Dans cette recension, nous retrouverons des définitions provenant d’organismes de la santé publique, de chercheurs en sociologie autant qu’en psychologie ou en suicidologie et de cliniciens en relation d’aide. Nous convenons que les apports demeurent disparates. Malgré tout, à la manière des définitions recensées, nous croyons qu’une définition intégrative du suicide doit embrasser le plus de disciplines et de domaines œuvrant à comprendre et à contrer ce phénomène. En effet, afin d’ amenuiser les divergences entourant la conception du suicide, il est essentiel de s’entendre sur une définition la plus inclusive possible. Nous souhaitons que notre synthèse puisse permettre d’atteindre ce but .
Les définitions recensées seront présentées par ordre chronologique, selon leur date d’apparition dans la littérature, avec quelques apartés permettant d’ étoffer l’idée à l’origine de certaines d’ entre elles. Le choix peut paraitre arbitraire, mais il permet de suivre facilement l’ évolution du concept. Comme il est coutume de le faire, débutons avec l’étymologie du mot.
Le mot suicide, en langue française, aurait été utilisé la première fois en 1734 par l’abbé Desfontaines et il fut accepté officiellement en 1762 par l’Académie française (Rey, 2012; Volant, 2006). Il est construit à partir du mot « homicide », apparu au xue siècle, et à partir du latin sui « soi » et du dérivé de caedere « tailler, couper », occidere « tuer » (Rey, 2012). Dans son sens premier de 1734, le terme signifie «l’action de causer volontairement sa propre mort » (Rey, 2012, p. 3514). Plus tard, au XIXe siècle, on utilise aussi le terme suicide pour désigner « le fait de risquer sa vie sans nécessité » (Rey, 2012, p. 3514). Il est alors question de « suicide par imprudence » (Rey, 2012, p. 3514).
En 1897, le sociologue Émile Durkheim est sans doute l’un des premIers à s’intéresser de manière scientifique au phénomène. Avant d’élaborer une lecture interprétative des statistiques associées au suicide, il argumente dans l’introduction de son ouvrage sur sa définition. Il procède à une réflexion profonde à propos du concept de suicide et en vient à une définition substantielle de ce terme. Selon Durkheim (1897/2004), « on appelle suicide tout cas de mort directement ou indirectement qui résulte d’un acte, positif ou négatif accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat» (p. 5). Durkheim prend soin de ne pas inclure le terme intention dans sa définition, car:
s’il n’y avait suicide que là où il y a intention de se tuer, il faudrait refuser cette dénomination à des faits qui, malgré des dissemblances apparentes, sont, au fond, identiques à ceux que tout le monde appelle ainsi, et qu’on ne peut appeler autrement à moins de laisser le terme sans emploi (p. 4)
Par contre, il refuse d’y inclure le suicide par imprudence. Donc, si on présuppose la mort du téméraire comme un suicide, cette définition est trop étroite.
À la même époque que Durkheim, Freud (1901/2012), à la suite de l’analyse de cas de personnes ayant provoqué des accidents, admet «qu’en dehors du suicide consciemment intentionnel il y a aussi un auto-anéantissement à moitié intentionnel – avec intention inconsciente – qui sait adroitement exploiter une menace pour la vie et la masquer en catastrophe fortuite» (p. 271). En accord avec sa théorie psychanalytique, le suicide pourrait donc être le résultat non prévu de l’activité psychique consciente. Freud est d’ailleurs considéré comme l’un des précurseurs de la théorie du suicide non intentionnel (Baechler, 1975/2009; Farborow, 1980; Menninger, 1938/1966; Ratté & Bergeron, 1997).
Dans l’ouvrage intitulé The many faces of suicides (Farborow, 1980), on fait aussi référence aux mécanismes inconscients et on étoffe l’idée que certains comportements autodestructeurs ou potentiellement létaux, comme l’usage excessif de drogue et la pratique de sports extrêmes (tel le parachutisme), sont considérés comme des conduites suicidaires non intentionnelles. Mais dira-t-on de la mort d’un parachutiste professionnel qui respecte toutes les règles de sécurité qu’elle est un suicide? La différence entre suicide et accident est donc essentielle à cette conception. Sinon, toute activité potentiellement létale, même la plus sécuritaire et commune (p. ex., conduire une voiture), sera suicide. Cette conception déployée dans cet ouvrage ne permet pas de faire la distinction avec l’accident. Elle est donc trop large.
Dans la continuité de la théorie du suicide non intentionnel, Ratté et Bergeron (1997) ont comparé des populations distinctes de conducteurs automobiles. Selon cette recherche, les « mauvais conducteurs », caractérisés par un nombre anormalement élevé d’infractions et de collisions, se démarquent, d’un point de vue psychologique, de façon significative des autres conducteurs. Cette étude soulève quatre points : 1- les mauvais conducteurs admettent la recherche de risques au volant et soutiennent avoir du plaisir et y trouver accoutumance; 2- les mêmes conducteurs présentent des traits psychologiques ainsi que des troubles émotionnels qui sont caractéristiques d’ une propension suicidaire; 3- en dépit de ces caractéristiques, ils n’ont aucune intention consciente d’attenter à leur vie plus que quiconque; 4- même s’ils pensent au suicide, ils ne perçoivent pas de lien entre leurs habitudes de conduite et leur perte de sens à la vie. Ainsi, « il devient clair que les habitudes de conduite dangereuse peuvent dissimuler une tendance au suicide, qu’ elle soit consciente ou non » [traduction libre] (Ratté & Bergeron, 1997, p. 156). En outre, nous estimons qu’ en utilisant des actions d’individus proscrites par la raison et la loi, ces chercheurs contrent la critique d’ une conception trop large du suicide non intentionnel.
Ceci étant dit, Freud et ses prédécesseurs ne formalisent pas de définition du suicide. Ils affirment et démontrent simplement la possibilité d’un suicide dont la poussée inconsciente dissimule le résultat (la mort) à l’ agent. Bref, si l’on s’ en tient aux actions téméraires, la théorie du suicide non intentionnel est scientifiquement acceptable (Ratté & Bergeron, 1997). Cependant, elle n’offre pas de définition générale du suicide sur laquelle nous baser.
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