LES DETERMINANTS DE L’ADOPTION DES INNOVATIONS MANAGERIALES DANS LE SECTEUR PUBLIC
LES INNOVATIONS MANAGERIALES DANS LE SECTEUR PUBLIC : CARACTERISTIQUES ET ADOPTION
L’administration publique connaît, depuis l’avènement du NMP, des bouleversements profonds tant dans ses modes de gestion que dans son organisation. Cette réforme a engendré de nouveaux besoins en matière d’outils de contrôle (BENZERAFA, 2007). Toutefois, la gestion publique, bien qu’empruntant beaucoup de ses outils à la gestion privée, comporte des spécificités qui la distinguent de celle-ci et qui justifient un angle d’analyse particulier. A cela s’ajoutent des tensions plus prononcées dans le secteur public dans l’utilisation des outils de gestion : MARTINEAU (2014) parle d’ambivalence de l’utilisation des instruments de gestion, sur le plan des moyens (dimension rationnelle) et des fins (dimension psychosociologique). Il rejoint ainsi DIEFENBACH (2009) qui distingue les dimensions technique et politique de cette utilisation. Sur le plan rationnel ou technique, les instruments de gestion sont utilisés dans le processus de management et/ou de production des services publics. L’utilisation politique ou psychosociologique vise plutôt à justifier des actions, à servir une idéologie, des intérêts ou un pouvoir. MAZOUZ & LECLERC (2008), après avoir regroupé les réformes de l’administration publique sous quatre (04) angles de convergence (le discours, les décisions, les pratiques et les résultats), soutiennent que c’est au niveau des discours et des décisions que la convergence est la plus évidente et la plus constante, ce qui n’est pas le cas des pratiques et des résultats où ils notent une divergence probante et durable. Comme on le voit, l’innovation dans le secteur public est un axe de recherche riche, aux usages multiples et qui suscite beaucoup de contradictions. Une des orientations privilégiées de recherche est l’adoption et la diffusion des innovations. C’est le cœur de ce chapitre, qui, après avoir présenté l’innovation dans le secteur public (définition, caractéristiques, typologies, motivations, freins, tendances à venir), développera celles induites par le Nouveau Management Public et la Nouvelle Gouvernance Publique, puis leurs processus d’adoption et de diffusion. Tout au long de ce développement, les principales théories des organisations sous-jacentes, notamment les théories de la diffusion des innovations et les théories institutionnelles et néoinstitutionnelles, seront mobilisées.
Les innovations managériales dans le secteur public
Selon De VRIES & al. (2014), il y un foisonnement des définitions de l’innovation, chacune mettant en exergue différents aspects du concept. Certaines mettent en exergue l’idée d’innovation tandis que d’autres épousent plutôt une approche processus. MULGAN & ALBURY (2003) présentent l’innovation comme une nouvelle idée qui marche, comme la création et l’implantation de nouveaux processus, produits, services et méthodes qui débouchent sur une amélioration significative de l’efficience, de l’efficacité et de la qualité. Pour HARTLEY (2005), l’innovation n’est pas seulement une nouvelle idée, mais aussi une nouvelle pratique, ce qui la distinguerait de l’invention. De ce point de vue, l’on peut, comme OSBORNE & BROWN (2005), considérer l’innovation comme une forme de changement, parfois radical, par rapport à la situation passée. La définition proposée par ROGERS (2003) apporte une nuance à la notion de nouveauté : l’innovation y est présentée comme une idée ou une pratique perçue comme nouvelle par une unité d’adoption. Ce qui est important dans cette définition, c’est l’idée de perception de la nouveauté et non la nouveauté intrinsèque. D’autres auteurs définissent l’innovation d’un point de vue processus. Ainsi, HARRISSON (2013) fait plutôt référence à la réplication de l’idée d’une organisation à l’autre car, selon lui, le caractère inédit de l’innovation est indéterminé, c’est le processus qui est important, c’est-àdire le fonctionnement et le contenu du changement. Pour leur part, SØRENSEN & TORFING (2011) perçoivent l’innovation comme un processus qui impliquerait plusieurs phases : la génération, l’adoption et la diffusion de nouvelles idées, le résultat attendu étant un changement qualitatif dans le contexte particulier de l’organisation. Ce changement, selon DENIS & TOUATI (2013), concernerait les technologies, les structures, les pratiques organisationnelles et professionnelles, l’offre de services ainsi que les arrangements inter-organisationnels. Un tel changement remet en question les schèmes cognitifs des acteurs, ainsi que leurs pratiques. Comme dans le privé, l’innovation n’a donc pas la même acception dans le secteur public. Une de ses composantes essentielles dans ce secteur est l’amélioration de la performance des services (ARUNDEL & HUBER, 2013). HARRISSON (2013) la présente ainsi comme « la création et l’implantation de nouveaux processus, produits, services et méthodes de livraison qui entraînent des améliorations significatives de l’efficience, de l’efficacité ou de la qualité des résultats… [Elle] consiste en la production, l’acceptation et l’implantation d’une nouvelle idée ou approche à un problème, entre les acteurs sociaux qui s’interrogent sur les croyances et les valeurs préexistantes dans la sphère publique, qui crée une nouvelle valeur publique ». 15 De VRIES & al. (2014), quant à eux, définissent l’innovation comme l’introduction, dans un service public, d’une nouvelle forme de savoir, d’organisation, de management ou de processus qui représentent une discontinuité avec le passé. Il ressort de ces différentes définitions cinq (05) dimensions de l’innovation : – la perception de la nouveauté ; – l’adoption d’une idée pour la première fois par une organisation ; – le processus de cette adoption ; – l’obtention d’un résultat donné ou l’amélioration de la performance ; – la discontinuité ou la rupture avec les routines, le passé et/ou les normes établies. Quelles sont les innovations introduites par le NMP dans l’administration publique ?
Le NMP et les innovations dans l’administration publique
Le NMP serait introduit dans le secteur public vers la fin des années 1970 (DIEFENBACH, 2009 ; GRUENING, 2001 ; OSBORNE, 2006), à un moment où l’insatisfaction par rapport au modèle bureaucratique wébérien en place à l’époque devenait grandissante (BACH & KOLINS GIVAN, 2011). D’autres éléments contextuels ont favorisé l’émergence, l’adoption et la diffusion du NMP : des crises économiques et des finances publiques voire de l’Etatprovidence, l’influence de l’idéologie néo-libérale, le développement des technologies de l’information, la pression des institutions financières internationales, la corruption, la mauvaise qualité des services, la faible productivité, les pertesimportantes enregistrées par des entreprises publiques (LARBI, 1999), une plus grande compétitivité inter-États et inter-secteurs (privé et public), les chocs géopolitiques, les choix géostratégiques, la dynamique des populations et l’évolution démographique, les attentes de plus en plus élevées de citoyens, le mimétisme ou le besoin d’adaptation (HUDON & MAZOUZ, 2014). Dans les pays en développement ou en crise, la pression extérieure a été déterminante dans l’adoption des réformes publiques, à travers notamment les programmes d’ajustement structurel, les conditions liées aux prêts et l’importance croissante attachée à la bonne gouvernance ; les partenaires techniques et financiers se sont appropriés les idées du NMP pour en faire des conditionnalités et établir un lien entre les programmes d’ajustement structurel et les réformes de l’administration et du management publics. La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, en particulier, considéraient que l’appareil public était trop coûteux, intrusif, dépensier, inefficient et limité dans sa capacité d’intervention (développement de politiques) et de gestion (LARBI, 1999). Mais qu’est-ce que le NMP ? 16 Les acceptions diffèrent selon les auteurs et les époques, allant d’un changement évolutif à un changement radical de l’Etat, mais elles présentent un dénominateur commun : le souci de réformer l’administration publique pour la rendre plus performante. LEVY (2010) présente d’ailleurs le NMP comme le paradigme dominant de la théorie et de la pratique de l’administration publique. Selon POLLITT (2000), il est à la fois une formule d’amélioration, de réinvention, de réingénierie de l’administration publique, pour un Etat entrepreneurial, qui fonctionne mieux et coûte moins. Enfin, COHEN (2012 : 210) le définit comme un « ensemble des moyens employés pour garantir la régularité, l’efficacité, la sécurité et la transparence dans la gestion des fonds publics et de l’administration en général ». Dans son essence, le NMP apparaît comme une pensée idéologique, managériale ou cognitiviste : – Sur le plan idéologique, il tirerait ses racines de l’idéologie néo-libérale (De VRIES & NEMEC, 2013) et dans les théories du « public-choice », des coûts de transaction, d’agence et du « managerialisme » (GRUENING, 2001 ; LARBI, 1999 ; OSBORNE, 2006). – Sur le plan managérial, le NMP est basé sur des idées empruntées au secteur privé et traduit un changement de paradigme de l’administration publique traditionnelle au management public, à une ère post-bureaucratique chargée d’innovations. Comme le souligne LARBI (1999 : 12), le NMP pousse les Etats vers le managérialisme. – Dans une perspective cognitiviste, le NMP est vu comme un ensemble de « doctrines » (croyances fortes) s’appliquant aux fonctionnaires (qui ?), aux structures administratives (quoi ?) et aux procédures (comment ?) ; les doctrines sont sous-tendues par des «justifications» : économie et efficacité, loyauté et égalité, adaptabilité et solidité (HOOD & JACKSON, 1991). Au-delà de ces courants de pensée, deux conceptions majeures de mise en œuvre du NMP s’opposent dans la littérature : – celle d’OSBORNE & GAEBLER (1992), tournée vers l’extérieur et fondée sur l’idée selon laquelle l’amélioration du fonctionnement et de la performance de l’État passe par le retrait de ce dernier au profit du secteur privé dans la fourniture des services ; – celle de HOOD (1991), plutôt orientée vers l’intérieur et selon laquelle la performance du secteur public peut être améliorée s’il se comporte comme le secteur privé. 17 Malgré ces différences de pensée et de conception, HUDON & MAZOUZ (2014) estiment que les discours sous-jacents aux réformes administratives partagent un socle commun construit sur trois principes directeurs : la reddition de comptes (transparence, responsabilité et imputabilité), l’optimisation des moyens et des ressources disponibles (efficience) et la qualité des services aux citoyens. Plusieurs caractéristiques du NMP émergent de ces principes directeurs et peuvent être regroupées en quatre (04) grandes catégories : (i) désagrégation de l’Etat, (ii) concurrence, contractualisation et externalisation, (iii) mécanismes de performance et motivation, (iv) E-Gouvernement (DUNLEAVY & al., 2006 ; GRUENING, 2001 ; De VRIES & NEMEC, 2013 ; CHAPPOZ & PUPION, 2012 ; LARBI, 1999 ; POLLITT, 2000). Les thèmes majeurs des réformes proposées peuvent être regroupés : – dans les trois (03) modèles du NMP proposés par EMERY (2005) : (i) le modèle de l’efficience ou du marché, (ii) celui du downsizing, de la décentralisation et de la flexibilité et (iii) celui de la qualité ou de la recherche de l’excellence ; – ou dans les cinq (05) domaines suivants retenus par DIEFENBACH (2009) : l’environnement des affaires et les stratégies, les structures organisationnelles et les processus d’affaires, le management et les systèmes de mesure de la performance, le management et les gestionnaires, enfin les fonctionnaires et la culture organisationnelle. En somme, le NMP introduit, dans la sphère publique, des idées de réformes basées sur les concepts de marché, de concurrence, de contractualisation, de transparence, de performance, de réactivité voire de proactivité, de satisfaction des usagers, de responsabilité et de motivation, pour améliorer le fonctionnement et la performance de l’Etat (DIEFENBACH, 2009 ; BAO & al., 2012 ; LARBI, 1999). Toutefois, des voix se font entendre pour attirer l’attention sur la dualité des logiques privée et publique dans le domaine du management (HUDON & MAZOUZ, 2014). En outre, les expériences de mise en œuvre des réformes issues du NMP font ressortir des différences entre pays, suggérant ainsi l’existence de plusieurs modèles (LARBI, 1999 ; HUDON & MAZOUZ, 2014 ; POLLITT, 2000). Ce qui fait dire à KERAUDREN (1999 : 59), que l’idée d’un « nouveau paradigme global » serait exagérée. De ce point de vue, on ne peut parler de convergence, d’homogénéité ni d’isomorphisme. OSBORNE (2006) présente d’ailleurs le NMP comme un ensemble de plusieurs paradigmes, manquant de base théorique et de rigueur conceptuelle, ce qui a limité son impact. Deux des raisons de cette hétérogénéité avancées par HUDON & MAZOUZ (2014) seraient les différences entre États dans leur capacité de mise en œuvre des réformes adoptées et les différences dans l’instrumentation du NMP par les politiques et les organismes internationaux. 18 Jusqu’à l’avènement du NMP, l’administration publique a été considérée comme un secteur non propice à l’innovation (BORINS, 2001a ; THENINT, 2010). Les principales raisons mises en avant sont une aversion pour le risque, une culture hostile à l’innovation, l’absence de compétition, le conservatisme bureaucratique, la résistance et un manque de motivation (ARUNDEL & HUBER, 2013 ; MULGAN & ALBURY, 2003). BERNIER & al. (2013) avancent également que « l’innovation dans le secteur public est contrainte par des barrières législatives et même constitutionnelles avant sa mise en œuvre, ce qui réduit le nombre possible d’innovations générées par les organismes centraux ». THENINT (2010) soutient qu’il ne s’agit là probablement que d’une erreur de perception, du fait d’un défaut de communication autour de l’innovation dans le secteur public. Selon RAJOTTE (2013), l’innovation comme une priorité de l’administration publique est un phénomène beaucoup plus récent. Il avance qu’un consensus s’est dégagé quant à la transformation significative de l’administration publique, ce qui rend incontournable une stratégie axée sur l’innovation. Des études récentes confirment d’ailleurs le caractère innovateur du secteur public et contredisent ainsi cette perception négative. En effet, celle conduite en 2010 sur 3699 organisations du secteur public en Europe montre que 91,5% d’entre elles ont adopté une innovation au cours des deux années précédentes. A peu près le même résultat (91,3%) est obtenu en Australie (ARUNDEL & HUBER, 2013)9 . Cela n’est pas surprenant dans la mesure où des contraintes économiques et politiques ainsi que l’obligation de maintenir des services de qualité obligent l’administration publique à chercher des approches innovantes d’offre de service (HARRISSON, 2013). En effet, des pressions, souvent contradictoires (BERNIER & al., 2013), poussent les gouvernements à se transformer, à innover (maîtrise des coûts et satisfaction des besoins et des attentes des citoyens). C’est donc à juste titre que BORINS (2006) émettait l’idée de réinventer l’Etat. Dans ce processus de réinvention, l’innovation dans le secteur public peut être engendrée par l’organisation ou stimulée voire imposée par l’environnement externe (voir théorie néo-institutionnelle).
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