Le travail collectif des professeurs en chimie comme levier pour la mise en œuvre de démarches d’investigation
Les démarches d’investigation, un changement de perspective
La chimie étant une science expérimentale, la question des relations avec l’expérimentation demeure toujours une question vive. S’il est évident que, dans l’enseignement de la chimie, une place privilégiée est accordée aux activités expérimentales où l’élève doit pouvoir mettre au point et réaliser un protocole comportant des expériences, nous pouvons cependant nous demander si l’élève prend bien conscience du rôle de ces activités dans sa formation. Cette interrogation naît, en effet, des travaux de recherche portant sur le rôle des activités expérimentales dans l’enseignement des sciences (Johsua & Dupin, 1993 ; Leach & Paulsen, 1999 ; Windschitl, 2003) qui montrent que ces activités sont souvent inscrites dans des démarches linéaires, stéréotypées, et utilisées dans l’objectif d’illustrer des concepts, de vérifier une loi ou dans une démarche inductiviste2 . Robardet (1990) critique le modèle classique inductiviste, et considère que son usage quasi-systématique dans l’enseignement des sciences physiques et chimiques semble en grande partie responsable du fait que, dans leur majorité, les élèves ne comprennent pas cette matière. Dans la même veine, la recherche menée dans le cadre européen par Tiberghien et al. (2001) relève que les travaux pratiques (TP) de chimie sont orientés vers l’objectif « apprendre à suivre un protocole expérimental » et ceux de physique visent plutôt l’apprentissage des lois. Peu d’initiative est donc laissée aux élèves qui ont surtout comme rôle de reproduire une succession d’étapes ou de gestes dans un certain ordre, sans réflexion préalable et sans forcément les avoir compris. 2 La démarche inductiviste repose sur l’analyse, en classe, d’une expérience prototypique à partir de laquelle sont mis en évidence les concepts et les lois. Ce passage des faits à la loi s’appuie sur la rigueur, l’observation et la mesure (Robardet, 1990). 22 C’est ainsi que ces recherches conduisent à des propositions mettant l’accent sur la nécessité de repenser l’enseignement scientifique afin de montrer aux élèves comment la science se construit, de développer l’esprit créatif, la curiosité, et le sens de l’observation, valeurs considérées comme essentielles en sciences expérimentales. Peu à peu, les recherches en éducation ont diffusé dans la communauté enseignante, et les programmes officiels ont progressivement commencé à en porter la marque. Du côté de l’institution, la question de la place de l’expérience dans les travaux d’enseignement est aussi discutée. En 1996, le groupe « physique-chimie » de l’Inspection Générale (1996) s’interrogeait précisément sur cette question. Cette étude préconise des méthodes pédagogiques actives où les activités expérimentales doivent permettre d’apprendre aux élèves à observer, à se poser des questions et à confronter les conséquences de leurs représentations personnelles à la réalité. Par ailleurs, depuis quelques années, nous voyons se succéder des groupes de travail pour analyser les raisons du problème de la désaffection des élèves pour les études scientifiques. Or il semblerait que le déclin inquiétant de l’intérêt des jeunes à l’égard des sciences trouve, en partie, sa source dans les méthodes d’enseignement souvent qualifiées « d’abstraites » (Leroy, 2011). De fait, plusieurs rapports ont été publiés en France (Ourisson, 2002 ; Bach, 2004 ; Rolland, 2006) mettant en cause le type d’enseignement prodigué en sciences expérimentales et prônant un enseignement moins magistral qui permettrait aux élèves d’être plus actifs. Ces rapports affirment ainsi la nécessité de renouveler l’enseignement scientifique et proposent une série de recommandations en vue de stimuler l’intérêt des élèves, notamment le recours aux démarches d’investigation3 (DI) (§ 2.1.1). A travers ce type de démarches, il s’agit de développer l’autonomie des élèves en proposant des tâches plus ouvertes et des activités de plus haut niveau cognitif (Boilevin & Brandt-Pomares, 2011). C’est dans cet esprit que s’inscrivent la réforme du lycée et, en particulier le nouveau programme de sciences physiques et chimiques (SPC) pour la classe de seconde, en vigueur à la rentrée 2010, qui mettent en avant les DI (M.E.N., 2010). Par ailleurs, le renouvellement pédagogique qui s’appuie sur les DI ne sort pas du néant. Il bénéficie d’expériences de terrain fructueuses, et plus particulièrement de l’opération « La main à la pâte » qui a été créée en France en 1996 et a permis de mettre en évidence diverses voies pour installer, dès l’école primaire, les premières bases d’une culture scientifique (Mathé et al., 2008). Ce projet a, en effet, largement promu les DI. D’ailleurs c’est dans ce projet que l’expression « démarche d’investigation » a été introduite en France. La pratique des DI s’est étendue dans les écoles primaires au moment du lancement, en 2000, du PRESTE (Plan de Rénovation de l’Enseignement des Sciences et des Technologies à l’Ecole) qui a permis d’institutionnaliser cette rénovation pédagogique à travers la mise en place des DI (M.E.N., 2000). Au collège, la situation est différente. Ce n’est que dans le cadre des nouveaux programmes des disciplines scientifiques, mis en place depuis la rentrée 2006, que les DI ont été officiellement préconisées et considérées comme méthode d’enseignement privilégiée (M.E.N., 2005). Progressivement, l’on voit donc se dessiner dans les curricula des évolutions quant au rôle des activités expérimentales qui s’inscrivent de plus en plus dans des 3 Notons que tout au long de ce document, « les » démarches d’investigation sont en jeu. Nous utilisons le pluriel pour souligner le caractère diversifié de ces démarches. Il n’y a pas, en effet, une démarche unique. 23 DI. En remontant ainsi dans cette histoire récente de l’enseignement des sciences, on peut comprendre que la réforme du lycée et les nouveaux programmes qui en découlent se situent dans ce contexte qui encourage la mise en œuvre d’une approche pédagogique fondée sur les DI. Cependant, cette promotion des DI ne se limite pas à la France, elle s’inscrit dans une tendance internationale. Le rapport Rocard (Rocard et al., 2007), au niveau européen, appelle aussi à un renouvellement de l’enseignement des sciences fondé sur les DI afin de pallier la désaffection des élèves pour les études scientifiques. Ce rapport explique qu’à travers ce renouvellement, il y a bien une volonté de changer les pratiques d’enseignement ainsi que la place du professeur et de l’élève d’une approche « transmission descendante » (top down transmission) où le professeur présente le savoir, à une approche « transmission ascendante » (bottom up) où l’élève construit son savoir sous la conduite de l’enseignant. Cette approche pédagogique basée sur les DI est aussi à mettre en perspective avec l’Inquiry-based Science Education (IBSE), ou l’Inquiry Based Science Teaching (IBST), qui s’est imposée dans les textes officiels de plusieurs pays anglo-saxons dans les années 1990 (Coquidé et al., 2009). Aux Etats-Unis, le National Research Council (NRC, 1996) préconise ainsi de fonder l’enseignement scientifique sur l’investigation considérée comme étant un processus actif de l’apprentissage : ce que les élèves font et non pas ce qui est fait pour eux. Le point commun entre les DI et l’IBST réside donc dans l’affirmation de la nécessité de développer l’autonomie et l’activité cognitive des élèves. Ainsi ces attentes institutionnelles, tant au niveau national qu’international, pour une rénovation basée sur la conduite, par les élèves, de leurs propres investigations, traduisent l’intérêt que porte le système éducatif pour le développement d’une culture scientifique donnant une image plus riche et diversifiée des démarches scientifiques (Boilevin et al., 2010). De ce fait, à travers les programmes scolaires et les discours institutionnels, il est désormais reconnu préférable de mettre en place un enseignement qui implique davantage les élèves dans le travail mené en classe et les associe à la construction du savoir. Nous présentons, dans ce qui suit, le point de vue institutionnel vis-à-vis des DI, qui se manifeste à travers les programmes scolaires français, prônant les DI, de l’école au lycée.
Les DI : les programmes, qu’en disent-ils ?
A l’école et au collège, les DI inscrites dans les textes officiels se déclinent en un ensemble de moments. En effet, en 2001, le Groupe Technique associé au Comité de suivi du Plan de rénovation de l’enseignement des sciences et de la technologie à l’école (2001) présente un canevas dans lequel cinq moments clés caractérisent les divers aspects des DI à l’école. Ce canevas peut être rapproché de celui préconisé dans l’introduction commune des programmes de collège où sept moments essentiels sont identifiés (M.E.N., 2008) (voir Tableau 1). Toutefois, il est précisé que la succession de ces moments ne constitue pas nécessairement une trame à adopter de manière linéaire. Le descriptif des programmes 24 souligne également que les DI ne suivent pas un modèle unique et qu’elles ne pas non plus exclusives d’autres démarches d’enseignement des sciences. Ecole (cinq moments) Collège (sept moments) Le choix de la situation de départ (par le professeur) Le choix d’une situation-problème par le professeur La formulation du questionnement des élèves L’appropriation du problème par les élèves L’élaboration des hypothèses et la conception de l’investigation pour valider/invalider La formulation de conjectures, d’hypothèses explicatives, de protocoles possibles L’investigation conduite par les élèves L’investigation ou la résolution du problème conduite par les élèves L’échange argumenté autour des propositions élaborées L’acquisition et la structuration des connaissances (sous la conduite du professeur) L’acquisition et la structuration des connaissances L’opérationnalisation des connaissances Tableau 1. Canevas des DI à l’école et au collège (les correspondances dans ce tableau ne sont pas aussi strictes) Cependant, dans le nouveau programme de SPC de la classe de seconde4 , les DI ne sont pas présentées sous forme d’un canevas comprenant différents moments. Voici ce qui est prescrit : « Initier l’élève à la démarche scientifique c’est lui permettre d’acquérir des compétences qui le rendent capable de mettre en œuvre un raisonnement pour identifier un problème, formuler des hypothèses, les confronter aux constats expérimentaux et exercer son esprit critique. Il doit pour cela pouvoir mobiliser ses connaissances, rechercher, extraire et organiser l’information utile, afin de poser les hypothèses pertinentes. Il lui faut également raisonner, argumenter, démontrer et travailler en équipe. En devant présenter la démarche suivie et les résultats obtenus, l’élève est amené à une activité de communication écrite et orale susceptible de le faire progresser dans la maîtrise des compétences langagières. Dans la continuité du collège, la démarche d’investigation s’inscrit dans cette logique pédagogique » (M.E.N., 2010, p. 1). Par ailleurs, on voit que, dans les programmes de collège, les DI s’articulent autour du choix d’une situation-problème par le professeur. Cette notion de situation-problème n’apparaît pas dans les programmes de l’école primaire qui évoquent l’idée de situation de départ (voir Tableau 1). En revanche, elle est présente dans le nouveau programme de SPC de la classe de seconde qui en fait le cœur de l’exercice de l’activité expérimentale : « L’activité expérimentale offre la possibilité à l’élève de répondre à une situation-problème par la mise au point d’un protocole, sa réalisation, la possibilité de confrontation entre théorie et expérience, l’exploitation des résultats. Elle lui permet de confronter ses représentations avec la réalité. Elle développe l’esprit d’initiative, la curiosité et le sens critique » (M.E.N., 2010, p. 2). En effet, dans de nombreuses définitions de la situation-problème, on trouve l’idée d’un problème concret faisant référence 4 Nous nous centrons ici sur le nouveau programme de SPC de la classe de seconde parce qu’il concerne la discipline et la classe sur lesquelles nous portons une attention spécifique dans notre étude. 25 à la vie « réelle » (Mathé et al., 2008), d’un problème dévolu à l’élève et orienté selon un objectif-obstacle (Fabre, 1997). Pour Robardet (2001), la situation-problème est un instrument didactique d’une démarche hypothético-déductive et dont l’objectif pédagogique visé est toujours le franchissement d’un obstacle par l’élève pour faire évoluer favorablement ses représentations et construire ainsi un savoir nouveau. Ainsi, de l’école au lycée, nous remarquons que les DI, dans les programmes, sont associées à un modèle hypothético-déductif où la mise à l’épreuve d’hypothèses à travers une dimension expérimentale apparaît centrale, avec une focalisation sur la mise en activité des élèves et leur responsabilité accrue dans la construction de leurs savoirs. Questionnement, élaboration d’hypothèses, expérimentation, recherche d’explications ou de justifications, argumentation, communication apparaissent donc des activités privilégiées dans les DI laissant une place importante à l’autonomie de l’élève. Celui-ci n’est plus un récepteur passif, il a changé de rôle pour diriger davantage son propre travail et son propre processus d’apprentissage. Il est censé s’engager dans la conception et la mise en œuvre d’un protocole expérimental, qui n’est plus imposé et prescrit par le professeur, pour tester ses hypothèses et acquérir par la suite des savoirs et des savoir-faire. De fait, nul ne peut nier les bouleversements que cette rénovation pédagogique, fondée sur les DI, induit sur les méthodes d’enseignement. Un véritable changement de point de vue s’opère par rapport au travail du professeur non seulement en classe, mais aussi hors classe. 1.3. Les DI, une nouvelle complexité du travail des enseignants : vers un questionnement des ressources et des connaissances professionnelles Les DI prônées dans le nouveau programme de SPC de la classe de seconde constituent, certes, une innovation visant à favoriser l’apprentissage des élèves, mais elles impliquent aussi une nouvelle complexité du travail de l’enseignant. La science, dans cette optique, est affaire de questions plus que de réponses : l’objectif de la formation scientifique n’est plus d’injecter des connaissances (les résultats de la science) dans les têtes des élèves, mais plutôt d’insister sur les démarches (les questions) qui permettent de construire ces connaissances. On passe alors d’une expérimentation scientifique considérée comme une « recette à suivre » à une expérimentation conçue comme une « recette à élaborer ». Nous comprenons dès lors que les enseignants deviennent les principaux acteurs de la mise en place de ce renouveau pédagogique. En effet, le professeur ne transmet pas seulement une somme de connaissances à ses élèves, mais aussi une image de ce que veut être la science. Au-delà du bagage théorique délivré, il est donc question du rapport au savoir, de l’attitude à adopter face à la recherche et à la construction de nouvelles connaissances, attitude que l’on va transmettre implicitement à ses élèves. Aujourd’hui, avec l’arrivée du nouveau programme de lycée, l’élève est placé face à un problème et doit avoir la capacité de chercher et d’essayer les outils nécessaires en vue de le résoudre. Engager des élèves dans des DI, c’est alors leur permettre de « faire » de la science, et non pas seulement leur « montrer » les résultats de la science. L’implémentation 26 des DI induit donc une rupture avec des pratiques d’enseignement encore fréquentes, d’où sa difficulté : le rôle de l’enseignant, ainsi que la relation didactique, s’en trouvent profondément modifiés. Le professeur n’est plus celui qui expose le savoir, mais celui qui propose des situations susceptibles de favoriser la construction du savoir par l’élève. Cela induit en retour des changements – en classe autant que hors classe – dans la façon de concevoir l’enseignement. D’ailleurs, les travaux de recherche qui ont mis en évidence un écart entre les intentions didactiques nouvelles et ce que pensent ou font les enseignants (Couchouron et al,. 1996 ; Calmettes, 2008) nous conduisent à penser que de nombreux enseignants rencontreront des difficultés à s’adapter à la nouveauté des DI et à modifier leurs pratiques pour répondre aux prescriptions institutionnelles. La question d’appropriation de cette prescription par les enseignants apparaît donc comme primordiale. Une des difficultés auxquelles sont confrontés les enseignants qui s’engagent dans l’évolution de leur enseignement est la conception de ressources (§ 2.2.1) pour mettre en place un enseignement qui donne davantage de responsabilité à l’élève en termes d’élaboration de savoirs. Le travail de l’enseignant sur les ressources s’avère ainsi une question cruciale. Là aussi, cela suppose un travail de sélection et de combinaison de ressources de diverses natures afin de préparer un enseignement fondé sur les DI dans lequel la créativité et l’initiative propre des élèves prennent nécessairement une place plus grande. Ce travail sur les ressources est aussi important, s’agissant de DI : beaucoup de ressources pour l’enseignement de la chimie ne sont pas, en effet, des ressources conçues pour les DI ; il est alors question des processus de conception et d’appropriation qui orientent la production et l’adaptation de ces ressources dans la perspective de DI. A ce titre, si les DI imposent une nouvelle posture de l’enseignant, elles sont tout de même loin de rendre le rôle de l’enseignant caduc. Bien au contraire, son rôle reste capital mais participe différemment à l’action didactique. De transmetteur d’informations, il devient guide dans la mise en œuvre de situations d’apprentissage. Au cours du processus de conception de ressources, l’enseignant est supposé, sur le plan didactique, connaître les conceptions des élèves dans différents domaines de la chimie (les concepts que les élèves trouvent difficiles à apprendre, les types d’erreurs, etc.), anticiper leurs réactions éventuelles, leurs propositions, et leurs difficultés possibles afin de prévoir des arguments, des exemples et des contre-exemples pour s’en servir en classe. Cela suppose aussi un choix de problèmes pertinents, au regard des objectifs d’apprentissage visés, qui aident les élèves à comprendre un contenu chimique spécifique. En outre, au cours de l’implémentation de DI, l’enseignant doit repérer les difficultés des élèves, ce qu’ils savent et ce qu’ils ne savent pas faire, pour mieux ajuster ses interventions aux possibilités de ces derniers sans pour autant apporter des réponses toutes faites. Il doit veiller à la gestion de la classe, du temps didactique, des interactions entre les élèves. D’où la question de connaissances professionnelles des enseignants (§ 2.3) qui se pose avec acuité. En effet, les DI peuvent être complexes à gérer, encore plus, pour des enseignants qui n’en ont pas l’habitude et avec des élèves qui n’y sont pas familiarisés non plus. Des études qui ont relevé des difficultés des enseignants à mettre en place des DI ont attribué, en partie, ces difficultés au manque de connaissances professionnelles des enseignants (Kim et al., 2007 ; Calmettes, 2008).
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