Les fondamentaux du modèle de croissance
En s’appuyant sur une approche historique646 et longitudinale, ce chapitre cerne les principaux leviers de développement stratégique mis en place dès sa création. L’objectif est de déterminer s’ils restent à ce jour effectifs et porteurs de croissance pour M.
Une clientèle prestigieuse, vecteur d’image et de positionnement du produit (1754 – à nos jours)
Claude Moët647 (1683-1760), négociant commissionnaire en vins dès 1717 possède à peine deux hectares de vignes. Il fonde la Maison Moët en 1743. En rapport avec les fournisseurs de la Cour à Paris, il développe ses affaires avec pour clients de nombreux aristocrates. Entre 1750 et 1760, les expéditions oscillent de 19 000 à 69 000 bouteilles pour une moyenne annuelle de 40 000. Ses ventes progressent d’une manière aléatoire malgré des vins de qualité supérieure vendus cher et une marge commerciale de 10 à 30%. A son commerce du vin tranquille blanc, rosé et rouge s’ajoute celui du vin effervescent qu’il commence à exporter dès 1754 dans toutes les cours d’Europe. Habitué à des clients d’un niveau social élevé, M assistera à la montée d’une clientèle bourgeoise moins assidue. Des efforts se sont aussi porter vers les clients dits de prestige comme les ambassades et VIP en cohérence avec ce qu’est les produit de M notamment Dom Pérignon. Dès sa création, M devint et restera fournisseur des cours royales, des artistes, des ministres, des capitaines d’industrie et des sportifs. C’est par cette clientèle que le produit s’est positionné et internationalisé.
La croissance des ventes basée sur une bonne connaissance du client
Dans une lettre à son agent, Paul Chandon (1821-1895) écrit : « Il faut suivre le courant des affaires, mode ou caprice, il faut, en un mot, se soumettre au goût de celui qui paie ». Et il ajoute : « Eh bien, nous nous sommes écartés de ce principe. Depuis longtemps, nous nous reposons dans notre gloire d’autrefois, conservant la manière de faire que vous et monsieur Lightly père avez établie merveilleusement avec une grande habileté il y a 40 ans. Or nous touchons au moment décisif (…) il faut nous servir d’autres moyens… ». Gaston Chandon de Briailles (1852-1914) écrit à Raoul Chandon de Briailles (1850-1908) lors d’un voyage en Allemagne pour lui dire sa perception du consommateur allemand : « Il se fait aussi, comme partout ailleurs, deux catégories de consommateurs. La haute classe qui voyage et se fréquente dans le monde entier, gens de club et de jeu, celle-là tourne au vin sec. Elle boit du vin pour accompagner les mets d’un liquide apéritif et généreux. Tandis que la classe moyenne en est encore à se payer une bouteille de champagne pour se régaler. A celle-là, il faut du vin moins sec (…) notre gomme est favorable au bouchon et il y a chance que ce dernier conditionnement plaise aux consommateurs ». On retrouve grâce à cette correspondance les difficultés que l’entreprise connaît encore aujourd’hui : défauts de mousse, de température des caves et conséquences climatiques négatives sur la vigne. Le monde entier est source d’information « sur les hommes, leurs conceptions, leurs aspirations, leur mode de vie, dans un climat de confiance et d’amitié car nous ne concurrençons personne ». Parmi ces dirigeants familiaux, certains prennent en compte les attentes du consommateur, mais ce mode de management finit par s’étioler avec l’internationalisation, le vieillissement du personnel, la démocratisation du produit par l’augmentation des volumes et l’avènement de la grande distribution.
Le développement commercial s’appuie sur de nombreux prescripteurs
Le champagne a pris son essor au début du XVIIIe siècle. Il est servi à la table des fêtes couronnées et des aristocrates cosmopolites qui ont les moyens de se l’offrir car le produit est cher (à la fin du XVIIe, la bouteille de 90cl vaut 1000F). C’est à la même époque, sous Louis XV, qu’apparaissent les premiers menus où l’on mentionne le champagne qui appuie ainsi son développement commercial sur les fêtes laïques, religieuses et libertines. Clients prestigieux, restaurateurs, cavistes, sommeliers, VIP et trend setters sont les principaux prescripteurs du champagne en général et de M&C en particulier. Malgré la concentration et le déclin du CHR en Europe, des marges qui reculent, un ticket d’entrée en augmentation, le vieillissement de sa clientèle traditionnelle, M continue d’appuyer son développement sur ces derniers. M pratique une stratégie de l’offre dans un univers très prescrit.
L’internationalisation commerciale débute en 1762
A Claude Moët succèdent son fils, Claude-Louis Nicolas (1719-1792) puis son petit-fils, Jean-Rémy Moët648 (1758-1840). Ce dernier, après la Révolution française, donne à la maison son véritable essor en lui ouvrant les marchés d’Europe649. Cependant, Jean-Rémy rencontre des difficultés après le renforcement des mesures de blocus par les coalisés. Aux contraintes politiques s’ajoutent les barrières protectionnistes érigées par les pays viticoles. L’Italie, la Prusse… profitent de la guerre pour favoriser leur production locale. L’entreprise reste sous le Second Empire et dans les décennies ultérieures une aventure familiale et collective. En 1794, Jean-Rémy Moët vend près de 500 000 bouteilles et l’année d’après 132 000. Il commence, après la défaite de Napoléon, à fournir la cour de Louis XVIII. D’abord régional, puis national, le produit s’internationalise. En 1787, il effectue sa première expédition aux USA via un broker en vin, puis viennent l’Inde, la Jamaïque (1822), la Chine (1843), le continent africain, l’Amérique du Sud…, en faibles quantités. Les exportations se dirigent majoritairement vers l’Europe mais le marché principal demeure la France. J.-R. Moët implante un réseau commercial qui couvre l’ensemble de l’Europe dès 1791 et fait la force de M encore aujourd’hui. La clientèle s’étend grâce à un réseau de commis-voyageurs, en France comme à l’étranger. Jean-Rémy Moët donne ses bases modernes à une activité jusqu’alors artisanale dont le développement est soutenu par l’amélioration des transports, de la qualité des bouteilles et de la connaissance des phénomènes chimiques du champagne.
La constitution d’un réseau de distribution intégrée (1957- à nos jours)
Le réseau de distribution complète le dispositif commercial mis en place dès 1791. Il débute avec l’intégration en 1957 de l’agent anglais Simon Brother, résultat d’une longue relation entre la famille Moët et les fondateurs de Simon Brother. L’année 1964 marque la création de M London, première filiale qui renforce la maîtrise de la distribution et l’internationalisation de la marque. On avait l’habitude à cette époque, en Champagne, d’estimer la valeur commerciale d’une maison d’après l’importance de son marché anglais. Ainsi, en 1964, la Champagne a expédié 5 337 000 bouteilles sur ce marché et M en a envoyé 1 588 000. Il occupe la première place en Grande-Bretagne653, mais aussi en Belgique et en Italie. M crée en 1970 Chandon Munich, puis Moët-Hennessy Deutschland. Début 70, les ventes se réalisent à 70% en Europe, d’ou l’ouverture des US et du Mexique afin d’équilibrer la distribution. D’autres filiales suivront : 1972 – Italie ; 1974- France ;