Les défaites françaises de la guerre de Succession
d’Espagne, 174-178
Les aléas du ravitaillement
Magasins et fourrages
Lorsque les armées restent sur les théâtres d‟opérations qui leur ont été assignés à l‟entrée de la campagne, elles peuvent être ravitaillées par les dépôts de réserves que les administrations de la guerre des différents pays ont fait apprêter pendant les quartiers d‟hiver. Les victoires de la première partie du règne de Louis XIV avaient été obtenues grâce à l‟organisation d‟un système tout à fait performant de magasins : lorsque la guerre de Hollande éclata, des « magasins généraux » avaient été installés à Pignerol, Brisach, Metz, Nancy, Thionville, ou encore Dunkerque, Courtrai, Lille ou Le Quesnoy. Ces avancées sont bien à mettre au crédit de Louvois, surnommé le « grand vivrier » de l‟armée315 . Ce système perdure, progressivement perfectionné, pendant la guerre de Succession d‟Espagne : pour l‟armée des Pays-Bas, l‟intendant de Lille fait venir du ravitaillement de Picardie, Hainaut, Artois, Poitou, Normandie, et même Bretagne316. Mais à cette période, toutes les armées européennes ont suivi le modèle français, dont l‟efficacité les avait impressionnées. Le prince Eugène par exemple, lors de ses campagnes d‟Italie de 1701 et 1702, est très soucieux de disposer de magasins bien approvisionnés dans le Frioul et le . Le duc de La Feuillade, en préparant son siège, se montre tout aussi attentionné. Avant le début de la campagne, Angervilliers, intendant du Dauphiné, a fait stocker 300 000 livres de poudre à Lyon et à Grenoble, sans compter 100 000 livres de poudre tirés des magasins de Montdauphin et de Fenestrelle, qu‟il destine aux magasins de Suse318. La nourriture des hommes n‟est pas omise : on prévoit d‟avoir dans le camp devant Turin pour quatre mois de réserve de grains, farines, riz, et biscuit319 . L‟alimentation de base des soldats français était de fait constituée par le pain, remplacé par le biscuit, qui se conservait mieux, lorsqu‟il fallait faire de longues marches à travers un pays où le ravitaillement n‟était pas assuré320. On ne trouvait du riz que sur le front italien. Selon les circonstances, le pain ou le biscuit étaient cuits soit dans les fours des villes proches, soit dans des fours ambulants321. La fourniture des denrées aux troupes se faisait au parc des vivres qui suivait l‟armée : on donnait généralement au soldat des rations pour quatre jours – les bas-officiers et officiers disposant de quantités plus importantes, notamment pour nourrir leurs valets. Parfois, on pouvait distribuer les vivres jusqu‟à six ou huit jours d‟avance, à la veille d‟une marche, par exemple. Feuquières conseille toutefois de réserver cette pratique aux circonstances où elle est indispensable, car les hommes avaient tendance à vendre le pain qu‟ils avaient d‟avance322. Outre le pain, les soldats recevaient de la viande – une demie-livre par jour en théorie, mais les restrictions ou les fraudes étaient nombreuses –, ainsi que du vin323. Les soldats qui avaient l‟occasion de quitter le camp pouvaient également améliorer l‟ordinaire avec des légumes. Ce système de magasins avait le défaut d‟être particulièrement coûteux : il fallait par exemple, selon les calculs de Puységur, 90 000 rations de pain par jour pour fournir une armée de 60 000 hommes (en comprenant les besoins des officiers, des civils…)324. Ceci nécessitait la livraison et la cuisson de 100 000 livres de farine par jour. Qui plus est, ce système n‟était pas à même de fournir aux armées l‟énorme quantité d‟herbe et de foin que leurs chevaux consomment quotidiennement. Un cavalier, particulièrement un officier, peut avoir plusieurs chevaux, dans le cas où la maladie ou une blessure sur un champ de bataille emporteraient une de ses montures. En outre, tous les équipages de l‟armée, ainsi que les trains d‟artillerie, ont besoin de ces animaux pour transporter leur matériel. C‟est pourquoi Perjés considère qu‟une armée de 60 000 hommes est accompagnée en moyenne de 20 000 chevaux pour la cavalerie, et de 20 000 autres utilisés à d‟autres fins325 . Ses calculs indiquent également que pour nourrir 40 000 chevaux, il faut leur fournir près de 1 000 tonnes de fourrage par jour – ce qu‟aucun magasin ne saurait contenir326. C‟est pourquoi une telle importance est donnée aux partis chargés de fourrager la campagne, partis qui peuvent comporter de quatre à dix mille hommes dans les grandes armées. À l‟exception des moments où le général en chef prévoit un départ rapide de toutes les troupes, de larges parts de l‟armée sont toujours occupées à ces tâches. Lorsque Vendôme décampe de Soignies pour Braine l‟Alleu, le 1er juin 1708, contraignant Marlborough à une marche arrière, ce dernier fait tirer trois coups de canon pour rappeler tous ses fourrageurs327. N‟oublions d‟ailleurs pas que Vendôme avait décidé cette marche pour être à même d‟avoir derrière lui de grandes et grasses plaines où ses propres partis pourraient se fournir sans crainte de rencontrer des ennemis.
Les quartiers d’hiver
Les considérations logistiques prennent une place encore plus importante, dans les opérations de campagne, lorsque vient l‟automne et que les généraux veulent être sûrs de pouvoir disposer de bons quartiers d‟hiver pour refaire leurs armées. Lors des campagnes d‟Allemagne de 1704 et d‟Italie de 1706, c‟est dès le mois d‟août que cette préoccupation commence à agiter généraux et administrateurs, à Versailles et à l‟armée. Il s‟agit, en fonction de l‟état des troupes à l‟été, de déterminer quelles positions pourraient être acquises avant la fin de la campagne, pour attendre le mieux possible l‟année suivante328. Dans les deux cas que nous citons, ces projets seront balayés par les défaites de Blenheim et de Turin. Le choix des quartiers d‟hiver concerne également au plus haut chef les populations des lieux qui vont voir les armées s‟installer. La présence des troupes peut représenter, pour les paysans, l‟occasion de vendre au plus fort leurs productions. Mais le plus souvent domine la crainte des exactions. L‟exemple de la situation de l‟armée de Lombardie, dans ses quartiers de l‟hiver 1705-1706, peut illustrer les rapports complexes et ambigus entre les généraux, la troupe, les autorités locales et les populations qu‟elles sont censées représenter – sans oublier qu‟à quelques kilomètres de là, le même type de relation doit être entretenu avec les forces adverses. Au début de la campagne de 1706, les troupes françaises comme les troupes impériales sont cantonnées à proximité du territoire de la République de Venise. Même si la Sérénissime est neutre en théorie, elle ne peut guère s‟opposer à ce que des armées voisines ne cherchent à outrepasser leurs droits et fourrager sur sa campagne. Ainsi, plutôt que de tenter vainement de s‟y opposer, les autorités locales préfèrent passer des accords préalables avec les généraux des puissances belligérantes, exigeant parfois des compensations financières. Pour les premiers, cela représente l‟assurance que les chefs ennemis chercheront à interdire la maraude ; pour les seconds, une source sûre de ravitaillement, afin de soulager la charge qu‟ils font peser sur le territoire dont ils ont le contrôle. Ainsi, au début de l‟année, les députés de la région de Vérone promettent un approvisionnement de 40 chariots de foin pour les troupes françaises qui résident à proximité, soit 7 bataillons et 9 escadrons329. Qui plus est, les soldats reçoivent le droit de se procurer du bois à volonté, pour affronter les rigueurs de l‟hiver. Pourtant, le respect intégral de ces accords est plus souvent l‟exception que la règle. En 1706, on soupçonne les paysans des pays de Vérone et de Brescia de retirer leurs foins dans les villes dès qu‟ils savent qu‟une convention vient d‟être passée330. On accuse également les paysans de ne donner que les foins qui commencent à pourrir331. En simulant la disette, ils font monter les prix, ce qui coûte très cher aux Français332. En réaction, certains officiers français prônent des méthodes plus brutales. Le Guerchois, chargé des fourrages dans la région de la Badia, organise des excursions impromptues dans des villages pour se servir de force. Ces méthodes sont dénoncées par Chamillart : « M. le Guerchois auroit tiré volontairement une quantité plus considerable de bled s‟il avoit engagé les habitans du voisinage de la Badia à luy apporter en les payant raisonnablement. Le fracas qu‟il a fait n‟a servi qu‟à les determiner à les resserer dans des lieux d‟où il ne peut les faire prendre » 333 . L‟officier se défend en arguant que nécessité fait loi : il faut bien nourrir les garnisons françaises334. Qui plus est, il s‟agit de punir des Vénitiens qui semblent plus enclins à ravitailler les Allemands que les troupes de Louis XIV. Des officiers français appuient Le Guerchois en invoquant les pratiques des troupes impériales, qui « ont pris d‟autres mesures : ils ont abondament du foin, et ils enlevent sans argent les bleds, le vins, les lards, les bestiaux des sujets de la Republique », et ne s‟en font que mieux respecter335 . Quoi qu‟il en soit, les officiers français sont largement contraints de respecter leurs engagements, à moins de dégrader encore les relations entre la France et la Sérénissime. C‟est peut-être cet argument diplomatique qui explique la réaction de Chamillart. Lorsque les Français se trouvent en pays conquis, en revanche, ils ont les coudées beaucoup plus franches. Dès que l‟armée de La Feuillade entreprend le siège de Turin, des détachements sont envoyés pour négocier des contributions. Le maréchal de camp Mauroy est détaché dès juin 1706, avec six compagnies de grenadiers et 1 000 chevaux, pour établir les contributions dans le pays de Saluzzo et de Fossano, au sud de Turin336. Rapidement, les communautés envoient d‟ellesmêmes leurs députés pour négocier337. L‟objectif pour les Français est aussi bien de garantir leurs propres approvisionnements que d‟en priver l‟adversaire, le duc de Savoie. L‟importance capitale de se ravitailler sur le pays, particulièrement pour les chevaux, explique la fréquence des combats entre deux groupes de fourrageurs ennemis. Certains officiers s‟en sont même fait une spécialité, comme « M. de Saint Amour, partisan de reputation » au sein des troupes impériales qui, avec 500 cavaliers, razzie les campagnes du Brescian au début de l‟année338. Pour le contrer, Médavy fait venir des hussards, qui « font partout des merveilles » 339. Mais les troupes ennemies ne sont pas les seuls dangers pour les fourrageurs : ces derniers doivent souvent affronter des paysans furieux de se voir spoliés : « À present que les foins commencent à devenir rares, parce que les paisants les retirent dans les villes, et que les chevaux tant de la cavallerie que de l‟infanterie sont obligés d‟aller plus loin en pature, il arrive tous les jours des accidents par la mechanseté et la violence des paisants, qui trouvant les chevaux un peu escartés dans les patures, leur donnent des coups de stilet et de bayonnettes et les estropient à coups de baton. Et s‟il arrive que les paisants soient plus forts que les cavaliers ou valets qui raportent pour la nuit de leurs chevaux des petits balots d‟herbe, ils leur font abandonner les balots et coupent les cordes de sorte qu‟il faut des escortes comme dans les pais ennemis, autrement on est insulté. Il y a trois jours que deux chevaux de la Badia furent blessés à la pature, l‟un d‟un coup de stilet de l‟autre d‟un coup de bayonnette, par les paysans »
La marche au Danube
Une telle vision, inspirée du « Bellum se ipse alit » de Gustave Adolphe353, est-elle justifiée ? Incontestablement, le duc de Marlborough n‟avait pas fait préparer de magasins pour ses troupes à l‟hiver 1703-1704, car cela aurait supposé de mettre les Hollandais, mais aussi les Français, au courant de ses plans… En fait, les dépôts étaient préparés quelques jours à l‟avance par le quartier-maître général. Celui-ci précédait l‟armée dans toutes les localités qu‟elle avait à traverser et il achetait sur place, à bon prix, tout ce qui était nécessaire au soldat. L‟argent était fourni grâce aux bons soins d‟Henry Davenant, l‟agent financier du capitaine-général ; il était tiré de Francfort, déjà place boursière d‟importance354. Dans cette même ville avait été installé par les soins du général Churchill un stock de différents équipements essentiels à l‟armée355. Ainsi, lorsque les troupes parviennent à Heidelberg, elles y trouvent un stock de chaussures neuves suffisant pour toute l‟armée356. Si l‟on en croit le capitaine Parker, ce trajet sembla donc tout à fait agréable : « Comme nous marchions à travers le pays de nos Alliés, des commissaires étaient appointés pour nous fournir toutes sortes de produits nécessaires aux hommes et aux chevaux, ceux-ci étaient amenés au camp avant que nous arrivions, et les soldats n‟avaient rien à faire que de planter leurs tentes, faire chauffer leurs bouilloires, et de s‟allonger pour la sieste » 357 . Et comme le soldat ne ressentait dès lors plus le besoin de piller, la population, rassurée, apportait avec confiance des denrées qu‟elle savait devoir être payées ; en outre, la marche n‟était pas retardée par l‟indiscipline ou la mauvaise volonté de militaires mal nourris. Ainsi, rien dans le système de ravitaillement de l‟armée de Marlborough ne ressemble à la façon de vivre sur le pays que Napoléon avait coutume de pratiquer, particulièrement en Italie dans les dernières années de la République358 . En 1704, nous avons affaire à un système d‟étapes, fondé sur le soutien de la population et de l‟administration locales, et surtout sur la quantité de l‟or anglais. Enfin, la marche des Alliés avant la prise du Schellenberg représente une exception dans les annales de l‟histoire militaire de l‟Ancien Régime, et elle a été célébrée comme telle359 . Ce sont ces conditions particulièrement heureuses qui nous permettent de comprendre le succès de la marche de Marlborough : 400 kilomètres parcourus entre le 19 mai et le 22 juin, c‟est-à-dire entre le départ de Bedburg et la jonction avec les forces du prince de Bade.
INTRODUCTION |