Les connaissances dont nous avons souvenir

LA GARANTIE DES ÉVIDENCES PASSÉES

Concernant la garantie, par l’idée que nous avons de Dieu, des évidences passées, Descartes est parfaitement explicite. La Méditation cinquième détaille ce cas de recours à l’idée de Dieu et à la connaissance de sa véracité : […] néanmoins, parce que je suis aussi d’une telle nature, que je ne puis pas avoir l’esprit toujours attaché à une même chose, et que souvent je me ressouviens d’avoir jugé une chose être vraie ; lorsque je cesse de considérer les raisons qui m’ont obligé à la juger telle, il peut arriver pendant ce temps-là que d’autres raisons se présentent à moi, lesquelles me feraient aisément changer d’opinion, si j’ignorais qu’il y eût un Dieu. Et ainsi je n’aurais jamais une vraie et certaine science d’aucune chose que ce soit, mais seulement de vagues et inconstantes opinions.
Comme, par exemple, lorsque je considère la nature du triangle, je connais évidemment, moi qui suis un peu versé dans la géométrie, que ses trois angles sont égaux à deux droits, et il ne m’est pas possible de ne le point croire, pendant que j’applique ma pensée à sa démonstration ; mais aussitôt que je l’en détourne, encore que je me ressouvienne de l’avoir clairement comprise, toutefois il se peut faire aisément que je doute de sa vérité, si j’ignore qu’il y ait un Dieu. Car je puis me persuader d’avoir été fait tel par la nature, que je me puisse aisément tromper, même dans les choses que je crois comprendre avec le plus d’évidence et de certitude ; vu principalement que je me ressouviens d’avoir souvent estimé beaucoup de choses pour vraies et certaines, lesquelles par après d’autres raisons m’ont porté à juger absolument fausses. Mais après que j’ai reconnu qu’il y a un Dieu, parce qu’en même temps j’ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, et qu’il n’est point trompeur, et qu’en suite de cela j’ai jugé que tout ce que je conçois clairement et distinctement ne peut manquer d’être vrai : encore que je ne pense plus aux raisons pour lesquelles j’ai jugé cela être véritable, pourvu que je me ressouvienne de l’avoir clairement et distinctement compris, on ne me peut apporter aucune raison contraire, qui me le fasse jamais révoquer en doute ; et ainsi j’en ai une vraie et certaine science.
L’explication donnée dans la Méditation cinquième sera ensuite reprise, de manière invariante, à plusieurs reprises : dans les Réponses aux secondes objections, dans les Réponses aux quatrièmes objections574 , dans les Réponses aux septièmes objections575 , dans la Lettre à Clerselier sur les Instances de Gassendi576, à l’article 13 des Principes de la philosophie577, à la fin de l’Entretien avec Burman578, dans la lettre à Regius du 24 mai 1640579, dans la lettre à Hyperaspistes d’août 1641580. Il faut partir, pour bien comprendre ce que Descartes expose dans cet ensemble de textes, des limites de notre capacité d’attention qui ne peut porter, à la fois et longtemps, sur beaucoup d’objets. Le regard de l’esprit ne peut, au sens le plus littéral de ce que regarder veutdire, continuer de garder présent à soi une série d’idées claires et distinctes, lorsque de nouvelles idées viennent à se présenter à lui. L’Entretien avec Burman revient sur cette limite de notre attention mais pour la pondérer, lorsqu’est abordée l’objection du fameux cercle cartésien, qui voudrait que nous soyons assurés que les choses qui se conçoivent fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies à cause que Dieu existe, et que nous ne soyons assurés que Dieu existe qu’à cause que nous le concevons fort clairement et fort distinctement. En guise de réponse, Descartes rappelle que les axiomes sur lesquels repose la démonstration de l’existence de Dieu dans la Méditation troisième n’ont besoin d’aucune garantie tout le temps que dure l’attention par laquelle notre esprit demeure fixé sur eux, car nous sommes alors certains de ne pas nous tromper et contraints d’y apporter notre assentiment : Probat, et scit se in iis non falli, quoniam ad ea attendit ; quandiu autem hoc facit, certus est se non falli, et cogitur illis assentiri581 ; [Il [l’auteur des Méditations] prouve cette existence [celle de Dieu], sachant qu’il ne se trompe pas sur eux [les axiomes sur lesquels s’appuie la démonstration de l’existence de Dieu], parce que son attention est fixée sur eux ; et tout le temps que cela dure, il est certain de ne pas se tromper, et il est contraint de donner son assentiment582]
Ce à quoi Descartes ajoute que si nous ne pouvons, certes, pas penser beaucoup de choses en même temps, nous pouvons, toutefois, en concevoir plus d’une à la fois et cela durant un certain temps :
1° Quod mens non possit nisi unam rem simul concipere, verum non est ; non potest quidem simul multa concipere, sed potest tamen plura quam unum : e.g. jam ego concipio et cogito simul me loqui et edere. Tum 2° quod cogitatio etiam fiat in instanti, falsum est, cum omnis actio mea fiat in tempore, et ego possim dici in eadem cogitatione continuare et perseverare per aliquod tempus 583 ; [1° Il n’est pas vrai que notre esprit ne puisse concevoir qu’une seule chose en même temps ; sans doute il ne peut en concevoir beaucoup en même temps, mais peut toutefois en concevoir plus d’une : par exemple maintenant, je conçois et je pense en même temps que je parle et je mange. De plus : 2° Il est faux aussi qu’une pensée se fasse en un instant, puisque toute nos actions se font dans le temps, et on peut dire que je continue et persévère dans la même pensée pendant un certain temps584 .] Le temps durant lequel nous pouvons être attentifs à plusieurs idées est suffisamment long pour avoir présentes à l’esprit les étapes de la démonstration de l’existence de Dieu : ne soit pas une évidence, suffit à m’assurer que je peux consentir à l’évidence dont il est le souvenir. Autrement dit, face à une évidence passée, deux solutions s’offrent à nous : une, longue et laborieuse, l’autre, plus courte et efficace. La première, longue et laborieuse, consiste à réactualiser, à s’astreindre à rendre à nouveau présentes à l’esprit toutes les prémisses dont je l’ai déduite. Ainsi, pour affirmer que la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits, je peux toujours reprendre, une à une, les étapes de la démonstration qui conduit à légitimement le conclure. L’autre solution consiste à me rappeler que Dieu n’a pas pu faire que ce que j’ai pris pour évident ne le fût pas, sans être obligé de m’en assurer à nouveau par la conversion des évidences dont je me souviens en évidences actuelles. Je n’ai donc pas besoin de vérifier si je ne suis pas trompé en raison d’une nature viciée que Dieu, qui m’a créé comme toutes choses, m’aurait conférée. Ce privilège de la garantie de ma raison par la connaissance que je peux avoir de Dieu est ce à quoi un athée n’accède donc jamais, s’il ne commence par sortir de l’ignorance dans laquelle il est du vrai Dieu :
Or, qu’un athée puisse connaître clairement que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, je ne le nie pas ; mais je maintiens seulement qu’il ne le connaît pas par une vraie et certaine science, parce que toute connaissance qui peut être rendue douteuse ne doit pas être appelée science ; et puisqu’on suppose que celui-là est un athée, il ne peut pas être certain de n’être point déçu dans les choses qui lui semblent être très évidentes, comme il a déjà été montré ci-avant [ne serait-ce qu’en raison de l’hypothèse d’un Dieu trompeur] ; et encore que peut-être ce doute ne lui vienne point en la pensée, il lui peut néanmoins venir, s’il examine, ou s’il lui est proposé par un autre ; et jamais il ne sera hors du danger de l’avoir, si premièrement il ne reconnaît pas un Dieu.
Il faut éviter de se méprendre ici sur le sens de « toutes vraies ».
« Toutes vraies », signifie « sans distinction », et « toutes » désigne aussi bien les évidences actuelles que celles dont je me souviens, que les évidences des idées de choses matérielles dont nous allons parler594. Mais cela ne signifie pas que nous soyons toujours assurés de toutes les vérités de la même manière. Nous pouvons, certes, l’être de la même manière en actualisant les évidences dont nous avons le souvenir, mais à défaut de se donner la peine de les rendre actuelles, nous sommes certains des évidences actuelles en vertu de la force de leur seule évidence, et nous sommes certains des évidences dont nous nous souvenons en vertu de leur garantie par Dieu, alors même que celles-ci ne sont pas actuelles. « Toutes vraies » ne signifie pas, comme on le croit souvent, que toutes les choses que nous concevons très clairement et distinctement sont certaines pour la même raison et de la même façon. Une partie (formée des évidences actuelles) se suffit à elle-même, l’autre (formée des évidences passées) requiert, à défaut d’être rendues à nouveau actuelles, la connaissance de la véracité divine. En quoi y a-til garantie divine ? Au seul sens, où la connaissance de Dieu permet de mettre les évidences passées au même niveau de certitude que les évidences actuelles. Mais elle ne fait rien de plus. Cela ne signifie, en effet, en rien, ni n’implique qu’elle garantisse les évidences actuelles et que, par conséquent, tout dans la science dépende de la connaissance de Dieu. La science dans sa totalité, et comme totalité, en dépend, en revanche, entièrement, au sens où elle ne serait pas possible sans intégrer constamment dans l’ordre des raisons des évidences passées qui exigent d’être garanties. Ainsi, si la condition de toute science est de pouvoir joindre des évidences présentes et le souvenir d’évidences passées, et si la validation du souvenir d’évidences passées a pour condition d’être délivré de l’éventualité de tout soupçon sur la nature de notre esprit et sur sa capacité de connaître la vérité, alors la connaissance de Dieu, créateur souverainement bon de notre esprit, est la condition de toute science. Mais il n’est pas la condition de toute vérité. La science produit des chaînes de vérités dont les unes sont encore présentes à notre esprit et d’autres ne le sont plus. Les vérités, quant à elles, ne sont certaines que parce qu’elles font, ou ont fait au présent (devenu passé) l’objet d’une évidence. Ce qui est vrai doit, d’abord, avoir été connu dans l’expérience d’une évidence actuelle, avant de pouvoir s’insérer comme maillon dans la chaîne des sciences, une fois que nous nous en souvenons. Aucune vérité ne doit directement son statut à la connaissance que nous avons de la véracité divine. Seul leur souvenir, dont la science a besoin, requiert la garantie de ce dont on se souvient. Ainsi les contenus des propositions qui composent la science ne nécessitent aucun recours à Dieu, alors que la science, en tant que structure, discours, qui les met en relations, en dépend. C’est d’ailleurs la moindre des choses que la validité de la science dépende de la vérité des propositions qu’elle enchaîne les unes aux autres, mais que ces dernières ne dépendent pas de la science qu’elles composent. Bref, la science dépend de ses vérités et non l’inverse.

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UN SECOND CERCLE LOGIQUE ?

Il reste une objection possible qui pourrait se fonder sur le reproche de l’existence d’un second cercle logique dans la doctrine cartésienne de la connaissance.
Quel peut être l’objet d’une telle objection ? Descartes lève l’objection du cercle selon lequel il recourt à la connaissance Dieu pour fonder l’évidence et à l’évidence pour fonder la connaissance de Dieu, en niant formellement fonder l’évidence sur la connaissance de Dieu, mais seulement les évidences dont nous avons le souvenir. Mais, lorsque nous construisons ces longues chaînes de raisons dont se servent les sciences, laconnaissance de Dieu venant garantir les évidences passées, n’est-elle pas déjà ellemême le souvenir d’une évidence dont je n’ai plus à l’esprit les prémisses ayant permis d’en établir la certitude ? Ne doit-elle pas, par conséquent, être elle-même garantie, alors qu’elle est appelée à servir de garantie ? Autrement dit, si Dieu garantit la vérité des évidences passées n’est-ce pas d’abord parce que j’ai le souvenir que Dieu existe et qu’il est vérace ? Autrement dit encore, si le premier cercle logique portant sur les évidences actuelles est bien brisé par Descartes, lorsqu’il soutient que Dieu ne garantit jamais les évidences présentes, mais seulement les évidences passées, Descartes ne résout-il pas une première difficulté que pour en faire naître une seconde ? Ne tombe-til pas dans un nouveau cercle portant sur les évidences passées ? Monsieur Harry Frankfurt semble évoquer ce risque d’un second cercle logique. Mais, en réalité : i) il le déplace en le faisant porter, non sur la validité des évidences passées dont nous avons le souvenir, mais sur la validité du souvenir que nous avons des évidences passées, au sens où si la connaissance de Dieu garantissait le souvenir de la vérité, il faudrait que le souvenir de notre connaissance de Dieu soit déjà garanti par notre connaissance de Dieu, ce qui est absurde ; ii) conscient que telle n’est pas la question pour Descartes, il ne l’objecte pas à la philosophie cartésienne, mais aux tenants de l’interprétation selon laquelle la connaissance de Dieu garantirait pourDescartes la fiabilité de la mémoire. Le problème qu’il soulève n’est pas exactement le même que celui que nous posons. Il se résume à la question de savoir si nous n’avons pas besoin de la connaissance de Dieu pour garantir notre mémoire et de notre mémoire pour garantir notre connaissance de Dieu. Dès lors, Monsieur Frankfurt a beau jeu, mais assurément raison, de dire que là n’est pas le problème qui préoccupe et que résout Descartes. Est-ce à dire, pour autant, qu’aucun problème ne se pose, chez Descartes, au sujet de l’intervention de la connaissance de Dieu dans la validation des évidences passées ? Certainement pas, à notre sens. Car dire, comme Monsieur Frankfurt, qu’il ne faut pas poser un faux problème ne dispense pas d’en discerner un vrai.

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