Les Chinois, maîtres du commerce et de son art

La réalité contre la légalité

Au XVIIème siècle, les mouvements du port et de la ville de Manille tournaient autour de l’entreprise du galion. La ligne transpacifique la plus longue et difficile de son temps essayait de conserver une communication régulière avec Acapulco malgré les problèmes internes ou externes de Manille ou les difficultés de navigation. Au début de la mousson, les grandes jonques chargées de marchandises arrivaient à l’ouvert de Manille. L’île de Mirabeles envoyait un navire léger pour reconnaître le navire, laissant à bord deux ou trois soldats qui surveillaient son entrée jusque dans la baie, de manière à éviter la contrebande et à empêcher toute transaction. On informait ensuite Manille au moyen de signaux de fumée sur la provenance, la catégorie du navire, la quantité d’équipage et le type de marchandises embarquées. Ces embarcations venaient surtout d’Amoy, de Fukien en Chine, mais aussi de Nagasaki au Japon755. Les Portugais transportaient leurs marchandises des Moluques, d’Inde, de Siam, de Macao, de Perse ou de Turquie756 . La ville et le Gouverneur prévenus, le bateau mouillé en baie de Manille, les Officiers Royaux montaient à bord pour en faire la visite officielle. On enregistrait le chargement, on lui donnait un prix et un taux de taxation pour payer l’impôt757. La marchandise était débarquée des jonques par des champanes qui les emportaient aux entrepôts ou dans les maisons du Parián pour leur vente. Le Parián, ou Alcaecería758 , était un quartier parfaitement délimité juste au dehors de la ville, dans l’estuaire autour de l’île de Binondoc, un peu à l’intérieur du rio Pasig. Don Antonio de Morga disait que: …se encontraba a un tiro de ballesta de la muralla de la ciudad. Depuis 1581, le Gouverneur Gonzalo Ronquillo de Peñaloza avait obligé les Chinois à y vivre; ceux qui ne le pouvaient pas habitaient de l’autre côté du fleuve, a la banda de Tondo en dos poblados llamados Baybay y Minondoc759 . Au début du XVIIème siècle, les dominicains qui possédaient deux monastères et un hôpital près de ce quartier pour aider les Chinois, disaient que la population chinoise ne diminuait pas en dessous: de veinte mil en las inmediaciones de Manila760 ; en 1636, Grau y Monfalcón écrivait qu’entre les Chinois et les Japonais, il y avait quelque trente mille âmes, alors que la population espagnole ne dépassait pas les trois mille trois cent quarante. Ce déséquilibre entraîna l’interdiction pour les Chinois de sortir du Parián sans autorisation expresse: se faire prendre à la fermeture des portes de la ville de Manille pouvait leur coûter la vie. En réalité, la relation entre les Chinois et les Espagnols ne fut jamais cordiale ou pacifique; fréquemment, on leur imposait des restrictions et on les expulsait. Les Espagnols d’un côté se méfiaient des Chinois, et d’un autre dépendaient d’eux, parce qu’ils étaient indispensables pour maintenir la vie à Manille. Une fois la peur espagnole passée, les Chinois expulsés revenaient à Manille pour l’intérêt de tous. Perçus comme diestros, ajiles y baratos, leur travail était payé à precios acomodados761 . Les Espagnols leur donnèrent le nom de sangleyes: en dialecte amoy, seng-li veut dire commerce et xan-lay signifie en chinois los venidos a comerciar. Gouverné par un Chinois chrétien, le Parián avait des ministres et des officiers qui rendaient justice, même si les appels étaient reçus par l’alcalde mayor du Parián et si les problèmes relevaient de l’Audiencia. Les Chinois avaient accaparé le commerce des vivres; on trouvait des fruits, des conserves, de l’encre, du papier, des œufs, du pain, du bois, de la viande, du poisson, tout comme les services de médecin, de barbier, de tailleur, de ferronnier, de bijoutier, de sculpteur, de maçon, de peintre, de fabricant de chaussures. Le jésuite Pedro Chirinos notait qu’une …par de zapatos no vale más que dos reales, haciéndose en tanta abundancia que no ha faltado quien a cargado de ellos para la Nueva España762 . Mais au Parián, surtout, on trouvait le marché de la soie763 et des autres marchandises qui se vendaient à la foire d’Acapulco.

Les Chinois, maîtres du commerce et de son art.

Au contraire des Espagnols, même avant Jésus Christ, le commerce était pour le Chinois un art pratiqué avec les pays voisins grâce à la mer méridionale. Au IIème siècle de notre ère, en Europe, via la route de la soie par l’Asie Centrale ou par la voie maritime traversant l’océan Indien, la Chine vendait des articles de soie à Rome764 . Sa porcelaine avait atteint la Perse au VIIIème siècle, et arriva en Europe au plus tard au XVème siècle quand les Portugais, via leur route commerciale maritime autour de l’Afrique, arrivèrent à Goa et y trouvèrent la porcelaine qu’avaient amenée de Chine quelques marchands indiens765 . En matière de porcelaine ou de soie, les marchands et les artisans chinois acquirent au fil des siècles une importante expérience commerciale. Surtout dans le négoce de la soie, no recibían ni oro ni ninguna otra forma de pago766, ils n’acceptaient que l’argent et les reales. Ils avaient appris l’importance de s’adapter aux goûts étrangers, mais aussi la pratique de quelques astuces pour faire monter les prix, ou tromper sur la qualité de la marchandise; les Espagnols appelèrent ces abus les trampas de China. Les Espagnols comme Antonio de Morga, stupéfaits, voyaient les Chinois découper les reales de a ocho. Cet outrage était dû au fait que l’argent était le moyen d’échange de l’économie chinoise: les paiements importants comme les recouvrements d’impôts767 se faisaient en argent non poinçonné qui se coupait, se pesait et se fondait en lingots de la qualité nécessaire, ce type de monnaie se mesurant en taeles768 ou en onces. Au XVIIème siècle, l’usage de l’argent avait été intégré comme un fait de la vie journalière des Chinois si bien que personne n’y pensait, sauf quand il manquait769 . Ils avaient abandonné l’usage du papier monnaie qui avait été employé au niveau national durant la dynastie Yuan770, la circulation des métaux précieux étant interdite. Hongwu771 ,premier empereur de la dynastie Ming772, afin de contrôler l’économie florissante, eut beau essayer, comme les Mongols, d’implanter l’usage du papier monnaie -baochao- et de diminuer l’extraction d’argent des mines afin de retirer l’argent métal de la circulation, les Chinois préféraient l’argent métal pour leurs opérations financières. Quand l’empereur Yongle773 changea la politique sur l’argent, et que les mines furent rouvertes, la Chine continua d’utiliser ce métal pour les transactions de son commerce qui avait atteint un développement considérable. Dans les premières décades du XVIème siècle, même avant l’arrivée des pesos mexicains et péruviens, l’argent japonais vint aussi renforcer l’économie chinoise. On sait des recherches de Timothy Brook que, durant la première moitié du XVIIème siècle, la Chine importa cinq mille tonnes d’argent, la moitié du Japon et le reste des mines novohispanas et péruviennes774. Entre 1597 et 1602, furent embarqués à Acapulco chaque année entre cent cinquante mille et trois cent quarante mille kilos d’argent775, en lingots ou en reales de a ocho. Il est probable que la moitié de ces chiffres correspondait à l’argent officiel et l’autre à celui de la contrebande776. Cet argent fut converti en quatre à neuf millions de taeles, dont la plus grande partie passa à Fukien et disparut en Chine777 . Vers 1620, selon le même Brook, l’importation depuis Acapulco était de vingt tonnes d’argent, se stabilisant plus tard à neuf ou dix tonnes par an778 . Les chiffres fournis par Timothy Brook donnent une idée du chargement et de la valeur des marchandises que le galion de Manille traitait, de l’importance de la foire d’Acapulco, ce qui explique les tentatives des pirates hollandais pour attaquer directement le port. En outre, il montre aussi la signification et l’essor de ce marché à la Nouvelle Espagne et dans l’Amérique espagnole, parce que malgré les interdictions los Peruleros continuèrent de venir à Acapulco. Mais on comprend aussi l’expérience et la pratique des Chinois dans le commerce, et on confirme ce que dit Charles Boxer: China durante mucho tiempo fue la bomba aspirante que absorbió la plata de todo el mundo. On explique enfin les raisons qui menèrent la Couronne à mettre ces lois en place, comme les tactiques d’achat des marchandises chinoises au Parián de Manille. 

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 La théorie

Dans le Parián, se passaient les accords marchands entre Chinois et Espagnols, soi-disant en toute liberté, sin violencia ni fuerza779. Mais l’usure et la spéculation des vendeurs obligèrent la Couronne à instaurer un mécanisme appelé pancada780 pour lequel le Gouverneur et l’Ayuntamiento de Manille nommaient chacun tous les ans deux ou trois personnes d’expérience qui réglaient les prix, le volume des marchandises, et les achats en gros. Par ailleurs cette tactique évitait l’évasion de l’impôt et contrôlait le mouvement des pesos d’argent mexicains781 . Pour connaître l’espace disponible pour le chargement du galion, on mesurait la cale du galion qui devait partir, on évaluait le chargement qu’il pouvait emporter, et par déduction on arrivait à connaître la quantité de marchandises que l’on pouvait acheter afin de remplir la soute du bateau au coût le plus bas. La quotepart de la cale dont on pouvait disposer était divisée en parties égales entre les vecinos, en y incluant les veuves des Espagnols, les soldats pauvres, les religieux, les bonne soeurs, et théoriquement les locaux des Îles, de telle façon que tous participent à ce commerce comme l’ordonnait la permission 782 . Mais cette autorisation était refusée aux fonctionnaires royaux, aux militaires et aux officiers du galion. La répartition du volume se faisait en prenant comme unité le fardo qui avait une mesure invariante783, une valeur estimée invariable: chaque fardo payait un impôt fixe selon un pourcentage. Une Junta de Repartimiento784, composée du Gouverneur, du Fiscal de l’Audiencia et de l’archevêque de Manille, distribuait les pièces entre les bénéficiaires, et s’assurait en même temps qu’il n’y ait pas de fraudes ou de tromperies. La Junta prenait en compte l’ancienneté, la condition et le niveau de richesse des vecinos, bien qu’en général le groupe le plus favorisé ait été la population espagnole de Manille et de Cavite. Pour chaque pièce, on remettait une boleta, qui était une espèce de certificat de propriété, que l’on ne pouvait ni céder ni vendre; ceux qui ne pouvaient pas envoyer de marchandises, à l’exception des veuves et des commerçants, devaient le rendre à la Junta de Repartimiento qui les distribuait à qui en avait besoin en en payant le prix au propriétaire initial. Les boletas en main, les vecinos recourraient généralement aux Chinois pour qu’ils emballent leurs marchandises. L’expérience, née de la pratique du commerce, leur avait donné une grande adresse, surtout pour empaqueter les soies. En raison de la longueur du voyage, on devait prendre beaucoup de précautions pour qu’elles n’arrivent pas pourries: l’humidité qui régnait dans les soutes imprégnait l’intérieur des fardos, tachant les soies et leur faisant perdre de leur valeur. On mettait dans chaque fardo une pièce de coton en dessous, les soies au milieu, puis une autre protection de coton, pour ensuite le protéger avec des arpilleras dobles787 , c’est à dire de toiles de fibres du chanvre d’abaca. On les recouvrait à nouveau de doubles toiles cirées, et, les comprimant au maximum, on les attachait avec des lianes. Parfois des peaux leur donnaient une meilleure protection788. D’un côté, on profitait du volume autorisé, mais de l’autre le poids du fardo était plus élevé que celui autorisé. Avec leurs boletas et leurs marchandises empaquetées, les commerçants se présentaient à la Junta de Avalúos789 munis d’une ou plusieurs listes détaillées de leur envoi. Ils en déclaraient les caractéristiques, la qualité, la quantité, le poids et la valeur. Sous serment ils assuraient être l’unique consignataire et que leurs manifestes de chargement étaient véridiques. On vérifiait ensuite que les boletas correspondaient à la quantité et au coût des marchandises, estimation qui était nécessaire pour le paiement de la Douane et des frais d’affrètement. Les tarifs officiels des marchandises importées étaient revus tous les cinq ans, et tous les dix ans pour les articles des Philippines. On ne prenait pas en compte la variation annuelle du coût des produits: la diminution annuelle du prix unitaire permettait l’embarquement d’un plus grand chargement pour le même prix officiel évalué à Manille, mais la valeur augmentait à Acapulco et dépassait l’autorisation légale parce qu’à l’arrivée on utilisait le prix théorique..

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