Le contexte de l’hyperconcurrence
Face à une situation de concurrence accrue, voire « d’hyperconcurrence » selon l’expression de Charron et de Bonville (2004), les médias font appel à différentes méthodes pour augmenter leur audience. Comme Brin et ses collègues le soulignent: Pour tirer leur épingle du jeu face à une concurrence exacerbée par la surabondance des messages, les médias et les professionnels de l’ information eux-mêmes doivent à la fois se distinguer des concurrents et se soucier davantage des préférences du public. (Brin et al., 2004, p.3). Des recherches ont montré par exemple que les médias privilégiaient le sensationnalisme (Akdenizli et al. , 2008) et qu’au moment de traiter de l’ immigration, ils avaient tendance à accentuer la question des problèmes économiques et sociaux à propos de l’immigration. Ainsi l’immigration est associée à plusieurs thèmes comme ceux de la criminalité, de la crise économique, ou encore celui de la controverse politique violente. Sur les réfugiés syriens, on trouve encore peu de travaux.
Avant de passer plus systématiquement en revue, dans la dernière partie du prochain chapitre, ce qui s’en rapproche, nous soulignons rapidement deux recherches. La première est celle menée par Blondin-Gravel (2014) dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en sociologie sur Les effets politiques des spectacles médiatiques d ‘immigration. La chercheuse avait réalisé une analyse critique des discours de la presse écrite canadienne au sujet de l’ arrivée en août 2010 de 492 requérants du statut de réfugié à bord du bateau MV Sun. Elle cherchait à interpréter le discours médiatique et les liens entre celui-ci et la mise en place subséquente de mesures visant à restreindre les possibilités d’accès non autorisés au Canada. C’est donc une recherche qui cherchait à établir un certain lien de causalité entre un discours et des mesures politiques. La seconde recherche que nous mentionnerons est d’une plus grande envergure puisqu’ il s’ agit de celle menée par Benson (2013) sur le traitement médiatique de l’ immigration en France et aux États-Unis; elle portait sur quatre décennies. La recherche comportait plusieurs dimensions, mais s’intéressait en premier lieu au cadrage médiatique4 dans une perspective comparative et politique. Nous y reviendrons plus longuement dans notre chapitre conceptuel puisque c’est cette étude qui a servi à le constituer. Des différentes recherches que nous avons pu consulter pour mener la nôtre, aucune n’a étudié le traitement médiatique de l’arrivée des réfugiés syriens au Canada avec l’approche de Benson. La recherche qui se rapproche le plus en termes d’objet est celle qu’a menée en sciences politiques De Sy (2016). L’auteure se penche principalement sur la comparaison des médias traditionnels et des nouveaux médias et sur l’ influence de leur orientation politique sur le traitement médiatique des Syriens au Québec. Nous y reviendrons dans le prochain chapitre (section 2.2).
L’espace public
Le premier concept sur lequel nous allons nous pencher est celui d’espace public. Nous nous intéressons à ce concept en raison du lien qu’il permet d’ établir entre médias et démocratie. Pour le dire en quelques mots, les médias, qui jouent un rôle central dans l’espace public, participent à la formation de l’opinion publique. C’est du moins la lecture qu’en faisait Habermas dans son ouvrage publié en 1962 et paru en France en 1978 sous le titre de L ‘espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. L’ouvrage avait permis de faire connaître le concept dans le champ des communications. Il a suscité un vif intérêt chez les chercheurs, mais aussi des critiques. Les définitions des différents auteurs qui suivent en témoignent. . e ChartIer (1990) rappelle que le concept est apparu au XVIII siècle, notamment dans les écrits de Condorcet et Malherbes. Il désignait alors une nouvelle culture politique qui « transfère le siège de l’ autorité du seul vouloir du roi, décidant sans appel et en secret, au jugement d’une entité qui ne s’ incarne en aucune institution, qui débat publiquement et qui est plus souveraine que le e souverain. » (Chartier cité par Rieffel, 2005, p. 40). Au XVIII , dans trois pays européens (Allemagne, Angleterre, France), une « sphère publique bourgeoise » se forme avec le développement « des salons, des cafés, des clubs et des périodiques qui servent de relais aux lecteurs, auteurs et auditeurs. » (Rieffel, 2005, p. 41).
Face à un peuple exclu, faute de compétences suffisantes pour débattre des problèmes littéraires, artistiques, ou politiques, un groupe d’individus appartenant à l’ élite intellectuelle forme « un espace où les personnes privées font un usage public de leur raison et instaurent une véritable communication, un échange d’idées ou de jugements. » (Rieffel, 2005, p. 41). e Selon Habermas (1978), le XVIII siècle a permis le développement d’une opinion dans la sphère bourgeoise. Maigret (2003) résume la pensée habermassienne comme suit : « Cette dynamique fructueuse de l’échange entre les personnes privées est la substance d’une arène, l’espace public, qui s’ intercale entre la société et l’État comme une instance de légitimation centrée sur la logique individuelle. » (Maigret, 2003, p. 217). Avec l’émergence de l’espace public, apparaît aussi le principe de publicité. Pour Habermas, il s’ agit d’un des fondements du fonctionnement de l’espace public. Selon Maigret, « La publicité, au sens classique du terme, assure que la connaissance des points de vue est généralisée, que le secret de l’arbitraire ne règne plus. » (Maigret, 2003, p. 217). D’après Rieffel (2005), l’espace public « est le résultat d’un mouvement d’émancipation qui a valorisé la liberté individuelle, l’expression des opinions et qui permet à des acteurs politiques, sociaux, religieux, culturels, de dialoguer, de s’opposer, de se répondre aux yeux de tous. » (Rieffel, 2005, p. 41).
En s’ appuyant sur les écrits de Miège (1995), Rieffel rapporte que plusieurs supports existent pour permettre le dialogue et l’échange de points de vue : la presse, la radio, la télévision et plus récemment, Internet (Rieffel, 2005, p. 42). Cet espace public est aujourd’ hui composé d’un ensemble de « dispositifs communicationnels » gérés par des journalistes, des chefs d’ entreprise, des responsables de la communication (Rieffel, 2005, p.43). Selon Rieffel, qui synthétise les propos de Miège, les médias « accentuent l’ inégalité d’accès au débat public: il y aurait d’un côté, une minorité de dirigeants et de médiateurs en position favorable et de l’autre côté, une majorité d’individus éprouvant plus ou moins de difficultés à se faire entendre. » (Rieffel, 2005, p. 43). Selon Fraser (2005), d’autres acteurs existent dans la sphère publique dont les contre-publics subalternes, c’est-à-dire, « les membres des groupes sociaux subordonnés – femmes, ouvriers, gens de couleur et homosexuel (le )s. » (Fraser, 2005, p. 138). Les contre-publics subalternes « constituent des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins. » (Fraser, 2005, p. 138). Elle donne l’exemple du contre-public subalterne féministe nord-américain de la fin du XXe siècle. Elle souligne que ces groupes concurrents ont toujours existé et non pas e e uniquement à la fin du XIX et au début du XX siècle, comme le sous-entend Habermas (Fraser, 2005, p. 133). Fraser ajoute que les relations entre la sphère bourgeoise et les publics concurrents ont toujours été conflictuelles.
L’influence des médias sur l’opinion publique
Les médias jouent également un rôle clé dans la théorie de l’espace public, entre autres parce qu’ ils constituent un support pour l’échange des points de vue. Comme nous l’avons déjà brièvement évoqué, les médias participeraient à la production de l’opinion publique et seraient donc en mesure de l’ influencer. L’ influence des médias sur l’opinion publique est un sujet complexe auquel Rieffel (2005) répond à l’aide de plusieurs théories. Il cite d’ abord la thèse de Gabriel Tarde (1989): la presse écrite aurait été l’un des facteurs favorisant l’émergence et l’essor de l’opinion publique. Rieffel explique: L’ intérêt de la réflexion de Gabriel Tarde est dans l’explication des causes qui ont présidé à l’émergence du public. C’est grâce aux journaux et en particulier à leur floraison lors de la Révolution française que surgit véritablement un public. [ .. . ] Cette nouvelle forme d’ association collective s’ intensifie durant le XXe siècle en raison du développement des moyens de communication et de transport, de l’extension de la diffusion de la presse sur tout le territoire. (Rieffel, 2005, p. 35). Tarde distingue la foule qUI « est soumIse aux préjugés et aux emballements » du public, composé de « membres plus réfléchis, reliés entre eux par la conviction de partager au même moment un certain nombre d’ idées. » (Rieffel, 2005, p. 35). C’est ce public qui aurait donné naissance à l’opinion publique. Rieffel estime que cette thèse est encore d’actualité: L’analyse à laquelle procède Gabriel Tarde garde toute sa valeur aujourd’ hui. Nul doute que la presse écrite permet, dans certains cas, de favoriser la circulation des idées et des opinions en donnant la parole à certaines personnalités, en faisant intervenir dans ses colonnes des témoignages d’experts ou de simples citoyens. Elle sert, en outre, de lien entre les membres d’une même communauté [ … ], ou d’un même pays d’origine. (Rieffel, 2005, p. 36).
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