Les directives anticipées en Ehpad : intérêts et limites face aux situations aiguës
Narration de la situation clinique
22 janvier 2020 – Mme B. fait un arrêt cardiaque
Le 22 janvier 2020, je retourne vers mon bureau situé au sein de l’UP aux alentours de 16h30. En arrivant à l’étage, je découvre au fond de la salle-à-manger un attroupement de résidents et de professionnels. Au milieu de cette petite foule, Mme B. est allongée au sol et vient de faire un arrêt cardio-respiratoire pendant sa déambulation habituelle. L’infirmière coordinatrice ainsi que les deux infirmières de l’établissement se relaient pour réaliser le massage cardiaque en attendant l’arrivée du Service d’Aide Médicale Urgente (SAMU). Mes collègues aides-soignantes et moi-même sommes dans un premier temps spectatrices de cette situation, un peu hébétées, ne sachant pas très bien comment nous rendre utiles. Bien que les décès soient courants en Ehpad, les résidents décèdent pour la plupart au cours d’une hospitalisation ou dans leur lit, après une période plus ou moins longue de dégradation de l’état général. Lors de mes premières années d’exercice, je n’ai jamais rencontré de situation de réanimation en Ehpad. Les résidents quant à eux sont, soit dans l’incapacité de quitter cette scène anxiogène (incapacité à la marche), soit trop désorientés pour décider s’ils doivent partir ou rester. S’ils ne comprennent pas forcément la situation, ils en perçoivent au moins la gravité et observent attentivement nos visages inquiets. Face à ce constat, j’interpelle mes collègues disponibles afin que nous puissions accompagner les résidents dans un petit salon situé un peu plus loin. Nous tentons de créer des distractions afin d’éviter qu’ils retournent vers la salle-à-manger. Une trentaine de minutes plus tard, le SAMU arrive. J’apprends brièvement que le cœur de Mme B. est reparti sur place et qu’elle quitte l’établissement vers le service des urgences de l’hôpital de secteur. En fin de journée, lors d’échanges entre collègues, nous sommes tous plus ou moins persuadés que Mme B. décèdera dans un délai très court. Je termine ma journée sur ces tristes événements. En rentrant chez moi, je me surprends à penser : « J’espère pour elle qu’elle décédera, son mal-être dure depuis trop longtemps. En plus, si elle perd encore en autonomie, elle perdra la marche alors que c’est tout ce qu’il lui reste, c’est la seule manière qu’elle a d’être en connexion avec le monde ».
23 janvier 2020 – « Mme B. est ressuscitée ! »
Le lendemain matin : c’est la grande confusion. En ouvrant le logiciel de soin de l’établissement, je vois apparaître le décès de Mme B. à l’hôpital. Ma collègue infirmière Faustine1 passe me saluer dans mon bureau, nous partageons ensemble notre tristesse d’apprendre son décès et échangeons quelques souvenirs et anecdotes à son sujet. J’évoque avec Faustine mes interrogations sur la situation vécue la veille : comment trouver du sens à la réanimation d’une dame de 89 ans présentant une démence avancée et de tels antécédents cardiaques ? Faustine hausse les épaules, me regarde et répond : « tu te poses trop de questions, c’est comme ça, on est obligés de le faire ». Quelques instants plus tard, le téléphone de Faustine sonne : c’est la fille de Mme B. qui appelle pour donner des nouvelles de sa mère. Bien qu’elle soit plongée dans l’incompréhension, Faustine écoute les informations fournies par la fille : Mme B. a refait deux arrêts cardio-respiratoires (un dans l’ambulance et un en arrivant aux urgences) mais son état est stable et elle sera de retour dans l’après-midi. Faustine raccroche, m’explique ce retournement de situation et se met à rire : 1 Les prénoms ont été modifiés par soucis de confidentialité 5 « Incroyable, Mme B. est ressuscitée, c’est un miracle ! ». En seule réponse, j’esquisse un fauxsourire. Je me sens complètement sidérée par cette « triple-réanimation ». Puis, lorsque je me retrouve seule, je ressens de la colère. A cet instant, il m’est complètement impossible de comprendre comment, parmi tous ces intervenants (l’Ehpad, le Samu, les urgentistes), personne n’a estimé que la réanimation pouvait être jugée déraisonnable et défavorable pour Mme B. Personne n’a jamais pu, ou osé, expliquer comment le décès de Mme B. avait été saisi dans le logiciel de soins alors que nous n’avions pas de nouvelles de l’hôpital. « Lapsus », incompréhension ou mauvaise communication, nous ne le saurons jamais. Le compte-rendu d’hospitalisation spécifie que Mme B. a fait un infarctus du myocarde. La coronarographie n’a pas pu être effectuée en raison de l’altération de son état général. Plusieurs complications ont été relevées : une insuffisance rénale, une dysphagie, une dyspnée, une occlusion et des douleurs. Présumant d’une importante altération de l’état général de Mme B. à son retour, le médecin coordonnateur décide de faire intervenir l’association Visitatio2 , réseau d’entraide spécialisé en soins palliatifs avec lequel nous venons de débuter un partenariat. L’après-midi même, le médecin coordonnateur, l’infirmière coordinatrice et le médecin de Visitatio rencontrent la famille de Mme B. (sa fille – personne de confiance – et son mari) lors d’une « commission de soins » afin d’évoquer la suite de son parcours médical. La famille est informée de l’incertitude dans laquelle nous sommes : la situation peut évoluer défavorablement en quelques jours ou peut perdurer quelques semaines. Le compte-rendu de cet entretien spécifie que la famille a demandé qu’il n’y ait pas de transfert vers l’hôpital, pas d’examens complémentaires et pas de réanimation en cas de nouvel engagement du pronostic vital. Des prescriptions anticipées ont été mises en place ainsi que des évaluations rapprochées du confort (douleur, nutrition, hydratation, transit, respiration, état cutané…). Me concernant, je décide de ne pas rendre visite à Mme B. le jour-même et de la laisser se reposer. Je recueille néanmoins des informations sur son état général auprès de l’équipe soignante : Mme B. bénéficie d’une oxygénothérapie et présente un encombrement bronchique. Aucune alimentation ou hydratation ne peuvent lui être administrées per os. Elle est peu réactive aux stimulations.
Evolution de l’état général de Mme B
En quelques jours, Mme B. redevient plus éveillée : elle est consciente, tente de verbaliser et se mobilise spontanément. Je passe régulièrement pour donner un regard complémentaire sur son confort. Elle ne présente pas de signes de douleurs mais son agitation psychomotrice suggère une angoisse sous-jacente : elle cherche à sortir de son lit, retire ses lunettes à oxygène, défait les draps… Les stimulations sensorielles proposées (musique, huiles essentielles, toucher relationnel) ne permettent pas de l’apaiser. Au bout de quelques semaines, nous pouvons réintroduire une alimentation orale (mixée) ainsi qu’une hydratation en eau gélifiée. L’oxygénothérapie est arrêtée. En revanche, son médecin traitant ne souhaite pas prescrire de séances de kinésithérapie car son état cardiaque ne lui permet pas de reprendre la marche. Un fauteuil confort est mis en place pour lui permettre de sortir de sa chambre et lutter contre la position des pieds en équins. 2 Visitatio est une association à but non lucratif répertoriée sur le site de la Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs. Ils disposent d’une équipe médicale (médecins, infirmiers), d’une psychologue et de bénévoles qui interviennent auprès des patients, de leurs familles et des services qui gravitent autour de la personne concernée. 6 A ce jour, Mme B. est toujours en vie, son état général s’est stabilisé. Elle présente toujours un encombrement bronchique chronique mais les troubles de la déglutition se sont atténués et elle a bon appétit. Les troubles du comportement sont les mêmes qu’avant son infarctus en dehors de la déambulation, compte-tenu du fait qu’elle n’a jamais repris la marche. En revanche, les liens de Mme B. avec son environnement se sont nettement amoindris. D’une part la crise sanitaire liée à la COVID-19 a contribué à raréfier les visites de sa famille. D’autre part, son mari nous a confié qu’il lui était de plus en plus insupportable de rendre visite à son épouse et d’être spectateur de sa perte d’autonomie. De plus, l’arrêt de la déambulation motrice a diminué les contacts de Mme B. avec les autres résidents. Au fil du temps, mes questionnements sur la situation de Mme B. se sont multipliés : je me suis interrogée sur l’impact de la réanimation sur sa qualité de vie, sur l’accompagnement qui a été proposé à sa famille lors de la « commission de soins » et sur l’absence de réunion pluridisciplinaire permettant d’aborder sa prise en charge palliative. Si cet événement m’a grandement bouleversé, il semblerait qu’il n’ait pas eu la même résonnance au sein de l’établissement. J’étais préoccupée par la situation de la résidente sans réellement y trouver ma place en tant que psychomotricienne. J’ai donc décidé de me tourner vers le médecin coordonnateur et l’infirmière coordinatrice car elles me semblaient les plus à même de développer une réflexion sur la démarche palliative de l’établissement compte-tenu de leurs missions. Malheureusement, aucun espace d’échange n’a été proposé pour reparler de cette situation. Je dois par ailleurs préciser qu’il n’existait – à l’époque – pas de réunions de soins ou de groupes d’analyses des pratiques au sein de l’établissement. Cela laissait donc peu d’espace pour aborder ce genre de problématique complexe.
Quelles sont les problèmes posés par cette situation ?
S’agissant d’une situation d’urgence vitale sans diagnostic, il me semble délicat d’interroger la situation sous l’angle de l’obstination déraisonnable, d’autant que je n’ai pas d’informations sur le processus décisionnel mis en place à l’hôpital. Néanmoins, cela me questionne sur la recherche des volontés du résident institutionnalisé. Mme B. n’a jamais rédigé de directives anticipées avant son entrée dans l’établissement. Au moment de son admission, ses troubles cognitifs étaient malheureusement trop évolués pour qu’elle puisse les exprimer. Au sein de l’institution, la question de sa fin de vie n’a jamais été évoquée, ni avec sa personne de confiance, ni avec son époux. Pourtant, dès le lendemain de cet infarctus, la famille de Mme B. exprime qu’elle ne souhaite pas de réanimation en cas de nouvel arrêt cardio-vasculaire et dans la mesure du possible pas de transfert vers les urgences. Si cet espace de parole leur avait été proposé plus tôt, leur témoignage aurait-il été le même ? Cet événement aurait-il été appréhendé différemment ? La situation clinique montre également la difficulté (ou la résistance ?) à aborder la notion de démarche palliative en équipe pluridisciplinaire. Elle interroge aussi la légitimité de chacun pour entamer une réflexion sur ce sujet. Les problématiques posées par la situation me semblent être les suivantes : • Dans quelle temporalité est-il possible d’évoquer les directives anticipées et le rôle de la personne de confiance auprès du sujet âgé en perte d’autonomie ? En gériatrie, l’installation de la dépendance, même si elle est progressive, est souvent marquée par plusieurs paliers ou événements particuliers. La difficulté semble être de trouver le moment 7 opportun pour évoquer la perspective d’une fin de vie alors même que la personne vit des deuils successifs : le diagnostic d’une pathologie neuro-dégénérative, une hospitalisation, une chute grave, l’entrée en institution… Le risque qui apparaît est celui de s’interroger trop tard, de ne pas saisir le moment opportun, de se retrouver dans la situation où la personne n’est plus en mesure d’exprimer ses souhaits et ses besoins (ce qui était le cas de Mme B. lors de son entrée en Ehpad). La personne de confiance – souvent un proche – peut aussi avoir besoin d’accompagnement pour aborder ces sujets. • Comment élargir la notion de démarche palliative en Ehpad ? L’idée d’entamer une réflexion sur la fin de vie du résident émerge souvent lorsqu’il est en phase terminale, après une dégradation plus ou moins rapide – mais progressive – de son état général. La situation relatée montre bien que la polypathologie du sujet âgé ne permet pas toujours de prévoir les modalités d’évolution de la perte d’autonomie, ni la vitesse de dégradation de l’état général. Cette réflexion tardive se révèle donc insuffisante lorsque survient une situation aiguë. Pourtant, les résidents restent plusieurs mois à plusieurs années dans l’établissement, ce qui laisse de larges possibilités d’anticipation et de discussion. On peut donc se demander si la conception des soins palliatifs en Ehpad est suffisamment globale pour accompagner au mieux le sujet âgé. • Comment intégrer la pluridisciplinarité dans cette réflexion ? En Ehpad, les professionnels qui gravitent autour du patient ont des rôles variés : personnel soignant, personnel hôtelier, personnel administratif… Chacun est susceptible de nouer un lien de confiance avec le résident et d’aborder avec lui ses souhaits concernant sa fin de vie. Pourtant, les réflexions autour des soins palliatifs se déroulent trop souvent à « huis clos » entre le médecin, les infirmières et éventuellement un thérapeute. Il semble indispensable de se demander qui est légitime pour évoquer ces questionnements relatifs à la fin de vie auprès du résident et de sa famille. Par soucis de concision, j’ai choisi de ne pas évoquer dans ce travail la place de la personne de confiance et de me concentrer uniquement sur celle des directives anticipées. Ma problématique principale sera donc la suivante : En quoi les directives anticipées peuvent être un levier pour anticiper les complications à risque vital immédiat en Ehpad ? Dans un premier temps, je m’appuierai sur une recherche documentaire pour définir les mots clés de la problématique, délimiter les enjeux cliniques et légaux nécessaires à cette réflexion, rechercher les intérêts et limites des directives anticipées en Ehpad. Dans un second temps, je tenterai de montrer comment ces apports théoriques m’ont permis de cheminer sur la situation de Mme B. et d’entrevoir différemment mes missions au sein de l’Ehpad.
Introduction |