Les espèces exotiques envahissantes, un problème mondial
De nombreux écologues parlent d’une sixième crise de la biodiversité dont le principal responsable serait l’Homo sapiens de par ses actions prédatrices et son occupation relativement exclusive de l’espace . Cette biodiversité est un équilibre relatif en perpétuel mouvement. Chaque espèce est apparue suite à un long processus d’évolution et disparaîtra un jour. Ainsi, selon les groupes zoologiques, David Raup estime entre un et dix millions d’années la durée de vie moyenne des espèces animales. De ce fait, les estimations des taux d’extinction « naturelle » théoriques par groupes zoologiques peuvent être estimés et comparés aux taux observés aujourd’hui : sur 270 000 plantes décrites, 270 se sont éteintes au cours du XXe siècle, sur la même période ce sont 50 espèces de mammifères sur les 4500 connues qui ont disparu . Cette auteure indique que ce sont ainsi entre 50 et 560 fois plus d’extinctions que ce qu’il est attendu normalement sans la crise de la biodiversité actuelle.
Cette crise est induite par les émissions de polluants lors des traitements à grand renfort de pesticides de l’agriculture industrielle, par les pollutions accidentelles (marées noires et accidents industriels entre autres…), par la surexploitation des ressources naturelles (déforestation, surpêche, intensification de l’agriculture…), par les émissions de gaz à effet de serre induisant un réchauffement climatique global , etc. Ainsi, c’est bien un ensemble concomitant d’actions anthropiques qui est considéré comme induisant cette 6e crise d’extinction .
L’introduction d’espèces exotiques envahissantes (EEE par la suite, voir aussi Encart I) en est aussi une cause majeure, la seconde après la perte et la destruction des habitats selon les scientifiques . Pour citer un exemple, aux Etats-Unis 42% des espèces menacées ou en danger d’extinction le
sont principalement en raison des espèces exotiques envahissantes.
Les invasions d’écrevisses, un problème global
Parmi les espèces exotiques envahissantes, certains groupes posent des problèmes plus marqués que d’autres. Dans les milieux insulaires, entre autres, les mammifères et les végétaux sont régulièrement cités . Dans les milieux continentaux ces deux groupes ne sont pas en reste mais les plus grands invertébrés d’eau douce, que sont les écrevisses font également des dégâts importants. En effet, pratiquement tous les continents (à l’exception notable de l’Australie) sont touchés par les invasions d’écrevisses résultant des déplacements intracontinentaux et intercontinentaux d’espèces, effectués sciemment par les humains et cela principalement dans un but d’aquaculture et d’ornement .
On constate un brassage international des espèces d’écrevisses avec des espèces d’origine Australienne qui se retrouvent sur les cinq continents et des espèces américaines déplacées au sein du continent et exportées dans le monde entier à l’exception de l’Australie. Au sein d’une même région biogéographique, des déplacements d’espèces peuvent aussi entraîner des invasions comme c’est le cas en Ontario au Canada où l’écrevisse américaine Orconectes rusticus (Girard, 1852) a profondément perturbé les écosystèmes (Reid, 2015). On notera que les zones éthiopienne et orientale qui sont dépourvues d’écrevisses autochtones ont également été colonisées par des espèces d’origine australienne (familles des Parastacidae) et une espèce américaine (Procambarus clarkii) . Quant aux Astacidés européens, ils n’ont pas été introduits en dehors de leur zone biogéographique d’origine, mais il y a eu un certain brassage :
L’écrevisse turque (Astacus leptodactylus), originaire des bassins de la mer noire et de la mer Caspienne, est actuellement présente dans pratiquement toute l’Europe à l’exception de l’Espagne, du Portugal, de l’Irlande et des pays « nordiques » comme la Suède, la Norvège et la Finlande. Une population d’écrevisses des torrents (Austropotamobius torrentium) trouvée en Haute-Savoie (France), se trouve provenir d’une population de Bulgarie (com. pers. F. Grandjean, 2014), ce qui est à plus de 1000 km de sa population d’origine. Alors que son aire de répartition originelle s’étend de l’extrême Est de la France, sur les frontières de la Suisse et de l’Allemagne, à la chaîne des Balkans , elle aurait donc pu venir de bien moins loin.
L’écrevisse à pattes rouges (Astacus astacus), était initialement présente du quart nord-est de la France à la Grèce en remontant le long de la mer noire pour éviter l’Ukraine et s’étendre sur l’extrême ouest de la Russie et une bonne partie de la Scandinavie. Mais en raison de ses grandes qualités gastronomiques, elle a également été introduite en dehors de son aire de répartition originelle. On la retrouve actuellement en Ukraine, en Angleterre et dans une douzaine de départements français où elle n’est pas autochtone mais elle y forme généralement de petites populations.
Pour l’écrevisse à pattes blanches (en parlant du complexe Austropotamobius pallipes sans faire de distinction entre A. pallipes et A. italicus comme le font Kouba et al. (2014) dans le dernier atlas européen de répartition des écrevisses), son aire de répartition originelle s’étend de la péninsule ibérique aux îles britanniques en limite ouest et de la chaîne des Balkans à l’Italie pour la limite nord-est. Tous les auteurs ne la considèrent pas comme autochtone en Espagne et dans les îles britanniques. Elle a, par contre, été introduite en Ecosse (deux populations), en Angleterre et en Corse où il ne reste qu’une population relictuelle . Elle a également été introduite en Irlande où elle fait l’objet d’une certaine attention de préservation en raison des enjeux de conservation importants puisque aucune espèce d’origine américaine n’est recensée en Irlande.
Ecrevisses exotiques : Impacts écologiques mais aussi économiques
De par leur régime alimentaire opportuniste et omnivore les écrevisses exotiques envahissantes ont un impact très fort sur les écosystèmes aquatiques .
Plus précisément, et en fonction des espèces d’écrevisses introduites, on soulignera : Les impacts de Procambarus clarkii qui ont été démontrés sur les larves d’amphibiens , et sur la végétation aquatique ce qui entraîne une turbidité importante des eaux et des modifications du substrat . Cette espèce est probablement responsable de la quasi-disparition de certains taxons. Par exemple, on ne voit que très peu d’insectes et d’amphibiens lors des promenades en barque dans les marais de Brière (Loire Atlantique – France) au printemps. C’est environ trois tonnes de Procambarus clarkii qui y sont capturées chaque année (Najean et al. 2009). Ces mêmes auteurs mentionnent que cette espèce a mis moins de 10 ans à coloniser les 200 km² de marais du bassin du Brivet (Brière) et en a fait disparaître 99% de la végétation aquatique, 71% des genres de macro-invertébrés, 83% des espèces d’amphibiens et 52% du gibier d’eau. La colonisation de gravières dans l’Aube a, là aussi, entraîné l’absence d’observations d’amphibiens dans les zones colonisées alors qu’il y en a une multitude dans les gravières non colonisées par l’écrevisse de Louisiane .
L’impact de l’écrevisse de Californie sur certains poissons mais aussi sur les écrevisses autochtones a été démontré dans de multiples pays, notamment au Royaume-Uni , en France , et plus généralement en Europe . Cette espèce est également capable de modifier significativement le transport solide sur les cours d’eau graveleux et donc de modifier fortement les milieux qu’elle occupe.
En 2013, Twardochleb et al. ont réalisé une analyse globale des publications scientifiques sur les effets écologiques des invasions d’écrevisses et notent une certaine constance des effets de ces espèces. Leurs principaux effets directs portent sur les macrophytes et les invertébrés, ce qui a pour conséquence la réduction de la croissance et de l’abondance des poissons et des amphibiens. Au-delà de ces impacts directs sur les milieux et les espèces, les écrevisses d’origine américaine sont fréquemment porteuses saines d’une maladie létale à 100% pour les écrevisses indigènes (Reynolds, 1988): la peste de l’écrevisse ou aphanomycose, maladie causée par un Oomycéte Aphanomyces astaci Schikora, 1906 . Ce pathogène est classé par le programme européen DAISIE16 et l’UICN dans le top 100 des organismes exotiques envahissant les plus dangereux pour la diversité biologique (Lowe et al. 2000). Cette « peste » a ainsi réduit la production (commerciale) des deux espèces européennes les plus exploitées, Astacus astacus et Astacus leptodactylus, de 90% dans toute l’Europe (Holdich et al. 2009).
Les méthodes de lute utilisées, leurs limites et les pistes d’améliorations possibles
Depuis une petite trentaine d’années les gestionnaires ont commencé à prendre conscience de l’impact négatif des écrevisses exotiques sur les écosystèmes et ont commencé à engager des actions de lutte dans le but de réduire ou d’annuler ces impacts. Or, le coût des opérations de gestion est assez vite prohibitif. Par exemple, il est estimé pour P. leniusculus en Grande Bretagne, entre 27 et 47 millions de livres (£) selon que le contrôle est géré sur une partie des sites ou sur tous les sites .
Les premières méthodes testées furent les captures physiques par pièges actifs ou passifs et manuellement. Hélas, la prolificité de ces espèces étant très forte, les populations ne sont que faiblement impactées par ces techniques et les effectifs explosent dès l’arrêt des actions par des phénomènes de densité-dépendance . Selon Stebbing et al. (2012), le retour à l’équilibre suite à la destruction de 80% de la population se fait en trois ans sur certaines populations. De plus, l’enlèvement des gros individus abaisse la taille de la maturité sexuelle ce qui annihile partiellement l’effet des prélèvements (Stebbing et al. 2012). D’après les mêmes auteurs, il est ainsi nécessaire de détruire au minimum 97% de la population pendant cinq années consécutives pour permettre l’éradication d’une population . Les captures manuelles dites aussi « à vue » (à la main, avec ou sans filets et/ou épuisettes) permettent de capturer des individus de toutes les tailles présentes dans la population sous réserve d’avoir accès aux habitats auxquelles elles sont inféodées . Cette technique est utile pour caractériser la population, mais le taux de prélèvement n’est pas suffisant pour l’éradiquer puisque cette technique a un rendement faible .
On entend ici par « rendement faible » un faible pourcentage d’individus capturés par rapport à ceux réellement présents, même si les effectifs capturés peuvent être importants (par exemple, j’ai personnellement obtenu des records à 180 écrevisses/heure à une personne).
Table des matières
1 Introduction
1.1 Les espèces exotiques envahissantes, un problème mondial
1.2 Les invasions d’écrevisses, un problème global
1.3 Ecrevisses exotiques : Impacts écologiques mais aussi économiques
1.4 Les méthodes de lute utilisées, leurs limites et les pistes d’améliorations possibles
2 Expérimentation en bassins
2.1 Matériel et méthodes
2.1.1 Provenance des écrevisses
2.1.2 Marquage
2.1.3 Structure expérimentale
2.1.4 Plan d’expérimentation
2.1.5 Suivi de la reproduction et de la survie
2.1.6 Détermination du mode de déclanchement de la ponte chez les femelles de l’écrevisse de Californie
2.1.7 Méthode de stérilisation
2.1.8 Dispositifs expérimentaux selon les années
2.1.9 Analyses statistiques
2.2 Résultats
2.2.1 Résultats des tests préliminaires
2.2.2 Résultats des tests de validation (années 2008 à 2012)
2.3 Discussion
3 Expérimentation in natura : le ruisseau de la Foux, en zone cœur du Parc National des Cévennes
3.1 Matériel et méthodes
3.1.1 Site d’étude
3.1.2 Captures-Marquage-Recaptures (CMR)
3.1.3 Enchainement temporel des opérations
3.1.4 Analyses statistiques
3.2 Résultats
3.2.1 Estimation des tailles de populations
3.2.2 Evolution de la répartition longitudinale des deux espèces
3.2.3 Répartition des captures au sein des classes d’âges
3.2.4 Proportions de jeunes de l’année (0+ ou « estivaux ») au sein des captures
3.2.5 Bilan chiffré des captures de stérilisation
3.2.6 Utilisation des données des suivis pluriannuels
3.2.7 Observations générales sur le contexte
3.3 Discussion
4 Conclusion générale
5 Bibliographie
6 Annexes
6.1 Annexe 1 : Etudes écrevisses : Protocole de désinfection
6.2 Annexe 2 : avis du conseil scientifique du PNC
6.3 Annexe 3 : avis du CNPN du 3 septembre 2009
6.4 Annexe 4 : autorisation de capture marquage et de relâcher
6.5 Annexe 5 : description des sessions de captures sur le ruisseau de la Foux