Thérapie psycholytique versus thérapie psychédélique
Ces deux modèles de thérapie psychédélique utilisent les hallucinogènes pour atteindre un soulagement des symptômes et des changements durables au niveau de la personnalité et du comportement des sujets, bien qu’elles mettent l’accent sur des processus différents pour atteindre les effets thérapeutiques (64).
L’approche dite « psycholytique » (pour « relâchement » ou « ouverture » de l’esprit) emploie les substances psychédéliques en association à une thérapie psychanalytique traditionnelle dans le but de faciliter l’exploration de l’inconscient du patient en abaissant ses défenses, ses « barrières » psychiques. En effet, les états modifiés de conscience produits par la substance hallucinogène autorisent un meilleur accès au matériel psychique inconscient, permettant d’activer et de catalyser le processus psychanalytique (63). Cette approche fut principalement expérimentée dans le traitement des névroses, des troubles psychosomatiques et des troubles de la personnalité en utilisant le LSD, la mescaline et la psilocybine comme adjuvant d’une psychothérapie déjà en cours. Ici, l’idée est d’explorer en profondeur son monde intérieur grâce à des prises répétées de doses faibles ou moyennes d’hallucinogènes au cours des séances de psychothérapie, afin de voir et de mieux comprendre les mécanismes psychiques mis en place tout au long de la vie, parfois depuis la plus petite enfance, à l’origine des troubles affectifs et comportementaux que la thérapie tente de soigner. Pour le psychiatre O. Chambon, prendre conscience de cette dynamique émotionnelle et de ses patterns comportementaux névrotiques amène à la résolution des conflits intérieurs mis à nu par le psychédélique, facilite la réélaboration du matériel psychique refoulé et permet un certain « nettoyage psychologique ». Albert Hofmann parle aussi d’une diminution voire d’une abolition de la barrière Toi-Moi, ce qui facilite la relation avec le psychothérapeute, et rend le patient plus disponible et plus réceptif à la psychothérapie (50).
L’association psychédélique-psychothérapie permettrait donc un travail facilité, plus approfondi et ayant des répercussions à plus long terme qu’une thérapie conventionnelle. Les psychanalystes européens furent les principaux à explorer cette voie, en totale adéquation avec la conception psychanalytique freudienne du traitement des troubles psychologiques, grâce à la libération des souvenirs refoulés et au retour de mécanismes inconscients dans la sphère consciente.
L’approche dite « psychédélique » (pour « manifestation » de l’esprit), plutôt que de mettre l’accent sur la résolution des conflits de la petite enfance ou des expériences traumatiques, s’intéresse elle à l’expérience mystique obtenue avec une forte dose de psychédélique, et surtout aux retombées psychologiques et comportementales qu’elle peut avoir sur l’individu (213). Elle fut utilisée en particulier chez les patients alcooliques, toxicomanes et même dans le cadre de la réhabilitation de criminels. Elle implique généralement des séances de préparation sans psychédélique, précédant une session au cours de laquelle le patient ingère une forte dose de psychédélique dans le but de provoquer une intense réaction (qualifiée d’expérience « psychédélique », « mystique » ou encore en anglais de « peak experience » c’est-à-dire apogée de l’expérience) qui sera travaillée dans les séances suivantes.
Tout est fait pour provoquer l’émergence d’une expérience profonde : l’environnement, l’encadrement par l’équipe de soin et le déroulement de la session : de la musique est passée dans les oreilles du patient alors qu’il est allongé, les yeux bandés, pour favoriser le voyage intérieur. Durant les entretiens suivants, le thérapeute et le patient explore la signification du matériel psychique qui a émergé, qu’il appartienne au domaine personnel (souvenirs de la naissance ou de la vie intra-utérine par exemple) ou transpersonnel (expérience d’une autre réalité qui amène le sujet au-delà de ses limites personnelles, audelà de l’ego). Le psychiatre tchèque Stanislav Grof, chercheur psychédélique emblématique de la première vague, est aussi l’un des pionniers de la psychologie périnatale et transpersonnelle, qu’il a développé alors qu’il travaillait sur les hallucinogènes à Prague. Pour lui, la substance hallucinogène représente « un amplificateur ou un catalyseur puissant et non spécifique des processus biochimiques et physiologiques du cerveau » (48). Le but ici est une restructuration plus profonde de l’être, un rétablissement de la personnalité du sujet permis par d’importants changements psychologiques (50).
La véritable expérience psychédélique peut amener l’individu qui la vit à revoir complètement sa conception du monde et de la réalité, son rapport aux autres et vis-à-vis de son propre vécu, et parfois même, transcender ses conceptions existentielles. En résultent alors des changements significatifs dans sa manière habituelle de penser (les « patterns » de pensée), dans ses réponses émotionnelles et dans son comportement (64). Cette démarche, présentant des caractéristiques plus proches de la religion ou du mysticisme (et en particulier très proche du chamanisme) est un modèle thérapeutique nouveau et sans précédent dans le domaine de la santé mentale. La forte dose de psychédélique utilisée donne accès à de nouvelles dimensions de la conscience, remarquablement proche des états mystiques ou des phénomènes de conversion religieuse, caractérisés par des sentiments d’unité, de joie extatique et d’un sens renouvelé du sacré (63). Dans ce modèle de thérapie, ce sont les répercussions bénéfiques des états modifiés de conscience eux-mêmes qui sont exploités.
En pratique, durant les années cinquante et soixante, de nombreuses variations, combinaisons et applications spécifiques de ces deux modèles de thérapie furent adoptées (210).
Les hallucinogènes sacrés contre le Spleen
Parmi les hallucinogènes classiques, la psilocybine soulève tout particulièrement des espoirs concernant la dépression : dans une autre publication sur le lien des psychédéliques avec la détresse psychologique et le suicide, Hendricks et ses collaborateurs évaluèrent en particulier la psilocybine.
Leur conclusion est que parmi les hallucinogènes classiques, la psilocybine serait associée aux meilleurs résultats concernant la planification et les pensées suicidaires comparée à une poly-consommation d’hallucinogènes classiques(psilocybine associée aux autres psychédéliques). Elle serait aussi meilleure dans la diminution de la détresse psychologique, comparée cette fois aux autres psychédéliques sans la psilocybine. Elle présenterait donc le meilleur potentiel thérapeutique en plus du meilleur profil de sécurité (221).
Tout dernièrement, le neuroscientifique Carhart-Harris et son équipe ont réalisé la première étude ouverte de faisabilité concernant la psilocybine dans le traitement de la dépression chronique résistante aux traitements. Six hommes et six femmes présentant une dépression chronique modérée à très sévère depuis en moyenne 18 ans furent enrôlés après une sélection appropriée. On leur administra deux doses de psilocybine, de 10 puis 25 mg, à une semaine d’intervalle, dans un environnement thérapeutique favorable. Un soutien psychologique fut apporté avant, pendant et après chaque session. Le suivi à une semaine montra une amélioration nette des symptômes dépressifs chez tous les participants, et même une rémission complète pour huit d’entre eux. Le suivi à trois mois confirma la réduction des symptômes dépressifs ainsi que la rémission complète chez cinq des participants. La psilocybine fut bien tolérée, aucune réaction grave ou inattendue ne se produisit, attestant de sa sécurité d’emploi chez ce type de malades. Des améliorations marquées et durables dans l’anxiété et l’anhédonie (incapacité à ressentirdes émotions positives) furent également notées. Une fois encore, il semblerait que les hallucinogènes classiques ne nécessitent que quelques prises pour être efficace immédiatement, là où les traitements actuels nécessitent une prise quotidienne pour être efficace au bout de plusieurs semaines. Cette étude de faisabilité constitue donc une base suffisante pour conduire une nouvelle étude, cette fois contrôlée et randomisée, de plus large ampleur (222). Mais quand on sait que les auteurs ont mis 32 mois pour avoir l’autorisation de réaliser cette expérimentation, il semble malheureusement qu’une telle étude n’est pas prête de voir le jour…
Hallucinogènes et patients en phase terminale
Une application clinique découlant directement de ce potentiel antidépresseur et anxiolytique des psychédéliques est l’accompagnement des patients en fin de vie. Car comprendre que son existence est sur le point de finir est une source d’angoisse terrible chez les patients atteints de maladie incurable ou en phase terminale. Cette angoisse existentielle se traduit généralement par une profonde dépression et une colère qui mènent à l’isolement, diminuant d’autant plus la durée et la qualité de vie de ces patients que le fait la maladie elle-même. Les soins palliatifs destinés aux patients en fin de vie tentent de réduire au maximum les maux physiques découlant de la maladie. Mais les outils thérapeutiques visant à combattre la détresse, l’anxiété, la colère ou encore la dépression face à l’attente d’une mort certaine restent peu nombreux et ne procurent qu’une aide limitée, laissant les équipes de soin, les familles et les malades dans un désarroi difficilement supportable.
Le lien entre les Enthéogènes et la Mort est un des fondements de la culture chamanique.
L’hallucinogène est vu à cette occasion comme une sorte de « véhicule funeste » emprunté par le chamane et l’âme du défunt pour assurer son passage dans l’au-delà. Grâce à l’expérience psychédélique, les chamanes sont jugés capables de voyager de notre monde à celui des esprits, d’apaiser l’âme effrayée et torturée du mourant tout en facilitant son passage dans le monde-autre. Ainsi, l’expérience hallucinogène transforme la Mort en rien de plus qu’une simple étape de la Vie, rétablissant une certaine continuité entre ces deux pôles, et transcende cette peur ontique, inhérent à tout être humain.
Peut-être alors pouvons-nous envisager que cette même expérience psychédélique et les sentiments mystiques qu’elle inspire seraient aptes à soulager les patients terminaux. L’approche psychothérapeutique des patients en fin de vie met d’ailleurs en avant le rôle déterminant de la Spiritualité comme rempart face à la souffrance émotionnelle et existentielle d’une telle situation (138).
C’est dans cette optique que le célèbre écrivain et co-créateur du terme « psychédélique », Aldous Huxley, hypnotisa sa femme sur son lit de mort en 1955, alors qu’elle était atteinte d’un cancer. Selon lui, l’expérience extatique permettant d’atteindre des niveaux de conscience différents faciliterait l’expérience de la mort. Dans une lettre adressée au psychiatre et chercheur psychédélique Humphry Osmond datant de février 1958, il fit part de son idée de donner à des patients cancéreux du LSD « dans l’espoir de faire de la mort un processus plus spirituel et moins strictement physiologique ». Il poussera même cette idée jusqu’à l’auto-expérimentation en demandant à sa seconde épouse de lui administrer dans les dernières heures de sa vie 100 microgrammes de LSD, afin de faciliter le vécu de sa propre mort d’un cancer en 1963.
La première personne à avoir publiquement suggéré une utilité des hallucinogènes dans les traitements de fin de vie n’est autre que Valentina Pavlovna Wasson, après avoir été, elle et son mari, les premiers occidentaux ayant pris part à une cérémonie chamanique mazatèque des champignons sacrés. Dans une interview donnée au magazine américain This Week en 1957, elle avanca en effet que si le principe actif des champignons hallucinogènes pouvait être isolé, synthétisé et étudié, une des applications médicales se trouverait dans le traitement de l’anxiété liée aux maladies terminales associées à des douleurs sévères.
L’étude pionnière qui traita de l’intérêt des psychédéliques dans les maladies terminales fut celle menée en 1964 par Kast et Collins, sur 50 individus souffrant de douleurs physiques sévères (cancers, gangrènes des jambes ou des pieds, zona). Ils s’intéressaient alors au pouvoir analgésique du LSD chez ces patients, en le comparant à deux autres analgésiques connus : la dihydromorphinone et la mépéridine. Leur conclusion fut que le LSD possédait une profonde action analgésique (au moins comparable à celle des opiacés), qui se prolongeait au-delà des effets aigus subjectifs psychologiques.
Plus intéressant encore, chez certains patients, cet effet analgésique était accompagné d’une nouvelle façon d’appréhender leur maladie : ils présentaient une certaine indifférence face à la gravité de leur situation, parlant librement de leur mort imminente, comme soulagés du poids de la peur.
Ce que nous enseignent les études de terrain sur l’usage rituel des Hallucinogènes
Cette méta-analyse suggérant un potentiel thérapeutique des psychédéliques dans la dépendance est corroborée par les différents témoignages et études observationnelles réalisés au sein des églises syncrétiques utilisant de manière légale les hallucinogènes. Ces structures les emploient dans un cadre ritualisé, avec une dimension spirituelle ou religieuse, créant un soutien communautaire à des personnes souvent déracinées culturellement et profondément isolées. C’est notamment le cas du Peyotl au sein de la Native American Church et de l’Ayahuasca au sein des Eglises syncrétiques Uñiao do Vegetal et Sainto Daim (61). Albaugh et Anderson (1974) mirent tout d’abord en évidence un effet bénéfique du Peyote utilisé comme sacrement au sein de la Native American Church dans le traitement de l’alcoolisme chez les Natifs américains. Cette église proposait un programme de traitement avec de l’ergothérapie associée à une thérapie « culturelle », incluant la participation aux offices de la NAC durant lesquels le Peyotl était ingéré. Ainsi le cactus, pris dans ces conditions, facilitait chez l’alcoolique l’expression cathartique et augmentait sa suggestibilité amenant aux changements comportementaux nécessaires à sa guérison. Les auteurs ne proposèrent pas la cure peyotique comme un traitement applicable à l’alcoolisme en général mais reconnurent son intérêt dans le problème spécifique de l’alcoolisme au sein de ces minorités (111). Jilek caractérise cet effet bénéfique comme provenant de l’altération de la conscience induit par le cactus sacré mais souligne qu’il peut être apporté par d’autres techniques d’altération de la conscience (chant, danse, privation de sommeil, etc.).