Les effets bridés de la démocratisation des publics

Quels effets de démocratisation des publics ?

Entre banalisation et popularisation de la visite muséale

L’analyse des enquêtes sur la gratuité catégorielle et événementielle met au jour une structuration des publics moins inégalitaire qu’elle ne l’est dans les enquêtes tous publics À l’écoute des visiteurs. En effet, l’enquête menée en 2009 auprès des bénéficiaires de la gratuité nous enseigne que 31,9% des jeunes rencontrés sont issus des classes sociales supérieures, 39,5% des classes moyennes et 28,6% des classes populaires.
La réitération de cette enquête en 2014 montre que la part des publics issus des classes sociales supérieures décroît par rapport à 2009 : ils représentent 18,9% des jeunes rencontrés dans l’enquête. La proportion des jeunes issus des classes moyennes a quant à elle augmentée en cinq années. 53,6% des jeunes de cette enquête sont issus des classes moyennes : 30,6% proviennent des classes moyennes supérieures et 23% sont issus des classes moyennes inférieures. Enfin, la part des jeunes issus des classes populaires se maintient d’une enquête à l’autre et s’élève en 2014 comme en 2009 à un peu plus d’un quart de l’échantillon (respectivement 28,6% et 27,5%).
Le constat est identique en ce qui concerne la morphologie des publics de la Nuit des musées spéciale étudiants où 16,1% des jeunes rencontrés sont issus des classes sociales supérieures, 27,1% des classes moyennes supérieures. Plus de la moitié de ces publics sont issus de milieux sociaux moins favorisés : 26,6% d’entre eux des classes moyennes inférieures et 30,2% des classes populaires. Par comparaison à la structuration sociale des publics dans les enquêtes À l’écoute des visiteurs de 2012 et 2015, les deux effets de banalisation et de popularisation se font jour (cf. figure 23 à 25). Le premier apparaît dans l’enquête auprès des bénéficiaires de la gratuité de 2009 où les classes sociales supérieures et populaires ont toutes deux une part plus élevée que dans les enquêtes À l’écoute des visiteurs. Le second schéma, celui de la popularisation, apparaît en 2014 auprès des publics de la gratuité et lors de la nocturne étudiante : dans ces enquêtes, la part des classes populaires y est accrue par rapport aux données d’À l’écoute des visiteurs. Suivant la lecture qu’en donne S. Octobre, cette popularisation est absolue puisqu’elle s’accompagne d’une diminution en parallèle de la part des classes sociales supérieures.
Deux autres éléments traduisent la capacité de ces mesures pour restructurer de façon conséquente les publics des musées : la part des primovisiteurs chez les publics de ces actions d’incitation à la visite et celle des visiteurs les moins familiers des musées (cf. figure 26). L’augmentation de ces catégories de visiteurs chez les bénéficiaires de la gratuité et de la nocturne étudiante s’échelonne entre 12 et 35 points au-dessus de leur part dans les enquêtes À l’écoute des visiteurs.

Une démocratisation des publics par assignation

Au moment de conclure à un effet de démocratisation des publics par ces actions d’incitation à la visite, il convient de garder en mémoire que ces enquêtes renseignent les milieux sociaux d’origine des jeunes adultes rencontrés. Dans les enquêtes tous publics À l’écoute des visiteurs, ce sont les classes sociales auxquelles appartiennent les individus qui composent la population active (en emploi, à la recherche d’un emploi ou retraités).
Or, dans les enquêtes menées auprès des publics des actions d’incitation à la visite, les jeunes rencontrés sont très majoritairement constitués d’une population étudiante. 9 visiteurs sur dix le sont lors de la nocturne étudiante du fait même de la catégorisation de l’offre et des efforts de communication autour de cette soirée, principalement orientés vers les établissements d’enseignement supérieur de la ville. Au sein des publics de la gratuité adressée aux moins de 26 ans, les deux tiers des visiteurs sont également en cours de formation (67,5% en 2009 et 65,9% en 2014). Dans les enquêtes À l’écoute des visiteurs en 2012 et en 2015, nous parvenions à un même résultat parmi les 18-25 ans rencontrés : chez ces jeunes qui constituent majoritairement un public de la gratuité (70,3% en 2012 et 64,1% en 2015 étaient mobilisés par cette mesure), la part des étudiants s’élève à 69,1% en 2012 et à 80,6% en 2015. Conséquemment,dansces différentes enquêtes, seuls deux jeunes sur cinq sont en activité128 entre 18 et 25 ans et la partde ceux qui sont à la recherche d’un emploi n’excède jamais 7%

Sortir des catégories de publics cibles : déclic ou coup d’arrêt de la démocratisation ?

De la gratuité aux événements gratuits : une pratique festivalière au musée

Dans l’enquête de 2014 auprès des publics de la gratuité, les visiteurs étaient invités à se projeter après leur 26ème anniversaire, au sortir de la gratuité. Seuls 14% des répondants déclarent qu’ils s’orienteront vers une autre sortie culturelle gratuite. De même, lors de la nocturne étudiante, seulement 7,7% des visiteurs déclarent qu’ils n’ont ni l’intention de visiter ou revisiter les musées de la ville ni celle de revenir à la prochaine édition de la nocturne.
Pour autant, ces incitations à la visite ne semblent pas non plus conduire les visiteurs sur la voie de la fidélisation aux établissements. Chez les bénéficiaires de la gratuité, 13,9% des visiteurs projettent par exemple de souscrire ultérieurement un abonnement dans un musée pour continuer de visiter à l’avenir. De même, les visiteurs de la nocturne étudiante expriment moins souvent leur intention de revisiter les musées découverts lors de la soirée que d’aller découvrir les autres musées de la ville (respectivement 28,6% et 42,5%). Le plus souvent, les jeunes bénéficiaires de la gratuité n’ont exprimé qu’une seule intention une fois passé leur 26ème anniversaire, celle de continuer à visiter aussi souvent les musées qu’actuellement (41,7%). Un tiers des visiteurs entrevoient deux perspectives à l’issue de la gratuité : visiter les musées moins souvent (52,9%) et privilégier pour cela les événements gratuits (59,8%). Moins d’un visiteur sur cinq anticipe trois suites possibles : chez eux également les visites muséales se feront moins fréquentes et concentrées sur les événements gratuits ou dans des musées gratuits pour tous. Parmi les publics de la nocturne étudiante, 6 visiteurs sur dix ne déclarent qu’une seule intention à l’issue de la soirée et, pour une même proportion, il s’agit de revenir à la prochaine édition de la nocturne. En second lieu, près de la moitié des visiteurs de la nocturne envisagent également de se rendre dans les musées qu’ils n’ont pas visités lors de la soirée.
Aussi, à première vue, deux effets de ces mesures incitatives se dessinent sur le long terme et les deux s’apparentent à un prolongement de la carrière de visiteur. Pour les uns, sortir des catégories de publics cibles n’induirait pas de baisse de la fréquentation des musées et leur carrière de visiteur se développerait en dehors des mesures incitatives. Pour les autres, apparaît une fidélisation à ces mesures. La carrière de visiteur se poursuivrait pour autant que ces propositions soient renouvelées ou soient adressées à l’ensemble des publics. De ce point de vue, la sortie des catégories de publics cibles entraînerait une pratique de visite muséale plus épisodique en lien avec l’offre de gratuité dans certains musées ou à l’occasion d’événements spécifiques.

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Le prolongement des effets de démocratisation au-delà de la jeunesse adulte

Les analyses qui précèdent mettent en lumière l’impact des mesures incitatives sur la démocratisation de l’accès aux musées. Cet effet semble toutefois relatif : mobilisant des visiteurs majoritairement étudiants, ces mesures redoubleraient les incitations à la visite auxquelles les expose leur situation scolaire et soutiendraient des processus de démocratisation des publics qui se jouent en d’autres lieux, dans l’accès aux études supérieures en particulier. De plus, cet effet semble temporaire : ces mesures suspendraient l’expression des clivages sociaux le temps de l’appartenance à une catégorie de public cible comme l’indiquent les projections de ces visiteurs au sortir de la gratuité. De ce point de vue, chez les publics que la gratuité événementielle ou catégorielle mobilise le plus fortement, la sortie de ces catégories est anticipée comme un ralentissement du rythme de visite et/ou par des stratégies d’évitement du retour au droit d’entrée payant. Celles-ci induiraient une pratique de visite festivalière ou prolongeraient la « culture de la gratuité » par une orientation plus sélective des visites vers des lieux gratuits pour tous. Socialementclivées, ces projections au sortir des catégories de publics cibles pourraient également sous-entendre une fragmentation des musées en différents usages et différents publics. Qu’observe-t-on lorsque nous déplaçons le regard sur ces différentes formes de gratuité adressées cette fois à l’ensemble des publics ? Nous considérons d’une part les données de l’enquête menée en 2012 auprès des visiteurs de la Nuit européenne des musées pour analyser la structuration des publics lors d’un événement gratuit pour tous. D’autre part, nous revenons sur les données d’À l’écoute des visiteurs en 2012 et 2015 pour analyser la mobilisation des publics par la gratuité dans l’ensemble des échantillons de ces deux enquêtes.

À chacun selon sa pratique ? La segmentation des politiques des publics en débat

Publics cibles, publics hors cibles : négocier les catégorisations

Lors du Mois des étudiants au musée, nous avons constaté l’importance accordée à la prise de parole de jeunes au musée. Leur jeunesse ou, plus souvent, le fait qu’ils ne sont pas professionnels du musée, créent un sentiment de proximité avec ces lieux. De même, la confiance que l’institution muséale leur accorde pour intervenir au musée a pu conférer aux visiteurs le sentiment d’être pris en considération et valorisés. Pour autant, était-il important pour ces visiteurs que ces programmations soient plus spécifiquement adressées aux étudiants et, de là, que l’assistance soit majoritairement constituée de jeunes ? Les avis sur ce point sont partagés.
Une moitié de l’échantillon accueille favorablement cette catégorisation des publics jeunes ou étudiants (la distinction n’est souvent pas faite chez ces visiteurs). Elle signe la volonté de la part de l’institution de se rapprocher d’une génération que beaucoup ont décrite comme éloignée de cette pratique culturelle (10/28) : « Je me dis c’est pas forcément le public qui va le plus au musée et la nocturne a peut-être été un moyen de renverser un peu la donne, je trouve ça plutôt bien. Ça montre vraiment que le musée est allé vers les jeunes, est allé vers les étudiants, aller vers ceux qui ont pas forcément ni le temps, ni l’habitude, ni l’argent pour y aller. » (F7) « Moi qui suis déjà intéressé à la base par ça, ça… je pense que ça change pas grandchose. Mais pour des personnes qui sont un peu réticentes, voir qu’il y a un environnement ben proche de ce qu’ils connaissent et une approche qui va pas, entre guillemets, leur prendre la tête… je pense que ça doit les rassurer et leur permettre de dire après que le musée c’est pas si mal et d’y retourner. C’est intéressant parce que justement c’est un public qui a pas forcément l’habitude d’aller au musée et si on leur dit « le musée organise un truc juste pour vous » ça peut les faire venir parce qu’ils vont se dire « on est entre étudiants », ça sera bonne ambiance. » (H2)
Pour ces visiteurs, le format des visites tout comme la prise de parole des jeunes attestent selon eux de cette volonté d’ouvrir plus largement l’institution et de démocratiser cette pratique culturelle. Autre signe de cette politique volontariste : les conditions d’accès à ces soirées. L’ouverture en nocturne, de même que la gratuité d’accès à ces soirées, ont surtout été appréciées des visiteurs comme une adaptation nécessaire à leurs conditions de vie (10 visiteurs l’ont exprimé pour l’horaire nocturne et 6 au sujet de la gratuité d’accès).
Néanmoins, cette distance de la jeunesse à l’égard de la visite muséale est plus souvent attribuée aux autres qu’énoncée pour soi-même. À ce titre, s’il est important selon eux que cette offre s’adresse aux étudiants et aux jeunes, ces visiteurs signalent par ailleurs que ce n’est pas cette catégorisation de l’offre qui les a décidés à venir. Seuls trois des 28 visiteurs rencontrés expliquent que cet étiquetage de l’offre a pu les influencer à se rendre à l’une des soirées. Ils ont eu le sentiment d’être plus directement concernés par cette programmation voire d’être traités en publics privilégiés.

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