Les chronotopes connexes au chronotope de la route
Les grands chronotopes mis au jour par Bakhtine dans son Esthétique et théorie du roman (celui de la rencontre, celui de l’idylle, etc.) seraient, selon l’auteur, susceptibles de comprendre d’autres chronotopes de moindre importance, mais offrant certains traits de parenté avec ceux qui les déterminent : « Nous ne parlons ici que des grands chronotopes fondamentaux, qui englobent tout, écrit-il. Mais chacun d’eux peut inclure une quantité illimitée de chronotopes mineurs270 . » À y regarder de plus près, il semblerait en effet que le chronotope de la route, dont nous venons d’énoncer les propriétés dans le road novel et le road movie, s’accompagne d’un certain nombre de chronotopes connexes qui lui sont entièrement subordonnés, c’est-à-dire dont la présence est conditionnelle de l’existence même de la route, mais qui en retour permettent d’ancrer le récit dans un contexte 270 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 392. Les chronotopes connexes au chronotope de la route 159 particulier. Le premier que nous identifions est celui du véhicule à moteur, dont nous verrons qu’il représente une version contemporaine et transposée du chronotope du salon. A. Le chronotope du véhicule à moteur 1. Importance du véhicule à moteur pour le récit de la route Si les déplacements s’effectuent le plus souvent à cheval dans le western et le roman de chevalerie, ou à pieds dans le roman picaresque, le chemin parcouru par les héros de road novels et de road movies implique généralement le recours à un véhicule à moteur, qu’il s’agisse principalement d’une automobile (Vanishing Point), d’une moto (Easy Rider), d’un autocar (Get on the Bus) ou d’un camion (Im Lauf der Zeit). On repère toutefois, au sein du modèle général, quelques excentricités : c’est en tondeuse à gazon qu’Alvin, le principal protagoniste de The Straight Story de David Lynch, effectue le trajet qui le sépare de son frère mourant, tandis que les personnages d’Aaltra, un road movie belge de Benoît Delépine et Gustave Kervren (2004), traversent l’Europe en fauteuil roulant électrique. Dans Emmenez-moi d’Edmond Bensimon (2005), un admirateur de Charles Aznavour marche jusqu’à Paris pour retrouver son idole. Quant à Schultze, qui donne son nom à un film de Michael Schorr (Schultze gets the blues, 2003), il explore la Louisiane en bateau. Quelle que soit la réalité de ces exceptions, la naissance du récit de la route demeure incontestablement attachée au développement des transports motorisés, et même si les voyages ne sont pas toujours effectués au moyen d’une automobile, ils ont lieu à une époque où l’existence des véhicules à moteur est attestée. Alors qu’il retrace les circonstances de l’émergence du road movie, David Laderman montre à quel point l’histoire du cinéma et celle de l’automobile sont indissociablement liées. Ces deux industries voient en effet le jour quasi simultanément au tournant du 20e siècle (ce qui se traduit notamment par l’apparition sur les écrans des premiers slapsticks, où les poursuites en voiture sont légion), et c’est finalement dans le road movie que se déploie un récit où les véhicules à moteur tiennent le premier rôle : 160 By the late sixties, the cultural phenomenon of driving – inflected by Beat literature, highway tourism, and more broadly a prosperous economy – achieves a certain apex by being represented in what Timothy Corrigan calls the « real road movie » : « movies about cars, trucks, motorcycles », in which « the quest motif becomes increasingly mechanized » 271 . Dans ce type de récit, le véhicule acquiert une importance capitale, au point, pour quelques critiques, de constituer un prolongement du corps des protagonistes272. Bien plus, le véhicule en vient même à constituer un personnage à part entière : on lui choisit un nom (la camionnette de Steinbeck dans Travels with Charley est ainsi baptisée Rossinante, en hommage à la monture de Don Quichotte), et on lui consacre parfois un portrait complet, comme dans Volkswagen Blues, dont voici un extrait : L’homme aimait beaucoup le vieux Volks. Lorsqu’il l’avait acheté, l’année où il avait obtenu un prix littéraire, le Volks était déjà vieux de quatre ans et rongé par la rouille. […] La tôle épaisse et les gros rivets donnaient au minibus une allure de camion blindé. Sous la nouvelle tôle, cependant, la rouille continuait à faire son œuvre et on pouvait le constater lorsque le Volks quittait un espace de stationnement : il laissait sur le sol une fine poussière de métal rouillé. De vieilles factures, que Jack avait trouvées dans le coffre à gants en faisant le ménage, révélaient que le Volks avait été acheté en Allemagne ; il avait parcouru l’Europe et traversé l’Atlantique sur un cargo, ensuite il avait voyagé le long de la côte Est, depuis les Provinces Maritimes jusqu’au sud de la Floride273 . À travers la description menée par le narrateur, on donne l’impression que le minibus Volkswagen (ici familièrement désigné par le diminutif de Volks) connaît une vie autonome et que les routes qu’il a parcourues l’ont été de son propre chef. Le véhicule, ici personnifié, devient ainsi sujet de ses propres aventures.du récit de la route, comme en témoigne ce nouvel extrait de Volkswagen Blues, alors que le moteur du vieux véhicule semble sur le point de rendre l’âme : Il pouvait y avoir une fuite dans le réservoir, mais l’homme ne fit pas allusion à cette possibilité. Il vérifia plutôt l’huile du moteur. Sans dire un mot, il tira la jauge, l’essuya entre le pouce et l’index de sa main gauche comme le faisaient les vieux mécaniciens, puis il la remit en place et la retira une nouvelle fois pour examiner le niveau d’huile274 . De la même manière, les considérations d’ordre mécanique finissent par constituer l’essentiel des dialogues d’un film tel que Two-Lane Blacktop, comme, par exemple, lors de la rencontre entre les deux principaux protagonistes avec GTO. Mechanic s’extasie devant le véhicule de leur adversaire et lui prodigue quelques conseils afin d’améliorer ses performances, dans un jargon peu compréhensible pour le néophyte : Look, what you need is a big Chevy Rat Motor that cranks in the mid 11s. Get yourself a ’68 427 Chevy and stroke it out to 454. Get some L88 heads, a Sig Erson cam, crane roller bearing rocker arms, and Crower lifters. Thompson rods. Put on a three-barrel Holley with a 1050 rating… There’s a lot more. Hell, you could really honk.
Le véhicule comme chronotope
une capsule hors de l’espace et du temps En tant que maison mobile, matrice (voir l’analyse de la séquence d’ouverture d’Im Lauf der Zeit au chapitre suivant) ou tombeau, le véhicule à moteur finit par constituer une sorte de capsule hors de l’espace et du temps, ou plutôt une capsule gouvernant une spatiotemporalité autonome. Ainsi, quoiqu’en déplacement, le véhicule maintient ses passagers dans une forme d’immobilité les uns par rapport aux autres, et c’est l’environnement qui semble paradoxalement affecté de mouvement, dans un renversement de perspective. Le véhicule apparaît alors comme un lieu stable à l’intérieur d’un espace en perpétuelle transformation. Le monde est découvert à travers des vitres, qui jouent le rôle de filtre, empêchant tout contact direct entre les personnages et l’extérieur. Ainsi par exemple, évoquons ce plan d’Alice in den Städten, où les gouttes d’eau balayées par les essuie-glaces sur le pare-brise déforment le paysage et finissent par donner du réel une image altérée275 . Depuis ce lieu clos sur lui-même, l’espace apparaît de plus en plus uniforme, et le voyageur a parfois le sentiment de faire du surplace : c’est du moins ce que ressent le Philip Winter de Lisbon Story, un film de Wenders dont les premières séquences l’apparentent à un road movie. Cet ingénieur du son allemand est appelé à Lisbonne en urgence par un ami réalisateur, qui sollicite son aide pour compléter un film. Winter se met alors en route à bord de son automobile, et traverse l’Europe jusqu’au Portugal. Après une brève introduction, le film embraye sur une succession de travellings avant réalisés à travers le pare-brise d’une voiture (Fig. 3) Nous découvrons ainsi les paysages traversés selon la perspective du personnage, dont nous n’avons pas encore aperçu les traits. Cette uniformité du cadrage contribue à restituer l’uniformité de la route, confirmant ainsi les dires de Winter en voix-over, qui estime qu’à l’exception des programmes de radio, rien ne change d’un pays à l’autre. Et effectivement, il est pratiquement impossible ici de distinguer une autoroute française d’une autoroute espagnole, bâties sur le même modèle en cette ère de mondialisation. L’environnement perd ainsi quelque peu de sa réalité, dans la mesure où les images perçues ne renvoient à rien de reconnaissable ou d’identifiable comme tel. Seul le paysage sonore parvient finalement à créer quelques points de repère pour le personnage, puisque les programmes radiophoniques sont donnés dans la langue locale et se font l’indice du franchissement des frontières276 . Dans Im Lauf der Zeit, en revanche, la présence de musique dans le camion de Bruno peut devenir source de confusion. À maintes reprises, les protagonistes entonnent des succès populaires du répertoire américain, tels que Just Like Eddie ou Kings of the Road, au son d’un électrophone. Pendant un instant, on pourrait se croire aux États-Unis, les paysages entrevus à travers les vitres de la cabine n’étant pas référencés outre mesure – de fait, l’Allemagne semble à bien des égards filmée comme le Nouveau Monde, avec, par exemple, ses plans de stations-service qui renvoient immanquablement à l’œuvre photographique de Walker Evans277. L’ambiance sonore qui emplit le camion semble ainsi transporter les personnages dans un espace autre que celui qui est effectivement traversé. Parce qu’il introduit un espace-temps qui lui est propre au sein même de la spatiotemporalité définie par la route, le véhicule finit par constituer un chronotope à part entière. En tant que « capsule » autonome et séparée, il se fait point de rencontre et de convergence entre différents personnages (autostoppeurs, passagers occasionnels, travailleurs itinérants…) croisés en chemin, et à ce titre, il n’est pas sans évoquer le chronotope du salon évoqué par Bakhtine, dont il constitue en quelque sorte une version altérée.