L’animal est globalement absent de l’historiographie de la protection de la nature et des préoccupations environnementales. Par-delà le discours sur la conservation des ressources fauniques, ce qui se passe en forêt demeure inconnu. La prise en compte de l’évolution du milieu écologique – de ses habitats comme de ses habitants- nous paraît toutefois centrale à la compréhension du développement des pratiques de chasse sportive et des mesures de gestion des ressources cynégétiques. Entre autres, elle nous éclairerait sur le rôle des modifications environnementales dans la dynamique des rapports sociaux et des représentations entourant l’exploitation de la faune.
Pourtant, l’animal a suscité de nombreuses réflexions tant chez les anthropologues, les ethnologues que chez les philosophes, bien que chez les historiens, il demeure rarement abordé comme une variable active du changement social et culturel. Ainsi, dans les Animal Studies , l’animal apparaît le plus souvent comme un sujet pour les études sur les arts visuels, la littérature ou les symboles . Dans ces cas, il s’agit davantage de l’étude de représentations de l’animal que de son étude comme objet . Une exception ici est le travail en écologie historique de Robert Delort qui consiste à reconstituer l’histoire d’une espèce.
Les monographies d’espèces de cet historien médiéviste montrent non seulement que « les animaux ont une histoire », mais aussi qu’ils sont des acteurs à part entière du devenir des sociétés humaines. Privé de ses dimensions sociales et culturelles, l’homme apparaît dans ces récits comme un « facteur du milieu », une composante écologique parmi d’autres.
Dans une autre perspective, des spécialistes de l’histoire culturelle ont étudié l’évolution des rapports sensibles aux animaux pour questionner la manière dont l’homme a pensé sa suprématie sur l’ordre naturel, ainsi que les conséquences de ces représentations sur les rapports sociaux. Spécialistes de la Grande-Bretagne à l’époque moderne et contemporaine, Keith Thomas et Harriet Ritvo ont montré comment les représentations de l’animal traçaient une ligne de partage entre l’homme et la bête pour soutenir un idéal de comportement humain. Tous ceux qui ne correspondaient pas à cet idéal – notamment ceux dont le comportement était attribué à une nature animale – étaient privés de considérations humaines et s’exposaient aux mêmes traitements que les animaux .
Dans son étude des sources littéraires du Xye à la fin du Xyrue siècle anglais, Thomas a examiné la lente et profonde mutation des rapports à la nature et aux animaux durant cette période. Depuis la Renaissance, selon Thomas, les rapports à la nature en Occident s’inscrivent à l’intérieur d’un clivage profond entre nature et culture, entre le domestique et le sauvage. Dans le contexte de l’industrialisation, cependant, les élites du monde anglo-saxon se sont attristées de la conquête de la nature par l’homme. Jusque-là perçue comme une menace, la nature vierge devenait idéalisée. C’est dans le contexte d’une vénération romantique de la « nature sauvage» par les élites artistiques, scientifiques et politiques que les premiers parcs nationaux américains ont vu le jour, pour préserver des espaces témoignant de la Wilderness originelle. Ces espaces étaient aussi bien des réserves pour la faune qu’une manière de préserver la beauté scénique du paysage .
Cette vénération du sauvage se déroule dans un espace construit symboliquement. Les amoureux de la Wilderness concevaient cette dernière comme la nature libre de toute action anthropique. C’est au nom de la préservation d’une « nature sauvage » que des communautés locales et des Autochtones se sont vus privés d’accès aux ressources de leur territoire ou carrément expropriés de leur territoire traditionnel. Les historiens ont souvent insisté sur une nature sauvage qui a dû être inventée et créée, avant de pouvoir être protégée pour, paradoxalement, accueillir des touristes toujours plus nombreux. Pour Roderick Nash et Mark D. Spence, notamment, les amoureux de la Wilderness, ceux qui fréquentaient les réserves naturelles, étaient précisément ceux qui la menaçaient le plus.
Cette sensibilité pour la nature sauvage est particulièrement prononcée chez le chasseur qui traque le gibier uniquement pour le plaisir . Des historiens et des anthropologues ont analysé la symbolique de ce mode de consommation de l’animal sauvage. Dans leurs analyses, il est souvent question du rôle de la chasse pour exprimer des qualités viriles (mise en valeur des habiletés du chasseur) et des valeurs aristocratiques (mise en scène dramatique de la supériorité de la noblesse sur le commun) . Ceci est particulièrement marquant pour la chasse au grand gibier (cerf, ours), comparativement au petit gibier (lapin, sauvagine). La chasse au grand gibier nécessite du temps, de l’ énergie et des moyens qui ne sont pas à la portée de tous. Pour ces raisons, les chasseurs, qu’ils proviennent des élites sportives ou des milieux populaires, ont attribué à cette chasse un grand prestige. Pour les élites sportives, notamment, la chasse au grand gibier correspond à un certain raffinement dans la façon d’entrer en relation avec le sauvage . Selon Sergio Dalla Bemardina, José Ortéga y Gasset et Bertrand Hell , la mise à mort de l’animal, scénographiée dans un espace conçu comme sauvage, est l’aboutissement nécessaire de la quête des chasseurs. Cette quête permet précisément aux chasseurs de retrouver leur place originelle dans la nature et d’échapper pour un temps à la civilisation.
Les chercheurs qui se sont penchés sur les relations entre 1 ‘homme et les animaux ont surtout porté leur attention aux animaux domestiques. Comparativement au grand gibier, ces derniers ne peuvent se parer des attributs et des fonctions symboliques de la sauvagerie. Partie intégrante de la civilisation, ils sont reconnus pour leur utilité (alimentation, transport, etc.) et ont entretenu des liens étroits et perceptibles avec l’homme.
Engagée décisivement il y a la 000 ans au Proche-Orient, la domestication est le rapport à l’animal qui a eu le plus de conséquences sur le développement des sociétés et sur les animaux eux-mêmes. Elle serait notamment à l’origine des inégalités entre les sociétés et de la complexification croissante des civilisations . Aussi, des chercheurs d’horizons disciplinaires variés se sont intéressés aux origines et à l’impact de la domestication sur l’animal. Les zoologues en particulier ont dominé ce champ de réflexion depuis le XIXe siècle, au point où leur conception a contribué à forger une définition classique de la domestication qui est devenue celle du langage courant. Énoncée par le zoologiste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire au milieu du XIXe siècle, cette définition est maintenant critiquée, car elle s’intéresse uniquement aux résultats de la domestication sur l’animal (physiologie, comportement), limitant alors l’utilisation du concept à une liste restrictive d’animaux. Sélectionnés sur la base de certains critères comme l’utilité et la grégarité , ces animaux émanent, pour la plupart, de l’industrie agro-alimentaire .
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