Penser les dommages écologiques à partir des attachements entre hommes et environnement
Cette recherche questionne les atteintes de la marée noire liées aux dégradations environnementales et les processus de reconnaissance d’un préjudice nouveau, dit écologique, par les dispositifs de gestion des marées noires. Il ne s’agit pas d’étudier l’efficacité de la prise en compte des dégradations environnementales par le dispositif de gestion ou les voies juridiques susceptibles de soutenir son intégration dans le Droit – déjà largement explorées (par exemple par Erné-Heintz, Hay, Hermitte, Camproux-Duffrène, Neyret, etc.), mais d’analyser les réalités plurielles du dommage écologique et le devenir, de la survenue de la marée noire à sa défense devant le tribunal ou à sa saisie par le législateur. Pour renseigner ces questions, la démarche de recherche croise deux approches sociologiques. Ce second chapitre expose le cadrage théorique et les choix méthodologiques de ce travail. Le dommage écologique pose intrinsèquement la question des éléments non humains : la faible prise en compte des dégradations de l’environnement par les dispositifs de gestion tient essentiellement aux difficultés d’intégration de ceux-ci par les cadres institués existants. Nous avons montré dans la première partie qu’il existe un décalage entre le « traumatisme » qui s’exprime sur la place publique après la marée noire et les deux voies actuelles de prise en compte des dommages de la pollution : les préjudices économiques et matériels d’un côté, les dommages purs à la biodiversité de l’autre – par des actions de restauration des milieux naturels. Les éléments naturels évoqués dans la question du dommage écologique et convoqués dans les critiques et les revendications remettent en question les frontières du Fipol et du Droit national institué. Pour les représenter et susciter leur prise en compte, certains travaux s’intéressent aux « faits » et étudient les objets physiques constituant l’environnement. D’autres s’intéressent au monde des « valeurs » et étudient des perceptions sociales et des représentations liées à l’environnement (par exemple, Paran, 2005 ; Amalric, 2005 ; Bigando, 2006).
Nous proposons d’explorer une voie alternative et élargie de compréhension des atteintes de la marée noire, en prenant au sérieux les expressions publiques évoquant le caractère « existentiel », « intime » de la relation d’ « appartenance » de l’homme au littoral. Nous partons du postulat que le dommage écologique n’est pas seulement constitué de répercussions de nature économique ou La démarche de recherche s’inscrit dans un mouvement de pensée contemporain, qui s’attache à défaire les séparations opérées entre humains et non humains, à l’instar de la sociologie des sciences (Latour 1995, 1999 ; Callon et al., 2001). Cette approche fondée sur les attachements accorde aux non humains une place centrale dans la compréhension du dommage écologique et la manière de penser sa reconnaissance à l’échelle de la coordination publique. Il s’agit d’étudier les atteintes à travers la question des liens entre humains et non humains, les formats et difficultés de représentation des non humains en public, les modalités de leur prise en compte dans la planification de l’action de changement, les épreuves de leur légitimité. Pour objectiver le dommage écologique, il convient d’explorer les atteintes aux relations entre les hommes et les éléments naturels. Nous proposons de considérer que toute atteinte relatée par les personnes comme touchant à la Nature ou à des formes de relations entre des hommes et des éléments naturels, à un niveau individuel ou collectif, relève du dommage écologique.
C’est le lien validé par les acteurs eux-mêmes avec la Nature qui fait la teneur environnementale du dommage. Dans cette logique, est dommage environnemental tout autant la pollution d’un site naturel ou l’altération d’une population d’oiseaux que l’atteinte vécue par des habitants comme une « salissure du territoire » ou comme un « viol de la mer ». Nous adoptons une posture compréhensive, fondée sur les réalités du sens commun des acteurs et leur discours pour analyser les situations étudiées. Par ailleurs, les qualifications du dommage écologique sur la scène publique et les manières de l’évoquer par les personnes lors de discussions informelles sont plurielles. Nous les considérons toutes comme réelles et « légitimes » : l’atteinte est dans tous les cas issue de la détérioration de relations entre des hommes et des êtres naturels ou « non humains ». les réalités plurielles des atteintes, nous faisons appel à la sociologie pragmatique développée dans L’action au pluriel par L. Thévenot (2006).
Cette pensée part du problème de la coordination en société, en en étendant la problématique à des situations non publiques. Il s’agit d’analyser la manière dont les acteurs saisissent leur environnement (personnes et choses) et y agissent en s’appuyant sur des objets et dispositifs, la manièrent dont ils jugent de la situation et évaluent l’atteinte de leur objectif, etc. Ces modes d’agir sont caractérisés par le bien recherché par l’action, les qualités attendues des objets et des êtres, les formats d’information pertinents et les modes de jugement privilégiés pour saisir l’environnement immédiat (personnes ou objets), les modes de communication. Trois « régimes d’engagement » gouvernent l’agir en situation. Ces différentes manières de s’engager dépendent de la situation : selon que l’agir est orienté vers l’atteinte d’un objectif défini, vers la justification ou vers une sensation d’aise, selon que l’acteur est seul, entouré d’un petit groupe ou doit rendre des comptes publiquement (par exemple, selon qu’il s’agit d’une scène de tribunal ou que l’acteur est seul et contemple la mer ou encore qu’il tente de décrocher une moule du rocher auquel elle s’agrippe. Le régime d’engagement de la personne dépend également de la manière dont elle veut entrer en relation avec les êtres qui l’entourent : selon le vocabulaire qu’elle utilise et les objets qu’elle fait entrer en jeu, l’intervention de la personne peut inciter autrui à s’engager dans un certain mode, par exemple conventionnel ou planifié. L’engagement en situation n’est alors pas un donné de départ, mais un construit actualisé à chaque instant.