Les dévaluateurs de la valeur subjective

L’incertitude est subjective

« On ne saurait considérer comme irrationnel un homme prudent qui préfère avoir une moindre espérance mathématique psychologique s’il peut bénéficier d’une dispersion plus faible. On ne saurait non plus considérer comme irrationnel un individu qui aime le risque en tant que tel, c’est-à-dire un individu qui préfère avoir une moindre espérance mathématique psychologique à condition de pouvoir disposer de quelques possibilités d’un gain psychologique très élevé. On pourra dire, si on veut, qu’un tel individu est imprudent, ce qu’il peut être en effet, mais en aucun cas il ne nous paraît possible de dire qu’il est irrationnel. On ne saurait trop le souligner, en dehors de la condition de cohérence, il n’y a pas de critère de la rationalité des fins considérées en elles-mêmes. Ces fins sont absolument arbitraires. Aimer les perspectives aléatoires présentant une très grande dispersion pourra sembler irrationnel à un homme prudent, mais pour celui qui a cette inclination elle n’a rien en elle-même qui soit irrationnel. Il en est ici comme en matière de goûts. Ils sont ce qu’ils sont. Ce sont des données qui diffèrent d’un individu à l’autre. »
Le comportement de l’homme rationnel devant le risque : critique des postulats et axiomes de l’école américaine, Maurice Allais (Allais, 1953) Nous avons déjà vu comment les mathématiciens ont régulièrement réintégré la notion de probabilité dans les théories des économistes (voir Mathématiques). Les mathématiciens avaient en effet réussi à adapter les théories économiques à deux cas d’incertitude identifiés par Frank Knight :
1) le cas où l’obtention d’un gain dépend d’une probabilité connue notamment via les travaux de Von Neumann et Morgenstern. On parle alors de risque en économie ;
2) le cas où l’obtention d’un gain dépend d’une probabilité inconnue via les apports de Savage (voir Mathématiques). On parle alors d’incertitude pour Frank Knight (Knight, 1921) et d’ambigüité en économie depuis (Ellsberg, 1961).
En 1953, l’économiste et physicien français Maurice Allais va énoncer un paradoxe qui porte son nom, le paradoxe d’Allais. Ce paradoxe va mettre à mal la théorie de l’utilité espérée subjective (Allais, 1953). Pour ce faire, Maurice Allais énoncera un exemple au cours d’une conférence en France pour lequel de nombreux participants, dont Savage lui-même, feront des choix qui ne respectent pas certains des axiomes des théories économiques de l’époque. Savage aurait accusé le vin du midi d’être responsable des choix qu’il a effectué qui bafouent sa propre théorie (Glimcher and Fehr, 2014). Considérons une situation où les participants doivent d’abord choisir entre 2 loteries qui donnent des gains avec des probabilités différentes :
Loterie A : 100€ avec 100% de chance de gagner
Loterie B : 150€ avec 90% de chance de gagner ou 10% de ne rien gagner
La plupart des participants préfèrent l’option sûre, c’est-à-dire la loterie A. Pourtant les gains qui y sont associés (100€ < 150€) et son espérance, selon le théorème de Pascal, est inférieure : 10 000€ pour la loterie A < 13 500€ pour la loterie B. Ceci s’explique par l’aversion au risque dans le domaine des gains que nous avons déjà évoqué précédemment (voir L’économie comportementale). Ensuite, imaginons que les participants ont le choix entre deux nouvelles loteries :

L’aversion pour le délai

« souviens-toi aussi que chacun ne vit que dans le moment présent, et que ce moment ne dure qu’un instant ; le reste, il a été vécu ou est dans l’incertain. » X, Livre III, Pensées pour moi-même, Marc-Aurèle (Marc-Aurèle, 2007)
Les humains et les animaux en général tendent à avoir une aversion pour le délai, en particulier dans nos sociétés occidentales modernes où la vitesse est souvent présentée comme une valeur12,13 . Afin de minimiser la pénibilité du délai, nous avons inventé des véhicules allant toujours plus loin à des vitesses toujours plus impressionnantes : nos trains vont à 300km/h pour relier différentes villes entre elles le plus vite possible, le concorde, maintenant abandonné, pouvait aller jusqu’à plus de 2 000km/h14, etc. Dans les années 1970, le psychologue américain Walter Mischel crée une expérience, toujours très en vogue, où des enfants sont dans une salle avec une récompense alimentaire devant eux. Il peut s’agir de 5 bretzels ou de 2 cookies. Walter Mischel s’assure que la récompense qui est présentée devant eux est l’aliment que les enfants aiment le moins entre les bretzels et les cookies. Il indique ensuite aux enfants que, s’ils parviennent à attendre que le psychologue revienne dans la salle sans manger la récompense qui est devant eux, ils obtiendront l’autre récompense, c’est-à-dire les 5 bretzels ou les 2 cookies, qui est plus appétissante pour eux. Cependant, s’ils mangent la récompense avant que l’expérimentateur revienne spontanément dans la salle, l’expérience prendra fin mais ils n’auront pas accès à la récompense plus appétissante (Mischel and Ebbesen, 1970). Ce test est depuis connu depuis sous le nom du test du marshmallow. Les bretzels et les cookies ont en effet été remplacés par des marshmallows par la suite : si les enfants arrivent à se retenir de manger un marshmallow qui est présenté devant eux, alors ils en obtiendront deux quand l’expérimentateur reviendra dans la salle. Cette attente semble réellement pénible pour les enfants et ils diffèrent par leur capacité à se retenir de manger la récompense devant eux pour obtenir quelque chose de mieux quelques minutes plus tard.

Pourquoi le délai est aversif ?

« La denrée la plus rare, c’est le temps. »Sur la télévision, Pierre Bourdieu

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Les raisons avancées pour l’aversion au délai sont multiples :
L’une des hypothèses est liée au coût d’opportunité (opportunity cost) (Fawcett et al., 2012), aussi appelé en français coût de renoncement ou coût de substitution. Ce principe a été introduit par l’économiste David L. Green au XIXème siècle (Green, 1894) qui propose que ce qui est réellement aversif dans le travail n’est pas tant la douleur expérimentée par le travail en lui-même, mais plutôt le fait que le travail oblige à ne pas profiter de différentes opportunités de satisfaire ses désirs et de prendre du plaisir. Le salaire servirait alors de compensation pour ces opportunités dont le travailleur n’a pas pu profiter à cause de son travail. L’hypothèse du coût d’opportunité se résume bien par le proverbe français « Le temps c’est de l’argent », traduit d’un passage d’une lettre de Benjamin Franklin (« time is money ») (Franklin, 1748). Attendre pour une récompense donnée, ce serait autant de temps « gâché » pendant lequel on n’est pas en train de poursuivre d’autres récompenses potentielles dans l’environnement.
2) Une autre hypothèse bien sûr pourrait simplement être liée aux probabilités. En effet, comme suggéré par la citation de Marc-Aurèle évoquée précédemment, le futur est incertain et donc plus le bien à obtenir paraît lointain, moins la probabilité de pouvoir en profiter paraît subjectivement plausible. L’aversion pour le délai serait donc équivalente à l’aversion pour l’incertitude. Dans ce cas, le délai serait retraduit psychologiquement comme une forme de probabilité (Frederick et al., 2002; Kagel et al., 1986; Rachlin et al., 1991; Yi et al., 2006). Cette proposition semble néanmoins avoir été abandonnée au vu des évidences comportementales et neurales qui semblent montrer qu’il s’agit bien de deux mécanismes différents (Kalenscher and Pennartz, 2008).
3) Enfin, la disponibilité du bien et le besoin interne du bien peuvent fortement contribuer à modifier la perception du délai. Quelqu’un qui a très faim préfèrera obtenir de la nourriture maintenant, d’autant plus si ses sens y sont directement exposés, même si elle est moins bonne ou en moins grande quantité, plutôt qu’attendre pour avoir un meilleur repas par exemple (Frederick et al., 2002). Ce dernier point permet probablement de comprendre pourquoi les mêmes individus peuvent différer dans l’impact du délai sur la valeur subjective en fonction du bien considéré. Il a notamment été montré chez 2.400 ougandais que le délai n’était pas perçu de la même manière selon les biens considérés, sauf chez des traders et des individus possédant déjà les différents biens proposés dans l’étude en quantité chez eux (Ubfal, 2016).

Bases neurales du délai

« les désirs naissent en lutte les uns contre les autres, et cela se produit quand raison et appétits militent en sens contraires : c’est le propre des êtres qui ont la perception du temps (l’intellect nous pousse à résister en considération de l’avenir, l’appétit nous entraîne dans la seule vue de l’immédiat : car le plaisir du moment paraît être agréable absolument et bon absolument, du fait qu’on ne voit pas l’avenir »

L’effort physique

Le mouvement

« L’animé semble se distinguer de l’inanimé par deux caractères principaux : le mouvement et la sensation. » Livre premier, chapitre 2, De l’âme, Aristote (Aristote, 1969)
Contrairement aux plantes qui n’ont pas besoin de se mouvoir pour obtenir des ressources, la plupart des Eumétazoaires passent par la locomotion pour atteindre les ressources nécessaires à leur survie. Une vision très caricaturale du cerveau peut à vrai dire se résumer à un système somatosensoriel permettant d’identifier les ressources disponibles et, par la locomotion, à se diriger vers elles afin de se les procurer. De la même manière que des organismes unicellulaires simples, comme les Eubactéries ou les Archéobactéries, sont attirés via leurs chémorécepteurs vers les zones les plus concentrées dans les ressources dont elles ont besoin par un système de gradients chimiques, on constate chez les Eumétazoaires des mécanismes similaires. Pour savoir où aller, le « crabe bleu » (Callinectes sapidus), par exemple, se fie aux chémorécepteurs de ses antennes16,17 qui lui permettent de détecter les sécrétions de ses proies et donc leur localisation. Spontanément, il va donc entamer un mouvement vers l’origine de ces sécrétions afin de dévorer la proie qui l’aura sécrétée. La plupart des Mammifères se fient eux aussi à différents inputs sensoriels (odorat, visuel, auditif, etc.) qui vont leur indiquer la localisation spatiale de ressources dans leur environnement immédiat. C’est d’ailleurs sans surprise qu’on peut constater qu’une partie conséquente du système nerveux humain est dévolue soit à la représentation d’inputs sensoriels (le cortex visuel occupe environ 20% du cortex humain (Wandell et al., 2007) et le cortex auditif jusqu’à 8% de la surface du cortex18 , pour ne citer que ces deux systèmes sensoriels), soit à la motricité (moelle épinière, cervelet, ganglions de la base, cortex moteur primaire et secondaire, aire motrice supplémentaire ; notez que le cervelet à lui seul représente 10% du volume total de la masse encéphalique contenue dans le crâne et qu’il contiendrait la moitié de la totalité des neurones (Vibert et al., 2005)). De plus, si on regarde l’arbre évolutif qui a mené jusqu’à Homo Sapiens Sapiens, on peut constater qu’une partie majeure des différentes « innovations » évolutives qui ont mené jusqu’à nous ont un rapport avec le développement du système sensoriel et surtout du système moteur (voir Figure 13 et (Cisek, 2019))

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