LES EFFETS TERRITORIAUX SUR LA DYNAMIQUE
D’ADOPTION DES INNOVATIONS EN RIZICULTURE
L’agriculture est au cœur de l’économie des pays en développement. Ce secteur représente une large part du PIB de ces pays (30 à 60% pour la plupart de ces pays), emploi une majeure partie de la population active (40 à 90%) et produit la source de subsistance et de revenus pour plus de la moitié de la population de ces pays (FAO, 2000). En effet, dans ces nombreux pays en développement, le développement du secteur agricole représente un enjeu majeur pour répondre à de multiples défis, que ce soit au niveau du développement économique, qu’aux enjeux liés au changement climatique et à la préservation des ressources naturelles. Ainsi, l’innovation agricole a été promue comme moyen d’action par les organisations internationales depuis les années 1990 (Banque mondiale 2006), et par les politiques publiques, pour permettre aux agriculteurs d’augmenter, d’améliorer la qualité ou de diversifier leurs productions agricoles, mais aussi d’être capables de répondre aux changements auxquels ils font face vis-à-vis de la variabilité climatique ou encore à la globalisation des échanges. Faisant partie de ces pays, Madagascar, dont 68% des ménages vivent essentiellement de l’agriculture (INSTAT, 2011), représente également les mêmes aspects que les autres pays en développement. En effet, le secteur agricole contribue à hauteur de 25 à 30% du PIB (Banque Mondiale, 2011) et le taux de pauvreté en milieu rural est de 86% (INSTAT, 2014). L’absence de politiques agricoles efficaces, d’infrastructures permettant l’accès aux informations et aux marchés, et la faiblesse des services de conseil agricole contribuent en grande partie à ces difficultés qui se traduisent par une faible productivité au niveau des exploitations agricoles, et un manque d’accès aux facteurs de production (foncier, équipement, intrants, crédits). Ainsi, la croissance du secteur agricole malgache est restée modeste avec un taux de croissance annuel moyen d’un peu plus de 1,5% (Banque Mondiale 2016).et n’a pas réussi à suivre celle de la population qui a doublé en une seule génération. Les secteurs secondaires et tertiaires peinent à se développer et sont incapables d’absorber les jeunes entrant dans la vie active, « le secteur agricole absorbe donc la majeure partie de la croissance démographique » (Sourisseau et al, 2009). La population rurale malgache, pratique en une agriculture essentiellement vivrière où le riz joue un rôle prépondérant. Le riz revêt une importance économique et politique particulière à Madagascar et c’est pour cette raison que les politiques agricoles ont laissé une large place au développement des innovations techniques dans le secteur rizicole. Culture principale et base de l’alimentation, le riz est cultivé par 85 % des ménages agricoles et constitue 48 % de la consommation totale en calories (Banque mondiale, 2011). Néanmoins, la production rizicole n’arrive pas à satisfaire les besoins de la population malgache. Si elle a augmenté de 1,5 % par an la population, elle a aussi augmenté de 2,5% par an, ce qui explique que l’insécurité 2 alimentaire perdure à Madagascar (Banque mondiale, 2011). Ainsi, « Avec l’augmentation importante de la population, la disponibilité en riz blanc par personne est passée progressivement de 133 kg/an dans les années 1970 à moins de 100 kg/an dans les années 2000 » (Benz et al, 2014) Face à ces multiples enjeux, des innovations techniques ont été apportées en riziculture sur les Hautes Terres de Madagascar, qui constituent la zone d’étude de ce travail. La riziculture sur les Hautes Terres est particulièrement importante pour les ménages puisque selon Raunet, ces zones étaient la principale région de production rizicole du pays, et comptaient 900 000 ha de rizières repiquées sur 1,3 millions d’hectares pour la superficie totale de rizière à Madagascar, soit plus de 69 % de la superficie totale des rizières (Raunet, 1984) mais cette production n’est pas suffisante pour les besoins de la population. Et pourtant, trois principaux systèmes de production de riz existent sur les Hautes Terres la riziculture irriguée de bas-fonds, la riziculture pluviale de bas-fonds, sans maîtrise de l’eau et la riziculture pluviale d’altitude (sur tanety), mais cela n’a pas été efficace. En effet, ces systèmes rizicoles ne sont pas figés et n’ont pas permis l’autosuffisance alimentaire présentent des dynamiques d’innovation importantes puisque depuis les cinquante dernières années, tous les types de systèmes en riziculture ont vécu des changements majeurs. Pour le riz pluvial occupant environ 8 % des superficies rizicoles à Madagascar (Banque mondiale, 2011), de nouvelles variétés ont été introduites sur les Hautes Terres. Ces variétés ont été sélectionnées pour leur adaptation à l’altitude et ont permis le développement très rapide de la riziculture pluviale jusqu’à plus de 1 800 m d’altitude (Breumier et al, 2018), ayant pour impact de réduire la période de soudure pour les ménages ruraux. Pour le système irrigué, les changements majeurs reposent essentiellement sur des questions techniques1 . Le SRI est un exemple de paquet technique en rizière avec bonne maîtrise d’eau ayant pour objectif principal d’augmenter le rendement à l’hectare, en repiquant en ligne de très jeunes plants (8 jours après le semis) pour que la plante ait la capacité de se taller. De même pour le SRA, sur les rizières à mauvaise maîtrise d’eau, pour un repiquage de 30 jours après le semis, les impacts de ces changements ne se sont seulement pas limités à la composante technique de la production, mais ont également permis des changements au niveau organisationnel comme le regroupement de tous les acteurs de la filière afin de faciliter l’achat groupé des semences et des engrais, la transformation, et la recherche de débouchés. Cependant, plusieurs auteurs (Serpantié et Rakotondramanana en 2013, Audouin en 2014) ont montré que les niveaux d’adoption de ces techniques sont toujours controversés selon les espaces concernés. Il existe des communes où les innovations dans les systèmes rizicoles ont été fortement diffusées, alors que dans d’autres 1À l’exemple du passage du repiquage en foule au repiquage en ligne, ou encore du sarclage manuel au sarclage mécanique, etc. 3 communes où les conditions biophysiques sont favorables, les niveaux d’adoption sont très faibles ou même absents2 . Cette différenciation spatiale montre qu’il existe une dynamique de diffusion spatiale des innovations qui s’effectue en fonction des caractéristiques des lieux. Cette recherche s’inscrit dans le cadre du financement du CRP Rice (Rice Agri-Food System Research Program), et notamment dans le cadre du Flagship 1 ayant pour objectif de fournir des bases données et informations permettant aux acteurs Rice3 d’évaluer le succès ou l’impact des précédentes interventions et en planifier de nouvelles actions en fonction des résultats. En effet, ces activités de recherche sont menées sur les Hautes Terres du Vakinankaratra de Madagascar pour analyser les impacts de la recherche en riziculture pour les agriculteurs et pour le monde rural en général, et cela en collaboration avec le CIRAD et de l’AfricaRice. Plus précisément, cette étude s’intéresse principalement sur « l’analyse des effets du territoire sur la dynamique d’adoption des innovations en riziculture irriguée sur les Hautes Terres de Vakinankaratra ». Les Hautes Terres de Vakinankaratra ou plus précisément la zone volcanique du Vakinankaratra est délimitée à l’Est par les régions d’Alaotra-Mangoro et d’Atsinanana, à l’Ouest par la région de Menabe, au Nord par les régions d’Analamanga, d’Itasy et de Bongolava, et au Sud par la région d’Amoron’i Mania. La région est subdivisée en sept districts : Ambatolampy, Antanifotsy, Antsirabe I, Antsirabe II, Betafo Faratsiho et Mandoto et s’étend sur une superficie de 19 205 km².Les Hautes Terres de Vakinankaratra qui constituent notre zone d’étude n’incluent pas en compte le Moyen Ouest de la région, qui correspond au district de Mandoto, situé à une altitude plus faible de 1000 m, alors que les autres districts s’élèvent à plus de 1500 m d’altitude. Le chef-lieu de la région est Antsirabe I, situant à 1500 m d’altitude dans une cuvette entourée de volcans. Il se trouve à 167 km au Sud de la capitale de Madagascar, en empruntant la RN7. La région Vakinankaratra est limitée par les coordonnées géographiques suivantes entre 18°59’ et 20°03’ de latitude Sud, entre 46°17’ et 47°19’de longitude Est. Pour les cas de la riziculture irriguée aussi bien que pluviale, peu d’études se sont intéressées à l’effet des caractéristiques des lieux sur les dynamiques d’innovation. Néanmoins, des études établissent des bilans des niveaux d’adoption de ces techniques, et proposent des explications aux échecs observés à l’échelle nationale ou locale, en intégrant des critères de localisation des exploitations agricoles (Serpantié et al 2013, Rakotoarindrazaka, 2011).Pour cela, elle répondra à la principale question suivante : dans quelles mesures les caractéristiques 2 Pour Serpantié et Rakotondramanana (2013), l’étude sur la dynamique d’adoption du SRI et du SRA dans le pays Betsileo a montré que les taux d’adoption sont plus élevés près des routes et des marchés, comme le cas de la commune de Ambatovaky, contrairement à celle de Torotosy où le taux d’adoption est absent depuis 1999. 3 Acteurs Rice : tous les acteurs (Etatiques ou non) qui ont contribué à créer, diffuser et vulgariser des projets sur la riziculture (CIRAD, AFricaRice et les organismes au niveau nation) 4 du territoire influencent – elles la dynamique d’adoption des innovations en riziculture irriguée sur les Hautes Terres de Vakinankaratra ? Cette étude se propose donc de porter un regard nouveau sur la riziculture irriguée, en l’enrichissant d’une analyse géographique. Elle permettra d’expliquer l’adoption de certaines techniques en riz irrigué selon les caractéristiques des lieux. En effet, l’hypothèse posée est la suivante, le niveau d’adoption des innovations agricoles et la vitesse de la diffusion des innovations se différencient d’un territoire à un autre (Audouin et Gazull, 2014). A Madagascar, comme le constatent Serpantié et Rakotondramanana (2013) en pays Betsileo, des cas de succès et d’échecs ont été à la fois remarqués concernant l’adoption des techniques de riziculture en SRI ou SRA. Bien que la région présente des conditions biophysiques homogènes, notamment le climat et le sol, les auteurs observent des différences à l’échelle communale. Cette hypothèse représente le fil conducteur de cette recherche en analysant les parties suivantes : – La première partie s’attache à décrire les cadres théoriques utilisés, ainsi que la démarche de recherche qui consiste à combiner les caractéristiques du territoire à celles du système d’innovations pour expliquer la différence du niveau d’adoption dans les zones d’études, – La deuxième expose les résultats en partant d’une analyse de l’adoption des innovations hiérarchisée au niveau des Fokontany, – La troisième partie discute sur la dynamique territoriale liée à l’adoption de l’innovation, puis propose des pistes de réflexions pour faciliter la diffusion de l’innovation en riziculture irriguée sur les hautes terres du Vakinankaratra compte tenu des problèmes évoqué.
Passer de la solution technique à un processus d’innovation L’invention, ou solution technique est un nouvel objet ou une nouvelle façon de faire (exemple pour la riziculture : de nouvelles machines, de variétés de riz, de nouvelles techniques, etc.) conçu pour résoudre un problème. En effet, les solutions techniques découlent de inventions qui peuvent se faire au laboratoire ou par diverses expérimentations, quel que soit ses domaines d’application (agricole, industriel, des services). A titre d’exemple les méthodes de recherche classiques de production de nouvelles variétés en riz pluvial, consistent à sélectionner de nouvelles lignées en station expérimentale. Les nouvelles variétés sont alors validées dans la mesure où les résultats d’expérimentation sont jugés pertinents par l’équipe de chercheurs. Puis la solution technique est testée chez quelques des paysans, avant d’être largement diffusée. Lorsque ces semences sont largement adoptées par les paysans, utilisées de façon différente par rapport aux recommandations techniques initiales (décalage dans le calendrier de culture, production de semences et croisements variétaux directement chez les producteurs), alors on peut parler à ce moment d’un processus d’innovation qui a émergé d’une solution technique. L’innovation est donc un processus « par lequel des individus ou des organismes maîtrisent et mettent en œuvre la conception et la production de biens et de services qui leur sont nouveaux » (Triomphe et Rajalahti, 2012).Selon Gaglio, « l’innovation consiste en l’implantation effective et durable d’inventions dans un milieu social » (Gaglio, 2011). En effet, les auteurs et les études qui s’intéressent à l’innovation ne considèrent plus ces solutions techniques comme un simple fait « d’invention » mais plutôt de les rendre accessibles au public grâce à la commercialisation ou au marché, car selon Schumpeter en 1942, l’innovation peut également être définie comme une invention ayant trouvé un marché. Certes, l’innovation ne détient pas seulement une dimension technique mais peut être à la fois une question organisationnelle et institutionnelle. Dans ce sens, l’innovation est dite multifacette, car « l’innovation se déploie dans des domaines 7 variés : cette variable influe sur le déroulement du processus » (Gaglio, 2011). En d’autres termes, les domaines de l’innovation peuvent toucher : – Une innovation technique : dont l’introduction d’une nouvelle variété, un nouvel itinéraire technique dans le cycle de culture, l‘utilisation d‘un nouveau matériel agricole, d‘une nouvelle technique et de nouvelles machines (innovation de procédé), la valorisation de nouveaux espaces auparavant non dédiés aux activités agricoles grâce à de nouvelles techniques. – Une innovation de production qui va concerner toute la filière agricole d’amont en aval dont le changement se situe sur : les espaces mobilisées, les ressources financières, le réseau social du producteur depuis la fourniture des intrants jusqu‘à la commercialisation, les interactions avec les autres cultures et les productions agricoles et animales ainsi que les autres activités rémunérées ou non au sein du ménage. – Une innovation organisationnelle et institutionnelle qui vise à introduire de nouveaux éléments sur la façon de travailler, de produire : création de groupements de paysans, de plateforme d’innovation, jusqu’aux changements des règles qui régissent le comportement des paysans et tous les acteurs qui participent aux activités agricoles. – Une innovation de services : cette partie concerne l’introduction de nouvelles activités liée à la fourniture de service pour les agriculteurs ou pour les organisations agricoles, notamment des activités de service comme les banques et micro- finances pour octroyer des crédits aux paysans, le conseil de proximité agricole, la formation professionnelle agricole, etc
Approche systémique de l’innovation
L’approche systémique de l’innovation est un concept récemment développé (vers les années 1990). En effet, l’approche de l’innovation a connu un changement de paradigme à partir des années 1990 : – Au début, l’innovation est considérée comme un phénomène linéaire, c’est-à-dire d’une diffusion des solutions techniques conçues par la recherche vers les bénéficiaires (les paysans surtout). Les instituts de vulgarisation ont alors pour rôle de diffuser ces solutions techniques après des producteurs, on parle alors de transfert de technologie, ou encore d’approche top-down. – Le système d’innovation agricole est un concept récemment développé qui considère l’innovation comme partie intégrante d’un système, qui associe à la fois les acteurs qui ont le savoir concernant les nouvelles connaissances et information nécessaires à l’innovation, et les acteurs qui ont le pouvoir de faciliter l’émergence et la diffusion des innovations. Freeman (1987) a été le premier à employer l’expression « système national d’innovation » pour désigner les institutions d’État associées à la définition à l’application des politiques de recherche et d’innovation. Nelson et Lundvall (1992) ont ensuite étendu la définition de Freeman pour inclure 8 l’ensemble des institutions et des acteurs industriels développant des activités de recherche et favorisant à l’échelle d’un pays la diffusion de connaissance pour l’innovation technologique. Dans ce contexte historique, un système d’innovation peut être défini comme « un réseau d’organisations, d’entreprises et d’individus focalisés sur l’exploitation économique de nouveaux produits, procédés et formes d’organisation, ainsi que les institutions et les politiques qui influencent leur comportement et leur performance » (Triomphe et Rajalahti, 2012). Ainsi, l’approche systémique de l’innovation consiste à analyser l’innovation comme un ensemble d’éléments qui interagissent entre eux, touchant à la fois plusieurs éléments de l’innovation et peut être défini ainsi : « le Système d’innovation est un assemblage d’éléments organisés : acteurs, institutions et réseaux qui assurent une combinaison de fonctions visant à la genèse, à l’adoption et à la diffusion de l’innovation » (Audouin Et Gazull, 2014).En d’autres termes, il vise à saisir comment un ensemble d’institutions, d’organisations, de réseaux et d’acteurs peuvent interagir pour favoriser l’innovation dans un espace donné national, régional ou sectoriel, ou dans un espace construit par des entreprises ou autour du développement d’une technologie. Le système d’innovation (SI) ne considère plus l’innovation comme un phénomène linéaire, guidé par l’offre des laboratoires de recherche et développement, mais comme un processus multi-acteurs, interactif et évolutif (Audouin, 2014)
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