Les droits de l’homme : objet hybride entre droit et politique
Les droits de l’homme sont d’abord un objet juridique, au contenu pétri de valeurs politiques ou morales15. Ils ont donc été étudiés d’abord au croisement de ces deux aspects : non seulement sur leur contenu, mais également sur leur fonctionnement dans un contexte donné. Le concept de droits de l’homme a donc été replacé dans le contexte historique et géographique de sa naissance en tant qu’objet du droit contemporain : l’Europe de la deuxième moitié du 20e siècle, en ce qui concerne les droits de l’homme tels qu’ils sont compris aujourd’hui. Ces études montrent à quel point l’objet « droits de l’homme » peut être difficile à cerner. Par exemple, la question de la classification des droits de l’homme pose fréquemment problème, et il semble difficile de s’accorder sur une typologie partagée16. S’il est possible de faire la liste des articles compris dans l’un ou l’autre texte, l’étendue de ce qu’ils recouvrent en pratique demeure, elle, difficile à identifier. Ce qui semble plus simple à décrire est le fonctionnement même des institutions qui garantissent les droits. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme et sa jurisprudence ont été étudiées. De tels travaux ont une orientation pratique : il s’agit de décrire, pour ceux qui pourraient y avoir recours, les mécanismes de fonctionnement de la Cour et les concepts spécifiques qu’elle utilise pour rendre ses décisions. A travers ces études, il est possible d’identifier l’évolution des positions de la Cour tout au long de l’histoire de sa jurisprudence18 . Son application au droit des États eux-mêmes est un angle qui nous a semblé particulièrement intéressant. Il permet en effet de comprendre comment se passe l’articulation entre un droit international, donc entre États, et le droit national, entre le citoyen et l’État. En effet, une conception dualiste prévaut au Royaume-Uni : l’incorporation du droit international en droit national est jugée nécessaire pour que le premier s’applique au niveau du pays. Ainsi, la Convention n’a été incorporée qu’en 1998, avec le Human Rights Act, et la structure de celui-ci ne remettait pas en compte la perception dualiste du droit international19. La question était alors de comprendre quels conflits pouvaient exister entre le niveau européen des droits de l’homme et le niveau national, et comment les deux niveaux du droit pouvaient se combiner20. Les apports du droit européen au droit britannique étaient donc particulièrement étudiés. Cette question de la tension entre deux ordres de droit s’est posée non seulement avec la Convention, mais aussi avec le droit de l’Union européenne, qui a apporté lui aussi une nouvelle dimension21 . Dans les deux cas, il s’agit également la rencontre entre un droit de common law et un droit codifié, donc de deux manières différentes de construire le droit, et les conflits ont dû être réglés malgré cet écart entre deux systèmes. Les droits de l’homme comme objet d’étude juridique ont également été abordés sous un aspect constitutionnel. En effet, la protection des droits de l’homme à un niveau international dans un système dualiste entraîne des conflits de souveraineté avec les institutions européennes, et pose des questions d’équilibre des pouvoirs entre les deux échelles. Mais elle force également à reconsidérer la position des juges dans l’ordre constitutionnel britannique22. Or, la constitution du Royaume-Uni étant d’ordre majoritairement conventionnel, c’est-à-dire qu’elle est basée sur une série de conventions plutôt que sur un texte central, l’équilibre entre les pouvoirs des différentes institutions a dû être redéfini par rapport aux nouvelles obligations liées à la reconnaissance de droits fondamentaux. La question s’est posée de manière d’autant plus vive avec le Human Rights Act, qui a parfois été considéré comme un texte de révolution constitutionnelle . Les concepteurs de la loi ont tenté de redistribuer le pouvoir tout en conservant la plus grande partie des conventions constitutionnelles précédentes. Ainsi, les droits de l’homme ont été analysés comme une des questions clés des réformes constitutionnelles . Le Human Rights Act, l’un des débats centraux parmi les réformes constitutionnelles de début de mandat de Tony Blair, a été très vivement contesté. Ainsi, il n’a pas été étudié seulement sous l’angle de son fonctionnement et des effets qu’il a pu avoir sur le droit britannique et sur la constitution plus généralement. Au contraire, sa genèse a fait l’objet de nombreuses analyses, et les questions de positionnement politique ont d’abord été posées dans ce moment particulier. En effet, les débats qui ont présidé à sa création ont montré des différences partisanes, mais aussi des débats sur la nature et les limites que des droits de l’homme garantis par la loi devaient apporter . Face à cet objet juridique « droits de l’homme », une approche politique doit permettre de comprendre les conditions de son émergence et de sa concrétisation dans la législation. En effet, les lois sont construites dans des contextes politiques et culturels particuliers, et correspondent à des valeurs politiques . Ainsi, les partis politiques définissent les droits de l’homme de façon différentes entre eux, et selon leur position par rapport au pouvoir, leur définition pouvant ainsi varier avec le temps . Dans le domaine de la civilisation britannique, c’est cette approche politique qui a été privilégiée. Les droits de l’homme donc ont été étudiés dans un contexte politique plus général. Si des études dans le temps long ont été faites , une attention particulière a été portée aux changements qu’avaient subis les deux partis politiques principaux, le parti travailliste et le parti conservateur . En effet, l’un comme l’autre avaient changé de leader pour mettre à leur tête un homme politique jeune et dynamique qui souhaitait montrer une image nouvelle de leur parti, loin des critiques qui leur étaient habituellement opposées. L’élection de Tony Blair en 1994 pour les travaillistes et de David Cameron en 2005 pour les Conservateurs devait permettre un changement de politique autant qu’un changement d’image, et la mobilisation d’un discours sur les droits de l’homme et les libertés individuelles a été un outil utilisé dans les deux cas
Méthodologie et limites de la thèse
Ce travail a été construit sur les débats politiques autour de projets de loi précis. Afin d’étudier les arguments déployés au cours de la construction de la législation, les débats parlementaires ainsi que les rapports des commissions législatives ont été analysés. Les positions partisanes ont, elles, été étudiées à partir des programmes électoraux, des discours des membres les plus importants des partis politiques et des propos qu’ils ont pu tenir dans la presse. Plutôt que d’étudier donc l’intégralité des débats parlementaires de la période, des points identifiés comme particulièrement importants ont été isolés, et les débats autour de ces lois ont été analysés plus en détail, afin de comprendre les intentions et les positionnements politiques qui y étaient représentés. La construction du droit est ainsi bien mise dans son contexte politique. Les projets de loi étudiés ont été sélectionnés en faisant des relevés dans la presse en utilisant la base de données Factiva, qui permet de faire des recherches en plein texte dans un large éventail de périodiques. Plutôt que de prétendre à l’exhaustivité sur les droits de l’homme, travail dont l’ampleur aurait largement dépassé l’ambition de cette thèse, le but était de comprendre quelles mesures faisaient l’objet d’un débat politique plus intense formulé dans le 25 langage des droits de l’homme. Par exemple, les débats sur le droit d’asile, s’ils soulèvent bien évidemment d’intenses débats politiques et des problèmes de droits de l’homme nonnégligeables n’ont pas été discutés en termes de droits de l’homme dans le discours politique et médiatique, mais plutôt en termes de contrôle de l’immigration et de sécurité. Nous ne les avons donc inclus qu’en marge de notre analyse. Ce travail a permis d’identifier et de classer certains types de droit avec une approche qui ne soit pas de nature juridique, mais au contraire donne la priorité à une analyse politique en fonction du type de réaction par rapport à la défense de ces droits. Après ces repérages des points chauds du débat politique, nous avons choisi de nous centrer sur trois pôles montrant les directions dans lesquelles la protection des droits de l’homme s’est déployée sous les gouvernements de Tony Blair et Gordon Brown. Le premier est celui d’une normalisation du droit à l’égalité, qui a été largement étendu, et a compris de plus en plus d’obligations pour l’État comme pour les individus. Le second est un encadrement plus strict de certaines libertés à cause du renforcement de mesures sécuritaires, en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Le troisième étudie comment, sous l’influence du droit européen en particulier, un nouveau droit a été formalisé en droit anglais : le droit à la vie privée, même si l’étendue de ce nouveau droit était débattue. Etant donné la nature hybride de notre objet d’étude, l’utilisation de certains outils du droit a été inévitable. Cependant, nous l’avons fait avec précaution et, si l’évolution du droit est décrite dans ce travail, c’est essentiellement pour la mettre en rapport avec le contexte politique de production de ces normes légales. Présentation du plan Dans une première partie, cette thèse rappelle des éléments de contexte sur les droits de l’homme au Royaume-Uni. En particulier, il s’agit de définir les droits de l’homme dans leur double valeur d’objet juridique et politique (Chapitre 1). En effet, les deux aspects sont intrinsèquement liés. L’origine des droits de l’homme, telle que dépeinte par les Britanniques, place la construction de leur système politique comme source des libertés qui se seraient ensuite répandues sur le continent. Si les droits de l’homme sont bien l’expression de valeurs politiques 42 Catherine PUZZO, « International Migrants’ Rights in the UK from the 1998 Human Rights Act to the Big Society Concept », Revue LISA, 2014, XII, no 7. 26 et morales et d’aspirations, ils sont aussi garantis par un système qui n’évite pas les conflits. La relation conflictuelle entre le Royaume-Uni et les institutions européennes a pu en effet être source de discorde (Chapitre 2). Les modes de protection des droits de l’homme ont alors forcé à la négociation et aux compromis internationaux, à moins d’accepter la confrontation directe entre le niveau national et le niveau international, ce qui a parfois été la voie empruntée. Le Human Rights Act de 1998 a été présenté comme un moyen de résoudre ce conflit : il s’agissait de rapatrier les droits (Chapitre 3). Ainsi, ce texte devait servir de charnière entre les différents niveaux de la protection des droits de l’homme. Cependant, il y avait également un but politique : les travaillistes voulaient transformer à la fois la constitution et la culture politique en général, afin de laisser une marque forte sur la manière dont le pays était gouverné. Ces objectifs ont été remplis avec plus ou moins de succès, et les faiblesses du HRA ont laissé une place au doute et aux propositions variées de réformes du système juridique de protection des droits de l’homme au Royaume-Uni. Dans une deuxième partie, nous faisons trois études de cas sur trois pôles concernés par la protection des droits de l’homme. Si un des premiers actes des travaillistes a été la mise en place du HRA, leur bilan en matière de droits de l’homme peut apparaître contradictoire. Les gouvernements de Tony Blair et Gordon Brown ont d’abord renforcé la protection du droit à l’égalité, et ce dans un grand nombre de domaines (Chapitre 4). Pour autant, l’égalité a été considérée avant tout comme un enjeu politique, plus que comme un droit fondamental. La définition de l’inégalité, les politiques mises en œuvre pour la combattre ont été fermement placées du côté du débat politique, en faisant une question au sujet de laquelle il était donc tout à fait légitime d’exprimer des désaccords. Face aux progrès indéniables du droit à l’égalité, les travaillistes ont également été accusés d’avoir mis en place une série de mesures excessivement sécuritaires qui causaient alors des dommages aux libertés civiles (Chapitre 5). En effet, la multiplication des mesures sécuritaires a placé la défense des libertés en compétition avec celle de la sécurité des citoyens. Enfin, le Human Rights Act a permis la création d’un nouveau concept en droit anglais, celui de vie privée (Chapitre 6). A travers l’application de l’article 8 de la Convention dans le droit britannique, les cours ont créé un nouveau droit à la vie privée, dont les citoyens ont pu se prévaloir, en particulier face au droit à la liberté d’expression. Pourtant, là encore, les mesures sécuritaires ont limité l’étendue de ce droit, même si des résistances politiques, comme celles qui ont entouré la création de la carte d’identité britannique, ont pu en garantir certains aspects. Si la législation sur les droits de l’homme a ainsi été diversement appliquée, elle a en tout cas forcé à une reconfiguration de la répartition des pouvoirs au Royaume-Uni. Ainsi, la tradition constitutionnelle présentée dans le chapitre 2 a été modifiée : la souveraineté parlementaire a été modifiée, mais pas détruite. Le rééquilibrage des pouvoirs s’est fait à deux échelles. A l’échelle nationale, si les juges ont obtenu une place plus assurée dans l’ordre constitutionnel, c’est surtout le gouvernement qui a bénéficié de l’affaiblissement du pouvoir législatif (Chapitre 7). La pratique de gouvernement de Tony Blair a ainsi placé l’exécutif au centre du système constitutionnel, tout en conservant, au moins nominalement, la souveraineté parlementaire. A l’échelle européenne, les questions de souveraineté se sont mêlées aux questions d’intégration européenne. Les droits de l’homme garantis par le Conseil de l’Europe, et ceux garantis par l’Union européenne étaient ainsi largement confondus, et la politique volontariste de Tony Blair par rapport à l’UE a inclus au départ les droits de l’homme (Chapitre 8). Pourtant, le gouvernement travailliste a très vite pris ses distances avec certains aspects des décisions concernant les droits fondamentaux, montrant une réticence face à l’Europe, surtout visible dans la question du droit de vote des prisonniers. Or, dans cette dernière affaire, aucun parti britannique majeur n’a choisi de soutenir les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme. Les libertés civiles britanniques ont pris alors une valeur identitaire majeure pour tous, menant à une situation de tension entre la Cour et le RoyaumeUni.