Les différentes approches dans la psychologie de la perception et de l’action

L’approche cognitiviste

Les explications proposées par Descartes sont critiquables en particulier le postulat d’un agent intelligent qui n’est pas une solution au problème de la perception. En effet, supposer l’existence d’un tel agent pose alors la question de son fonctionnement et revient juste à déplacer le problème initial, à savoir comment le cerveau interprète les informations sensorielles. Il est alors nécessaire de faire l’hypothèse de l’existence d’un autre agent intelligent qui lui aussi interprète les informations du premier… et on arrive très rapidement à une régression infinie dont il est impossible de connaître l’origine et le fonctionnement.
Au XXème siècle, l’avènement de l’informatique basée sur la logique classique et la computation symbolique a mis en évidence que l’on pouvait créer des machines dotées de fonctions spécifiques, comme la possibilité d’automatiser des calculs. L’analogie avec le fonctionnement du cerveau et de la cognition a été très rapide, et de nombreux scientifiques ont alors fait l’hypothèse que, comme un ordinateur, le cerveau s’appuyait sur des symboles, représentations du monde, qu’il manipulait en se basant sur une syntaxe pour raisonner et agir (Changeux, 1983). L’hypothèse sous-jacente est donc que le cerveau est une machine qui permet de représenter le monde de façon adéquate, et que ces représentations sont ensuites manipulées. Comme le propose Varela et al. (1993) 3 , le programme cognitiviste peut se définir en plusieurs questions :

Au commencement était l’action : les approches sensori-motrices de la perception

L’approche cognitiviste postule donc que, pour être viable, la cognition forme une représentation du monde à la façon dont un ordinateur peut mémoriser une photo dans sa mémoire et ensuite effectuer des opérations dessus. Il est cependant impossible de vérifier que les représentations que l’on se fait du monde correspondent bien au monde réel car nous sommes à la fois le sujet et l’objet de nos interrogations. Nous ne pouvons donc pas savoir si la représentation du monde que l’on a correspond bien au monde en soi 4. De plus, la notion même de représentation pose un problème Francisco J. Varela proposa une alternative au cognitivisme que nous allons détailler dans le paragraphe qui suit.
Dans son livre L’inscription corporelle de l’esprit, Varela décrit les différentes approches de la perception, et en particulier l’approche cognitiviste, qui l’ont amenées à en proposer une alternative. Nous ne présenterons pas l’approche connexioniste évoquée par Varela. Cette approche propose une alternative à la préexistence des symboles cognitivistes qui met en avant le fonctionnement en réseau auto-organisé du cerveau et la notion d’émergence. Cette approche est intéressante mais ne propose pas un changement de paradigme aussi radical que les théories motrices de la perception que nous allons présenter ensuite. Pour une description détaillée de cette approche, nous renvoyons le lecteur au livre L’inscription corporelle de l’esprit de Varela et al. (1993) ou à l’ouvrage Invitation aux sciences cognitives de Varela (1996) pour une présentation plus vulgarisée.
4. On peut prendre l’exemple de la perception de la couleur, les pathologies comme le daltonisme montrent bien que la perception de la couleur est subjective et qu’elle est dépendante de la physiologie du système optique.
Les différentes approches dans la psychologie de la perception et de l’action terminologique et ontologique. En effet, Varela et al. (1993) proposent de préciser la notion de représentation et affirment que cette notion ne peut exister que dans son sens faible. Ainsi, la représentation mentale d’un stimulus signifie que la cognition correspond toujours à l’interprétation – ou à la représentation – de l’état du monde (Varela et al., 1993). Cette affirmation est presque tautologique car c’est évidemment un des rôles de la cognition : interpréter les informations émanant de nos différents sens pour les utiliser et interagir avec. Cependant, dès l’instant où l’on dépasse ce sens faible de la représentation et que l’on fait l’hypothèse d’une part que le monde est représenté dans le cerveau à une échelle différente, et d’autre part que le cerveau se sert de ces représentations pour raisonner et agir, les implications ontologiques sur le fonctionnement des processus cognitifs sont beaucoup plus fortes. En effet, cela suppose que notre système cognitif possède, dès la naissance, une sorte de carte du monde pré-existante dans lequel on existe, et que l’on évolue et apprend en développant cette carte et les outils nécessaires pour la manipuler. Dans Le sens du mouvement, Berthoz (1997) préfère même s’affranchir dans la mesure du possible du terme représentation qui selon lui nous leurre sur la nature même de la cognition, le terme représentation étant selon lui trop contaminé par l’idée d’image visuelle et amènera nécessairement à un dualisme entre l’esprit et l’environnement, dualisme largement remis en question comme nous allons le voir.
Afin de dépasser cette vision constructiviste où le sujet construit une représentation du monde à partir de représentations internes et des stimulations qui arrivent à ses organes sensoriels, différentes approches ont proposé une alternative qui intègre le corps et la motricité dans la formation des percepts cognitifs. En effet, la séparation entre le monde réel et la cognition peut apparaître très arbitraire. La première approche 5 intéressante à présenter est l’approche proposée par J. J. Gibson, également appelée approche écologique de la perception. Gibson (1966) propose que l’on étudie la cognition comme le moyen des êtres vivants d’interagir avec l’environnement dans lequel ils évoluent. Cela signifie que la cognition extrait les caractéristiques de l’environnement par le biais des capacités sensori-motrices des individus. Les informations extraites d’un flux sensoriel sont donc les informations utiles pour avoir un comportement adapté dans l’environnement. Gibson fait ainsi l’hypothèse que l’environnement et les flux sensoriels, captés par un être vivant contiennent des informations invariantes qui lui permettent d’interagir de façon adaptée. Cette hypothèse a été formalisée par Gibson (1979) avec la notion d’affordance qui correspond aux possibilités offertes par l’environnement aux êtres vivants par rapport à leurs capacités sensori-motrices. Shepard (1984) propose une métaphore élégante de la façon dont pourrait fonctionner cette boucle sensori-motrice, il suggère qu’à l’image d’une corde de piano notre cerveau résonne sur des modes excités par les flux sensoriels, les modes sur lesquels il résonne étant définis par la structure du cerveau et au grès de l’expérience des sujets. Varela et al. (1993) fournissent un exemple intéressant permettant de clarifier la notion d’affordance, ils prennent l’exemple des arbres, possibilité offerte par l’environnement permettant à certains animaux de grimper dessus car ils en ont les capacités motrices, l’arbre afforde donc l’action d’escalader. De plus, Gibson nie farouchement le concept de représentation et soutient que la perception et l’action ne nécessitent aucun traitement symbolique. L’approche écologique est ainsi parfois appelée perception directe (Michaels et Carello, 1981) car elle postule que le monde est perçu directement (sans interprétation) et que l’action est directement guidée par les informations invariantes des flux sensoriels.

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La perception : une action simulée

Pour introduire ces études, nous allons juste évoquer succinctement une approche qui n’a pas été mentionnée précédemment, l’approche proposée par Kevin O’Regan (2011) 7 . Kevin O’Regan s’est principalement intéressé à la vision et l’approche qu’il propose est assez similaire en première approximation avec les approches présentées dans la section précédente. Elle propose en particulier que voir, ce n’est pas se faire une représentation du monde extérieur par le biais du système visuel. Dans O’Regan (1992); O’Regan et Noë (2001); O’Regan (2011), les auteurs proposent que, voir, c’est envisager les choses que l’on peut faire avec ce qui est perçu, et proposent également de considérer le monde comme une mémoire externe dans lequel le système perceptif va extraire des informations par le biais des contingences sensori-motrices du sujet percevant. Par exemple, voir un verre de vin ne correspond pas au fait d’avoir une image du verre de vin dans la tête, mais c’est imaginer l’ensemble des actions que l’on peut faire avec, par exemple le remplir ou le boire. Berthoz (1997) et Jeannerod (2011) proposent une idée similaire en suggérant que percevoir c’est simuler l’action.
Cette relation intrinsèque entre perception et action a été validée par des études issues de recherches en neurosciences cognitives chez l’animal. Rizzolatti et al. (1996); Gallese et al. (1996) ont par exemple mis en évidence que des neurones du cortex ventral prémoteur de singes, appelés désormais neurones miroirs, déchargeaient aussi bien quand le singe réalisait une action que lorsqu’il la voyait seulement sans pour autant la réaliser. Ces observations ont été également faites dans le cas de la modalité auditive. Kohler et al. (2002) ont montré que des neurones du cortex prémoteur déchargeaient aussi bien quand les singes entendaient les sons d’une action spécifique, par exemple casser une cacahuète, que quand ils la réalisaient. Ces résultats séminaux confortent donc les hypothèses formulées dans les approches sensori-motrices, stipulant que l’action et la perception sont bien des phénomènes complètement intriqués à très bas niveau dans l’organisation des processus cérébraux.
Des corrélats entre perception et action ont également été mis en évidence chez l’homme, et en particulier dans des tâches d’imageries motrices. L’imagerie motrice, et plus généralement l’imagerie mentale, est un domaine étudié depuis très longtemps en psychologie expérimentale. Dans ce type d’expérience, il est demandé aux sujets de s’imaginer une situation ou une action. Les expérimentateurs évaluent alors par différents moyens les caractéristiques de ce que le sujet a imaginé. Une méthode très utilisée est la chronométrie mentale. Cette méthode consiste à mesurer le temps mis par le sujet pour réaliser la tâche d’imagination. Il est ensuite possible de déterminer des corrélations éventuelles entre le temps mis par le sujet pour s’imaginer la tâche et la durée qu’il faudrait pour la réaliser réellement. Decety et al. (1989) ont par exemple montré que le temps mis pour s’imaginer marcher jusqu’à une cible visuelle était comparable au temps réellement mis pour atteindre cette cible en marchant. Cela suggère donc que les processus mentaux impliqués dans ces différentes tâches sont régis par les mêmes processus cérébraux. Dans le cas des mouvements, Parsons (1994) a montré que le temps mis pour s’imaginer une posture de la main et le temps mis pour mettre sa main dans la même position sont comparables quand la posture de la main est facile à réaliser, et qu’il est plus court, mais proportionnel, dans le cas où la posture de la main est plus difficile à réaliser. Ce dernier point suggérant donc que l’on s’imagine la cinématique du mouvement. Dans le cas spécifique des mouvements graphiques qui nous intéressent plus particulièrement dans cette thèse, Decety et Michel (1989) ont montré un résultat similaire. Des sujets devaient s’imaginer dessiner un cube ou écrire une phrase donnée. Ils ont alors observé que le temps mis pour s’imaginer ces deux tâches motrices était comparable au temps que les mêmes sujets mettaient pour dessiner réellement le cube ou écrire la phrase. Une étude récente de Papaxanthis et al. (2012) a précisé ce résultat. Des sujets devaient s’imaginer en train de dessiner différentes formes de même longueur mais dont la répartition de courbure variait le long de la trajectoire en fonction des formes. Ils ont pu mettre en évidence que le temps mis pour s’imaginer dessiner les formes était proportionnel à la répartition de courbure le long de la forme : plus la forme présentait des zones avec des grandes courbures, plus le temps mis pour s’imaginer la dessiner était grand. Les résultats de Papaxanthis et al. (2012) sont donc cohérents avec la loi en puissance 1/3. En effet, plus une forme présente des portions avec des fortes courbures, plus la vitesse moyenne est faible, et donc plus la durée pour la dessiner est grande. Cela montre donc que l’imagination d’une tâche motrice a des caractéristiques dynamiques correspondant aux caractéristiques dynamiques réelles. Au niveau neuropsychologique, des études d’imagerie fonctionnelle ont également montré que les zones corticales activées quand une personne voyait une forme manuscrite étaient les mêmes que quand elle la produisait (Longcamp et al., 2003,2006, 2008; James et Gauthier, 2006).

Perception auditive des actions : les invariants transformationnels

Avant de présenter les études spécifiques sur les invariants transformationnels, il est intéressant de noter qu’une étude a montré que la reconnaissance auditive des actions effectuées sur un objet est plus rapide que la reconnaissance des propriétés de l’objet. On pourrait dire que l’on extrait plus vite les invariants transformationnels que les invariants structuraux. Dans des expériences de catégorisation, Lemaitre et Heller (2012) ont en effet montré que des sujets catégorisaient significativement plus rapidement les actions qui ont produit un son que les propriétés physiques des objets (e.g. le matériau) sur lesquels ont été réalisées les actions. Ce résultat suggère donc que notre système auditif est plus adapté pour reconnaître l’action qui a mis en vibration l’objet que les propriétés de l’objet lui même.
Concernant les invariants transformationnels, Warren et Verbrugge (1984) ont montré qu’on pouvait prédire si un objet allait rebondir ou se casser juste en se basant sur le rythme d’une série d’impacts contenus dans le son produit. Li et al. (1991) ont eux montré que le genre d’une personne pouvait être reconnu juste en écoutant les sons produits par ses bruits de pas. La reconnaissance du genre féminin est par exemple caractérisée par la perception des différences d’amplitudes entre les pics du spectre et la présence plus ou moins importante de hautes fréquences. Ces deux études sont très intéressantes car elles montrent que du point de vue perceptif, le pattern temporel d’une suited’impacts est vraiment caractéristique de l’action qui a été réalisée.

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