Les évaluations de l’intervention publique en économie du développement
La politique libérale standard et l’Etat minimum
Les programmes d’ajustement sont, prioritairement, une réponse aux déséquilibres financiers permettant aux économies de faire face à leur dette extérieure et de pouvoir accéder aux financements extérieurs. Ils reposent implicitement sur une conception «standard» du et de la politique. Ainsi, le secteur public est-il considéré comme moins efficient que le secteur privé, ou l’analyse des groupes sociaux est-elle liée à leur appartenance au secteur des échangeables « tradable » ou des non échangeables « non tradable », Les politiques libérales standard reposent sur un corpus orthodoxe qui critique l’interventionnisme de l’Etat et qui met en avant le rôle du marché.Le rôle de l’Etat était mis en exergue par le keynnésiannisme d’après-guerre. La mise en œuvre des instruments keynésiens au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale (taux d’intérêt réels négatifs, crédits sélectifs, banques de développement) avait dans un premier temps favorisé la croissance économique et l’investissement de nombreuses économies en développement. Les prêts extérieurs étaient destinés à pallier l’insuffisance de l’épargne locale. Les financements étaient obtenus auprès des bailleurs de fonds ou bénéficiaient de la garantie de l’Etat des pays emprunteurs. L’État jouait un rôle actif dans le domaine financier. Selon la macro-économie post-keynésienne, les ajustements ne sont pas automatiques. L’économie privée est sujette à des défaillances de coordination. Elle est caractérisée par un chômage involontaire élevé. Il existe des rigidités de certains prix et des possibilités de déséquilibres sur certains marchés notamment de travail. Le consensus classico-keynésien reposait sur certains points forts : la monnaie n’est pas neutre ; la demande globale est instable ; en situation d’incertitude radicale, les agents ne peuvent former une image quantifiée du futur. Le temps et la monnaie, lien social, jouent un rôle essentiel. D’où la nécessité d’actions discrétionnaires gouvernementales dans le cas notamment de forte incomplétude des marchés ou de profondes récessions. Le plan est un réducteur d’incertitude. Ces arguments étaient évidemment renforcés dans les économies en développement. La tradition en économie du développement considère que le marché est rudimentaire et imparfait, et qu’il n’est pas . la forme cardinale de coordination (Hugon, 1993). Les prix sont moins un signal permettant d’ajuster l’offre et la demande que le résultat de décisions des autorités ou la résultante de compromis institutionnalisés. Les agents en information imparfaite ont des rationalités limitées ou adaptatives. Ainsi, les producteurs subissent des risques et des incertitudes, liés notamment aux fortes instabilités des marchés internationaux, aux aléas climatiques ou à un environnement socio-politique instable. Les prix mondiaux des matières premières sont très instables ; ils résultent largement des compromis sociaux des États du Nord; ils sont, pour certains produits agricoles, des prix de liquidation et ne peuvent malgré les mesures de l’OMC constituer des signaux permettant une spécialisation optimale.Dès lors, les agents ont besoin d’un environnement sécurisé, d’institutions et d’organisations assurant l’encadrement. La question ancienne posée par les économistes du développement a été celle du passage de l’économie de subsistance et des traditions (règles familiales et communautaires) à l’économie moderne grâce à de nouvelles règles, pratiques et institutions notamment grâce à l’intervention de l’État. Celui-ci était supposé, du fait des « market failures », réaliser les investissements, créer les règles remplaçant le marché et fixer les prix. Compte tenu des marchés rudimentaires, de la faiblesse des entrepreneurs privés, de l’importance des risques, l’Etat apparaissait comme le « deux ex machina» du développement; il devait prendre en compte les externalités, les rendements d’échelle et les indivisibilités tout en jouant un rôle stabilisateur et redistributif, en permettant une économie de crédit finançant l’investissement sans constitution préalable de l’épargne. Les gouvernements, généralement avec l’aide des bailleurs de fonds, ont ainsi mis en œuvre des offices et des procédures d’intervention spécifiques, depuis les caisses de stabilisation jusqu’aux opérations de développement rural en passant par l’ensemble des instruments keynésiens ou la création d’entreprises publiques, conduisant à une économie mixte ou un capitalisme d’État. Cet argumentaire demeure par exemple pour justifier la réussite des filières coton en Afrique de l’ouest ou celle des économies d’Asie de l’est avec un rôle essentiel d’un Etat « pro» prospecteur, protecteur, promoteur. Ce cadre de référence, valorisant le rôle de l’État, a eu cependant de nombreuses limites au moins pour deux raisons qui tiennent au rôle de l’État et à son débordement. Dans la pratique, l’État a notamment dans les pays les moins avancés (PMA) peu joué les fonctions d’intérêt colIectif qui lui sont attribuées. Les agents de l’État ont profité de leur position de pouvoir pour prélever des rentes et bénéficier de prébendes. Les financements publics ont créé des effets d’éviction vis-à-vis des acteurs privés. Les «market failures » se sont accompagnées également de «state failures ».
L’économie orthodoxe, l’Etat minimum et la politique standard
Face aux dysfonctionnements et à la déligitimation de l’État, le rôle du marché a été privilégié, au début des années quatre-vingt, dans les analyses du développement et a conduit à ce que Williarnson appelle « le Consensus de washington». L’ambition des économistes 285 orthodoxes est d’analyser les comportements économiques indépendamment des structures et des organisations en postulant l’universalité des mobiles (utilitarisme), des modes opératoires (rationalité substantielle) et de la coordination marchande. Le marché est un mécanisme de transfert volontaire de droits de propriété et un réseau d’échanges libres entre centres de décision décentralisés. Il trouve son socle théorique autour du modèle de Walras ou de Debreu-Arrow. Le marché walrasien suppose l’échange généralisé, des agents individuels rationnels dotés de ressources. Les individus ont des liens qui se nouent entre eux au seul niveau du marché qui est ainsi l’instance unique de coordination. Le marché est un système fermé auto régulateur. Il fonctionne sans coûts de transactions. On observe toutefois plusieurs corpus théoriques fondant le libéralisme: Selon le monétarisme (Friedman), les variations du stock de monnaie sont le facteur prépondérant expliquant les variations du revenu nominal. L’économie est intrinsèquement stable saufsi elle est perturbée par une croissance monétaire erratique. La courbe de Philips est une verticale du taux de chômage naturel. L’inflation et la balance des paiements sont des phénomènes monétaires. Il en résulte des propositions concernant la flexibilité des changes ou la faible efficacité de la politique budgétaire. A l’inverse pour la nouvelle macro-économie classique telle la théorie des cycles réels, les aléas économiques ont leurs origines dans les changements imprévus de l’efficacité technique de production. L’approfondissement micro de la macro est au cœur des nouvelles théories orthodoxes. Là encore les différences sont grandes. Dans la théorie des anticipations rationnelles, les agents forment leurs anticipations en utilisant toute l’information disponible et en l’utilisant de manière optimale. A l’opposé, dans l’école autrichienne, on considère que les agents ne sont pas rationnels mais sont conduit à adopter des comportements les rendant rationnels.
Les soubassements des politiques libérales
Face à la diversité des corpus théoriques qui fondent le libéralisme, les argumentaires utilisés notamment par les Institutions de Bretton-Woods sont pauvres pour justifier la « bonne politique ». 286 Ils procèdent par bricolage du fait des manques d’information statistiques et de l’impossibilité de reproduire expérimentalement les hypothèses. Ils procèdent par éclectisme en faisant appel à certaines démonstrations pour appuyer les conseils. Ils font appel à des « empirical evidence » en prenant des modèles de référence comme bons élèves (Hibou, 1998 ; Hugon, 1999). Il existe ainsi un certain discours standard quant à l’origine des déséquilibres, de la dette et de la crise des économies en développement. La crise économique et financière aurait conduit à (ou aurait manifesté) l’épuisement du modèle étatique. Les États ont rarement joué leur rôle de facilitateur du développement. La dette extérieure a rétro agi sur la dette interne. Les entreprises publiques ont été caractérisées par des contraintes budgétaires relâchées, par des faibles incitations des agents ou par des déficits générateurs d’endettement et d’effets d’éviction vis-à-vis des entreprises privées. Les agents liés aux appareils d’État ont souvent créé des rentes obstacles à la croissance. Les déséquilibres financiers sont alors interprétés comme des distorsions résultant d’un excès de demande sur l’offre et comme des prix administrés créant des distorsions sur des marchés. L’environnement international a certes pu accentuer les déséquilibres mais la cause première revient dans la mise en place de politiques économiques inadéquates : surévaluation du taux de change, biais anti-exportation, seigneurage, bas taux d’intérêt, non-respect des coûts des facteurs dans l’allocation des ressources…
La mise en place des politiques standard
Les programmes de stabilisation visent à retrouver les grands équilibres et de programmes d’ajustement structurel visant à réformer le système de prix relatif, la structure des incitations pour retrouver la compétitivité extérieure et la croissance interne. Ces programmes ont conduit à une mobilisation de la communauté financière internationale. Les différents volets de politique économique sont bien connus. lis visent à équilibrer la balance des paiements, à assainir les finances publiques, à maîtriser J’inflation. Ils s’appuient sur les instruments de la politique cambiaire, monétaire et budgétaire. Ils concernent également la structure des prix relatifs et les diverses mesures structurelles (privatisation, libéralisation, réformes des institutions et des règles). 287 Ces mesures visent à accroître l’ouverture extérieure, à permettre le bon fonctionnement du marché, à créer un cadre institutionnel favorable à la bonne gestion de l’économie et à l’attractivité des capitaux. Ils doivent favoriser l’émergence de groupes entreprenants aux dépens des bénéficiaires de rentes et réallouer les ressources du secteur « non tradable » vers le secteur «tradable », La libéralisation commerciale vise à réduire le protectionnisme tarifaire et non tarifaire. Le libéralisme unilatéral s’accompagne d’un libéralisme multilatéral dans le cadre de l’OMC. La libéralisation financière se traduit par une privatisation des institutions financières, par des taux d’intérêt réels positifs et par une réduction des effets d’éviction liée à l’endettement du Trésor, des entreprises publiques et para-publiques. Elle vise un assainissement des créances douteuses et un règlement des arriérés. Les politiques d’ajustement cherchent à supprimer les « distorsions» liées à l’intervention de l’Etat, à faire jouer les lois du marché et les signaux dés prix de marché tant au niveau international qu’au niveau interne.
Les effets contrastés des politiques d’ajustement
La plupart des pays endettés traversent une phase intermédiaire délicate prise entre un ancien ordre politique et économique et un nouveau. Les gouvernements et les administrations généralement de grandes difficultés à gérer des réformes complexes. Il y a eu apprentissage de la gestion des crises mais les services publics ont COlUlU d’importantes difficultés. L’évaluation des effets des politiques économiques se heurte à de nombreux problèmes d’imputation du fait de la faiblesse des systèmes d’information, de l’impossibilité de dissocier les mesures de politiques des autres facteurs explicatifs internes ou externes, des difficultés de distinguer les effets des mesures des réformes et les conséquences négatives des crises qui ont rendu nécessaires les réformes. On peut à défaut d’expérimentation comparer les pays avec et sans ajustement, avant et après ajustement, évaluer les écarts entre les objectifs et les résultats ou simuler les effets des mesures alternatives. 288 Si l’on prend le cas des pays africains, l’on peut constater que des progrès importants ont été réalisés quant à la stabilisation au niveau des instrume~ts de politique économique: plus grande maîtrise de l’inflation, maintien des déficits budgétaires hors service de la dette en % du pm, dépréciation des taux de change réels, réduction des écarts entre les marchés des devises officielles et parallèles. Les déficits extérieurs demeurent toutefois importants et les pays africains demeurent pris, malgré de nombreuses mesures d’annulation ou de rééchelonnement de la dette, dans un endettement permanent. Les résultats concemant la croissance ont été moins évidents. Durant la période 1988-1993, 21 pays ont connu une croissance positive du revenu par tête et 20 pays ont régressé. Les exportations qui avaient décliné en termes réels de 0,3 % par an entre 1981 et 1987 ont connu une croissance de 4,4 % par an. En revanche, on constate une certaine reprise économique significative depuis le milieu des années quatre vingt dix. Malgré les ajustements, les pays africains demeurent pris dans un endettement permanent. L’absence de diversification des exportations voire la reprimarisation de leurs économies les rendent très vulnérables vis-à-vis des cours des matières premières. L’Afrique sub-saharienne (ASS) demeure dans la même spécialisation qu’au moment des indépendances (les exportations primaires représentent 89 % du total des exportations). Les taux d’épargne demeurent à des niveaux très faibles (moins de 15 % du PNB). L’épargne publique a décliné de 2 points du PNB entre 1981-1987 et 1988-1993. L’investissement privé est peu au rendez-vous. L’environnement institutionnel favorable au développement durable à long terme demeure insuffisant et les liens manquent entre des institutions publiques réformées et un secteur privé revigoré. On observe une certaine fatigue de l’ajustement tant du point de vue des bailleurs de fonds que des africains. Dans les pays d’Asie de l’est aux structures productives développées et aux volontés politiques fortes, les ajustements ont plutôt réussi. Encore faut-il rappeler qu’après la crise de 1997, ce sont les politiques hétérodoxes de la Malaisie voire de la Corée du Sud qui ont le mieux réussi.
Les explications économiques des résultats mitigés des politiques libérales
Plusieurs explications économiques peuvent être données à ces résultats mitigés: 289 – Il peut exister une courbe en J des réformes du fait des retards et des délais quant à leurs effets bénéfiques conduisant à court terme à des résultats plutôt négatifs. Les résultats mitigés de l’ajustement en Afrique tiennent aux délais et aux coûts sociaux, économiques et politiques à court terme (Agenor, Monteil, 1996). – La politique économique est elle-même inefficiente du fait de la rationalité économique des agents, de leurs anticipations rationnelles (cf. la nouvelle école classique de Barro, Lucas ou Muth). – Les politiques économiques sont appliquées en trompe l’œil; les ajustements sont contournés d’où la nécessité de conditionnalités. – Les rythmes ou séquences des réformes ont été inadéquats. Soit parce qu’elles étaient trop lentes (partisans du big bang) soit parce qu’elles étaient trop rapides (partisans des séquences optimales et de la gradualité). – L’approche en termes d’équilibre des nouveaux classiques est ainsi remise en question par les néo-keynésiens qui adaptent la micro à la macro (Akerlof, Blanchard, Mankiew, Philips, Romer, Stiglitz). Les modèles macro-économiques fondés sur des informations homogénéisées, standardisées ne permettent pas de prendre en compte la «boîte noire» des structures sociales. Ils font abstraction des rapports de pouvoir et des oppositions qui peuvent rétro agir sur l’économie. Les mesures de déflation de la fonction publique, les réformes fiscales, la suppression des seigneuriages touchent au cœur de l’Etat. La théorie mobilisée pour justifier les politiques économiques constitue, dès lors, un cadre de cohérence utile et elle a pour intérêt de normer le discours et d’unifier le langage. Elle conduit également à un réductionnisme et privilégie certaines propositions qui reposent sur des hypothèses très restrictives. L’évacuation des structures sociales conduit, ainsi, à parler de société civile, celle des conflits politiques à utiliser le terme de «good governance». Les rationalités contextuelles ou les effets pervers sont mal pris en compte. L’argumentaire du «consensus de Washington» pose ainsi plusieurs problèmes. 290 – Comment expliquer que les mêmes erreurs aient été commises dans de nombreux pays au même moment? Une des réponses est de privilégier les idées et de montrer le rôle mimétique des thèses nationalistes, dépendantistes ou néo-keynésienne dans les économies en développement. – Comment expliquer que les mêmes politiques aient conduit à des effets différenciés selon les conjonctures historiques? La surévaluation du change, la substitution d’importation ou le poids croissant de l’Etat s’observaient dans les almées postérieures aux indépendances de relative croissance des pays africains. – Comment expliquer les différences de performances et de trajectoires d’économies ayant apparemment mis en œuvre des politiques proches?