Les fonctions du rire
A l’évidence, nous pouvons affirmer que le rire moqueur des chanchadas avait aussi une fonction sociale. Un rire cathartique qui visait à démontrer, de façon manichéenne et caricaturale, mais critique, la place réservée aux pauvres dans la société ; un rire, conscient ou inconscient, qui prétendait à la correction d’une réalité insatisfaite, présentée d’abord telle quelle et puis mise à l’envers, »carnavalisée », où, exprimant le rêve des classes subalternes, le pauvre devenait riche ou simplement passait à une position supérieure. Ce qui a été toujours perçu comme une aliénation aurait aussi pu être vu comme la négation ou le refus critique de la dure réalité. Loin du messianisme intellectuel de la décennie suivante, ces films ne présentent pas un chemin rédempteur à suivre, ne cherchent pas une solution globale aux problèmes qu’ils représentent et ne sont pas souvent critiques. Ils se contentent de représenter la misère sociale et les malheurs des pauvres comme une forme de redoublement spéculaire de la réalité et, ce faisant, de les lancer, comme un coup de poing, sur le visage du public, qui s’y reconnaît. Pour Bergson, pour qui le risible est non pas le résultat de la disproportion entre une cause et un effet mais le résultat d’un engrenage mécanique à répétition, semblable à celui présent dans certains jeux d’enfants, le comique exprimerait « une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements230 ». Ce qui y est tancé, c’est l’abandon total des classes populaires par les autorités responsables. Bergson a aussi affirmé que « pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société ; il faut surtout en déterminer la fonction, qui est une fonction sociale. […] Le rire doit répondre à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale231». Dans ces comédies qui mettent en scène les classes sociales brésiliennes, utilisant la ville de Rio de Janeiro comme un microcosme national, le rire peut avoir au moins trois fonctions principales. Morale, lorsqu’il cherche à châtier les abus ; sociale, quand il cherche une cohésion ; et libératrice, lorsquil cherche la catharsis. Dans les chanchadas, ces trois fonctions se mélangeaient pour le grand plaisir du public. On dit assez souvent que les comédies sont conformistes car on y rit de choses avec lesquelles, au fond, on s’identifie. En conséquence, le rire provoqué par l’écart comique avec la norme, typique de certains personnages comiques, n’est qu’une démonstration d’appréciation envers ces mêmes normes bafouées. Ainsi, dans les comédies, « le rire renvoie implicitement à une opinion dominante, à un ensemble de conventions et, à la limite, à une certaine forme de conservatisme232 ». Nous ne partageons que partiellement cet avis, dans la mesure où cette affirmation tend à homogénéiser toutes les comédies en les considérant comme conformistes. Dans le cas des films analysés ici, l’écart par rapport aux normes n’est qu’une simple répétition amplifiée de la réalité, une sorte de caricature, de »carnavalisation » visant à sanctionner par l’humour les actes et attitudes qui seraient commis dans le quotidien par des personnes bien positionnées dans la société brésilienne, et que ces films voulaient directement ou indirectement critiquer, ce qui allait parfois à l’encontre de l’opinion dominante. En ce sens, il y aurait identification à la norme ignorée, mais la critique des écarts représentés dans les films n’a pas une intention conformiste ou conservatrice. Dans ces films, « le rire est, avant tout, une correction. Fait pour humilier, il doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible. La société se venge par lui des libertés qu’on a prises avec elle233 ». Quand le public rit des écarts d’Oscarito représentant Getúlio Vargas, des problèmes liés aux transports publics qui compliquent la vie de certains personnages ou de la façon de parler fort avec un langage plein de fautes des personnages de Dercy Gonçalves, ce n’est pas simplement parce qu’il s’identifie à ce qui y est négligé, mais parce qu’il perçoit aussi la critique de personnes réelles qui y est faite. Quand il rit de la victoire des personnages malandros, il ne le fait pas parce qu’il fête les règles oubliées de la bienséance, mais surtout car il voit un personnage qui lui ressemble oser affronter et vaincre les interdits d’une vie qui ne favorise que les bien placés, les bien nés, en agissant exactement comme les « personnes » qui se considèrent au-dessus des lois. Il sait aussi que c’est la seule façon qu’a un « individu », un déclassé social, quelqu’un qui n’appartient pas à un clan quelconque, d’obtenir des avantages. Ce n’est pas forcément des écarts que l’on rit, mais de ce qu’ils représentent, de ce qu’ils miment. On ne rit pas forcément des écarts des acteurs, mais du fait que ce qu’il est train de mimer exprimerait une victoire de la marge, bien qu’à titre individuel. Dans ces films, le rire est représenté comme un rire de catharsis, de résistance, mais aussi de subversion critique et de châtiment des mœurs alors en vogue. Ainsi, le rire de ces comédies fait penser à Molière lorsqu’il affirme que :« le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que […] je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et comme l’hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites et mît en vue comme il faut toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attaquer les hommes avec un zèle contrefait»
Les comédies musicales
Analysons à présent l’aspect comédie musicale de ces films. Nous avons pu démontrer, en faisant la genèse du genre dans la première partie de ce premier chapitre, l’étroite association entre la musique, la comédie et le cinéma brésilien bien avant l’arrivée du parlant avec, dans un premier temps, l’apparition des documentaires sur le carnaval, puis avec, dans un deuxième temps, l’émergence des premiers « films chantants ». Cela n’a pas été différent dans le cinéma mondial, où l’association directe du son à l’image n’était qu’une question de temps et de mise en place d’une technologie adéquate. Edison, l’inventeur du Kinétoscope, aurait affirmé que son appareil n’atteindrait la perfection qu’à partir du moment où le son serait associé à l’image. Selon Sadoul, « Edison refusa de faire projeter en public ses films sur écran, jugeant que l’on tuerait la poule aux œufs d’or, le public n’ayant, selon lui, aucune chance de s’intéresser au cinéma muet235». Par conséquent, il n’y a rien d’étonnant que le film qui marque l’avènement du parlant, celui « qui instaure les mythes et les formes du film musical 236», soit un film chantant et que les comédies et les comédies musicales soient, au cinéma, parmi les plus grands succès de tous les temps auprès du public. Les premières comédies musicales américaines furent produites quasi immédiatement après Le chanteur de jazz (The Jazz Singer, États-Unis, 1927), d’Aslan Crosland, et reviennent très sporadiquement sur nos écrans (sans compter que l’Inde a fait de ce genre la spécificité même de son cinéma). Des années 1930, décennie témoin de la confirmation du genre avec l’apparition des premiers grands succès auprès du public, aux années 1950, quand la production commence à se raréfier – même si quelques-uns des grands succès du genre furent encore réalisés durant la décennie suivante, tels que West Side Story, de Jérome Robbins (États-Unis, 1961), My Fair Lady, de George Cukor (États-Unis,1964), et La mélodie du bonheur, de Robert Wise (The Sound of Music, États-Unis, 1965) -, ces films ont fait la joie d’un public avide d’un divertissement facile et désopilant. Malgré son attachement aux conventions du genre, les chanchadas furent des comédies musicales d’une tout autre sorte. Des films très simples sans aucune préoccupation esthétique ou de recherche d’un langage cinématographique, invariablement tournés en un temps record avec des intentions clairement commerciales, ces films sont loin d’être des chefs-d‘œuvres du septième art, même si quelques-uns furent revus par les critiques et sont aujourd’hui considérés comme de bons films. Il n’empêche que ces films ont su faire un portrait de la société de l’époque en faisant l’apologie de la culture et d’un cinéma populaires. La culture des classes subalternes y est valorisée comme un parangon de l’identité nationale brésilienne et comme le seul modèle possible pour un cinéma typiquement brésilien. En outre, en arrivant à dialoguer avec le spectateur, ces films ont obtenu un énorme succès auprès du public et ont constitué la première tentative d’une production industrialisée du cinéma brésilien. Mais contrairement aux comédies américaines, bien réalisées avec de véritables stars du chant et de la danse auxquelles le cinéma américain nous a habitués, et aussi aux chorégraphies féeriques et déconnectées de tout réalisme des films « bollywoodiens », les films brésiliens n’accordaient pas trop d’importance aux chorégraphies qui, dans les quelques films où elles apparaissent, laissent souvent l’impression d’un manque de soin, de négligence et d’une absence d’inventivité, et cherchaient, dans la plupart des cas, le côté drôle et burlesque de la scène. Les danseurs n’étaient pas des grands noms de la danse brésilienne, mais des figurants qui parfois n’étaient même pas des danseurs et les acteurs ne faisaient aucun effort pour améliorer leur technique de danse. Les danseuses, et les actrices, comme Eliana, s’habillent presque toujours en bahianaises, dans une imitation du personnage le plus connu de Carmen Miranda. Les danseurs et les comiques, notamment Grande Otelo et Oscarito, représentent et s’habillent comme des malandros, caractérisés dans ces films par un costume blanc, des chaussures noires et blanches et un chapeau panama ou en portant une chemise rayée et un incontournable chapeau de paille. En fait, conscients de n’avoir à sa disposition ni le talent des danseurs ni la compétence des chorégraphes américains, les réalisateurs donnent l’impression qu’ils mettaient en scène des numéros de danse cherchant plutôt à imposer une manière personnelle de faire, ainsi qu’à dénoncer l’incapacité du cinéma brésilien à imiter le cinéma américain, comme dans le film Carnaval Atlântida où, dans un numéro musical (qui est une image mentale des deux candidats scénaristes du film dans le film), Grande Otelo porte un costume de centurion beaucoup plus grand que lui et 133 danse de façon non rythmée, mais parfaitement réussi du côté humoristique. Dans le film Garotas e samba, dans un numéro musical, on voit un chorégraphe très énervé face à l’incapacité des danseuses à répéter une chorégraphie pourtant très simple, mais légèrement américanisée qu’il veut leur imposer. C’est comme si les danseuses ne voulaient pas faire à l’américaine. Les meilleurs moments de danse des chanchadas concernent précisément des numéros de samba ou de n’importe quel autre genre musical brésilien, comme dans les films Quem Roubou o meu samba et O camelô da rua Larga ou dans quelques numéros musicaux isolés dans des films comme Tudo azul et Aviso aos navegantes, entre autres. Dans ce dernier film, réalisé par Watson Macedo et sorti en 1950, il y a un numéro musical où la chanteuse, un danseur de frevo et quelques danseuses dansent sous la pluie, les éclairs et les coups de tonnerre, en portant des imperméables en plastique et des parapluies, dans une séquence qui anticipe la séquence culte de Singin’ in the Rain, réalisé par Gene Kelly et Stanley Donney seulement en 1952. Dans ces cas, les danseurs étaient de véritables danseurs. Lorsqu’il s’agissait de samba, la grande majorité des danseurs et danseuses noirs appartenaient invariablement à une école de samba. À une époque où la télévision n’existait pas encore ou, comme dans les années 1950, débutait simplement dans le pays, l’un des objectifs de la chanchada, depuis l’origine, était d’apporter au public de tout le Brésil l’image des grandes étoiles de la radio, transformés en acteurs pour le besoin des films, qui habitaient presque tous à Rio. Ces films, lancés normalement avant le carnaval, servaient de vitrine pour les chansons carnavalesques qui n’étaient pas, dans l’immense majorité des cas, composées pour le film. Une exception rarissime est la composition éponyme de Grande Otelo pour le film E o bicho não deu. Au contraire, il n’est pas improbable que certains films aient été écrits à partir de certaines chansons. Les musiques les plus en vue, candidates probables à succès pendant le carnaval, étaient ajoutées aux films sans aucun autre critère que celui d’attirer l’attention du public ou comme l’occasion d’inviter le chanteur à participer au film. Les grands noms de la musique populaire brésilienne de l’époque apparaissent dans ces films dans leurs propres rôles et chantent quelques-unes de leurs chansons les plus fameuses, dont plusieurs sont des succès éternels du répertoire populaire brésilien, de véritables classiques du genre souvent repris pendant la période du carnaval. D’ailleurs, hormis celles du générique du début (il n’y a jamais de générique de fin), il est plutôt rare de trouver des musiques extra-diégétiques.