Les enjeux de la régulation des multinationales
Les firmes multinationales contre l’État ?
Les relations internationales ont longtemps pensé l’espace international comme celui où agissent et interagissent les États. Le système westphalien consacre l’État comme forme privilégiée de l’organisation sociale et politique des sociétés. Il repose sur la souveraineté intérieure et extérieure de l’État et l’équilibre des puissances entre les États. Cela implique que l’État dispose de l’autorité exclusive sur son territoire, qu’aucun n’État ne peut s’immiscer dans ses affaires internes et qu’aucun État ne reconnaît une autorité supérieure à lui. Cet ordre pluriséculaire a été remis en cause par la mondialisation avec l’avènement des firmes multinationales et d’individus mobiles. L’apparition de ces nouveaux acteurs sur la scène internationale s’est accompagnée d’une réflexion sur la redéfinition des rapports de pouvoir et d’une concurrence de l’État par ces nouveaux acteurs. En effet, la multiplication des phénomènes internationaux et transnationaux vient remettre en cause la capacité des États à réguler sur la scène internationale. L’idée s’est imposée que l’État serait devenu trop faible parce que son autorité s’exprime sur un territoire trop restreint ce qui limiterait son efficacité notamment pour réguler des problèmes globaux. Dans les années 70, la question du dépassement des États et celle de l’apparition de nouveaux acteurs transnationaux – qui transcendent les frontières – commencent à occuper une place centrale dans les débats théoriques en relations internationales. En 1971, Joseph Nye et Robert Keohane popularisent la notion de « relations transnationales ». Dans leur ouvrage Transnational Relations and World Politics, ils analysent les différentes formes de relations et d’activités transnationales, dont celles des entreprises transnationales. Le développement des firmes multinationales occasionne des nombreux débats sur la manière de désigner ces nouveaux acteurs de l’espace international : sont-elles « trans- », « supra- », « pluri-» ou encore « multi- » nationales ? Encore aujourd’hui, il existe plusieurs définitions et plusieurs termes pour définir cette même réalité. Nous retiendrons celle proposée par l’économiste français Charles-Albert Michalet. Il opte pour le terme de « firmes multinationales » (FMN) qu’il définit en 1976 dans Le capitalisme mondial comme « des entreprises de grande taille et, qui, à partir d’une base nationale, ont implanté à l’étranger plusieurs filiales dans plusieurs pays avec un stratégie et une organisation conçue à l’échelle mondiale » . La définition de Michalet est particulièrement pertinente dans la mesure où elle met l’accent sur la base nationale des firmes multinationales qui sont toujours plus ou moins reliées à leur État d’origine et sur leur stratégie globale.
C’est également dans les années 70, que le thème de la « toute-puissance » des FMN commence à émerger sur la scène internationale et qu’il commence à être perçu comme un problème public nécessitant une réponse politique concertée de la part des États. Les firmes multinationales apparaissent comme des grands groupes puissants et on constate qu’elles ont bel et bien un pouvoir hors des États. Elles choisissent où investir, où produire et elles jouent de ce chantage à l’implantation pour peser sur les décisions des États et les mettre en concurrence. De fait, elles exercent une forme d’influence directe et indirecte sur les politiques publiques. Dès le début du XXe siècle, la question de l’influence de la United Fruit Company sur les jeunes États d’Amérique centrale et de la Caraïbe commence à être perçue comme problématique . En témoigne l’expression de « République bananière » qui apparaît en 1904 sous la plume de l’écrivain américain O. Henry, dans son roman Cabbages and Kings inspiré par la firme américaine. Créée aux États-Unis en 1899 par Minor Cooper Keith, la United Fruit Company est l’une des premières entreprises multinationales du XXe siècle. Elle s’est assurée un monopole sur la production et le transport de bananes en promettant aux États d’Amérique centrale la construction de lignes de chemin de fer en échange du contrôle de celles-ci, d’exemptions fiscales et de terres à bas coût. La firme acquiert ainsi d’immenses superficies de terres cultivables au prix de nombreux accaparements de terres et déplacements de populations.
Devenue la première productrice et exportatrice mondiale de bananes, elle exerce son influence sur tous les États d’Amérique Centrale sans s’embarrasser du respect des droits humains et de la démocratie. En 1928, elle fait réprimer les grèves dans ses plantations de la côte caribéenne colombienne par l’armée colombienne. L’épisode sanglant du « massacre des bananeraies » inspirera le Prix Nobel de littérature, Gabriel García Marquez, qui en fera le récit dans Cent ans de solitude. En 1954, lorsque le président du Guatemala, le social-démocrate Jacobo Árbenz, menace ses intérêts en voulant entreprendre une réforme agraire, la United Fruit Company s’allie à la CIA pour orchestrer un coup d’État, plongeant le pays dans 50 ans de guerre civile. Si les exemples ne manquent pas dans cette première partie du XXe siècle, c’est réellement à partir des années 70 que la question de la capacité des États à réguler les firmes multinationales commence à émerger, notamment dans les pays du Sud. En décembre 1972, le président socialiste chilien Salvador Allende défend sa politique de nationalisation des mines de cuivre face aux Nations Unies, dans son discours, il pointe le danger que représente la puissance des multinationales pour la souveraineté des États :
« Nous sommes face à un conflit frontal entre les multinationales et les États. Ceux ci sont courtcircuités dans leurs décisions fondamentales – politiques, économiques et militaires – par des organisations qui ne dépendent d’aucun État, et qui à l’issue de leurs activités ne répondent de leurs actes et de leurs fiscalités devant aucun parlement, aucune institution représentative de l’intérêt collectif. En un mot, c’est tout la structure politique du monde qu’on est en train de saper. » .
Porteur d’un projet de démocratisation du pays caractérisé par un fort interventionnisme d’État en matière économique et sociale, son gouvernement fait face à une véritable guerre économique de la part des entreprises et du gouvernement des États-Unis. Un article du New York Times révèle en mars 1972 que la firme états-unienne International Telephone and Telegraph (ITT) entretient des contacts réguliers avec la CIA afin de déstabiliser et renverser le gouvernement d’Allende . Suite au coup d’État de Pinochet en 1973, les premières ONG spécialisées dans la dénonciation des mauvaises pratiques des multinationales voient le jour en Europe telles que le Transnational Institute (TNI) et SOMO aux Pays-Bas ou encore Public Eye en Suisse . L’un des premiers directeurs du Transnational Institute est un ancien ministre d’Allende et une figure de l’opposition chilienne en exil, Orlando Letelier. Il mène une vaste campagne de plaidoyer auprès du gouvernement néerlandais pour l’annulation d’un prêt de 60 millions de dollars destiné à soutenir le secteur industriel chilien, avant d’être assassiné en 1976 à Washington . La première grande campagne publique ciblant une firme multinationale et dénonçant ses mauvaises pratiques est lancée à la même période. En 1974, l’association britannique War On Want publie le rapport « The Baby Killer ». Elle dénonce les stratégies marketing de Nestlé dans les pays en développement qui visent à dénigrer l’allaitement maternel et à inciter les mères à acheter du lait en poudre pour leurs nourrissons malgré les risques liés au manque d’eau potable . Une grande campagne de boycott contre Nestlé est lancée par Infant Formula Action Coalition (INFACT) aux États-Unis en 1977. Elle est ensuite relayée en Australie, au Canada, en Nouvelle-Zélande puis en Europe. Cette campagne de boycott qui sera suspendue seulement en 1984 débouche sur l’organisation d’une conférence sur la commercialisation des substituts de lait maternel par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’Unicef ainsi que sur l’adoption d’un code de conduite. La question de la régulation des entreprises multinationales est alors mise à l’agenda des organisations internationales. En 1972, un groupe d’experts est constitué aux Nations Unies à la demande du Chili afin d’étudier les impacts des firmes multinationales. Cette étude débouche sur la création en décembre 1974 du Centre des Nations Unies sur les sociétés transnationales avec pour mission d’élaborer un code de conduite ou un instrument juridique international contraignant . Ce premier élan régulateur est structuré par une opposition très forte entre pays en développement favorables à des normes contraignantes et pays industrialisés rétifs à toute forme de contrainte pour leurs entreprises. Soucieux d’éviter la mise en place d’un cadre normatif contraignant, les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) décident de s’emparer eux-mêmes du sujet à travers la promotion de mesures volontaires non-contraignantes pour les entreprises. En 1976, l’OCDE publie ses « Principes directeurs à l’intention des multinationales », complétés en 1984 par la création des Points de Contact Nationaux (PCN) chargés de promouvoir ces principes et d’arbitrer des litiges impliquant des entreprises étrangères. Ces principes constituent une liste de recommandations thématiques destinées aux États et aux entreprises afin d’encourager « une conduite responsable des entreprises dans le contexte international » .
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