs enfants – pas seulement via les bulletins, particulièrement au primaire -, et souligne que « les parents ont le droit de comprendre le sens des réformes et des interventions pédagogiques qui affectent le cheminement scolaire de leurs enfants. » (RF, p.58) Pour les commissaires, il s’agit même d’une condition de l’adhésion des parents aux changements et interventions. La réussite éducative ne se fera pas sans les enseignants, qui constituent, pour les commissaires, la clé de toute rénovation de l’école. En appelant au fait qu’une grande proportion d’enseignants devra bientôt être remplacée, les commissaires estiment que le moment serait bien choisi pour « préciser les qualités professionnelles et humaines attendues des enseignantes et des enseignants, dans un contexte de prolifération des savoirs, de diversité des besoins des populations scolaires, de multiplication des sources de connaissances et de progrès récents dans le domaine de la psychologie cognitive. » (RF, p.S8)
Pour la Commission, un tel contexte oblige à « formuler des exigences élevées pour le recrutement des futurs candidats et candidates à l’enseignement. » (RF, p.S8) Une excellente culture générale acquise avant l’université, de bonnes compétences dans la discipline enseignée, une bonne formation en psychopédagogie, une dose d’empathie et le désir de se perfectionner devraient être des qualités recherchées chez l’ensemble des candidats à tous les ordres d’enseignement. Plus encore, les commissaires croient qu’une formation en psychopédagogie devrait absolument partie des critères d’embauche à l’enseignement postsecondaire. Par ailleurs, les commissaires considèrent que le fait de « favoriser l’innovation pédagogique» répond à deux objectifs importants en éducation: « celui d’assurer une diversification du système susceptible de répondre à la diversité des besoins et celui de renouveler les interventions pédagogiques. » (RF, p.61) Dans le premier cas, les commissaires souhaitent souligner l’importance de « projets innovateurs et celle des écoles alternatives, » et l’importance d’accorder beaucoup d’autonomie à ces écoles qui accordent une grande importance à la participation de l’élève et de ses parents, dans un contexte où tous adhèrent aux mêmes convictions pédagogiques. Dans le second, la Commission réitère l’importance d’une « meilleure appropriation des NTIC, qui redéfinissent considérablement les conceptions de l’apprentissage et de la pédagogie, » et suggère à cet effet une meilleure formation du corps enseignant sur cette question. L’état des bibliothèques scolaires est également jugé préoccupant par les commissaires, qui recommandent un sérieux coup de barre dans ce domaine.
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