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De la pragmatique des actes de langage aux milieux en interaction
Ce travail de recherche a amené la nécessité de s’interroger sur la notion de référence débattue en philosophie du langage puisque il s’agirait de faits non questionnables parce que produits par la Science, et que ce sont précisément à ces faits-là que tout collapsonaute se réfère. À quoi se réfère-t-on lorsque l’on parle du réchauffement climatique, si, par delà le discours, cela désigne bel et bien quelque chose avec une réalité ontologique ? Autrement dit, dans le contexte d’énonciation actuel, par quels moyens arrive-t-on à se reconnecter à quelque chose qui ne serait pas – du moins pas uniquement – construit par des échanges sociaux ? C’est de cette question qu’à défaut de mieux je qualifierais d’épistémologique que je vais essayer d’apporter une clarification pour la suite de ce mémoire.
La polysémie du terme référence est heuristique : il caractérise à la fois un problème philosophique et pragmatique avec la notion de déictiques, mais désigne également la référence à une ressource bibliographique, par exemple dans la littérature en sciences sociales. Je vais d’abord faire un détour pour essayer de comprendre en quoi la pertinence d’une référence est à resituer dans le contexte d’énonciation. Dans la théorie qualifiée de cognitiviste de Sperber et Wilson, la pertinence est rapportée contextuellement à la situation d’énonciation : plus un message est contextuellement signifiant et plus il est pertinent pour le destinataire du message. Dans cette théorie, « tout acte de communication ostensive communique la présomption de sa propre pertinence optimale »74. Cela présuppose que communiquer, par exemple un énoncé, véhicule une garantie de pertinence car l’interprétation cognitive n’est pas gratuite. Rapportée au contexte, cela signifie que : « toutes choses étant égales, plus une information a d’effets contextuels dans un contexte, plus elle est pertinente dans ce contexte; et toutes choses étant égales, plus l’effort requis pour traiter l’information est grand, moins elle est pertinente dans ce contexte. »75
Si on essaie de comprendre les actes de communication réalisés par les collapsonautes, la théorie de la pertinence nous informe que dans un contexte donné, la communication véhicule une prétention à la pertinence et que par conséquent, dans le contexte donné de l’énonciation, il y a une recherche à communiquer des choses avec une pertinence optimale. C’est pourquoi, me semble-t-il, que la notion de scientificité apportée par la collapsologie est intéressante puisqu’elle permettrait, dans une application librement interprétée de la théorie de la pertinence, à prétendre à une pertinence communicationnelle forte. Cela nourrit donc les théories des effondrements d’une force communicationnelle pour quiconque accorderait de l’importance au discours scientifique. Cette théorie pragmatique cognitiviste permet également de comprendre l’importance du contexte dans la valeur accordée aux théories des effondrements par les collapsonautes : par exemple, dans un moment de sidération comme on a connu lors du premier confinement en mars 2020 avec des images de rayons des supermarchés vides, la pertinence semble contextuellement plus forte puisque sous nos yeux défilent des images, certes isolés, de situations d’effondrements imaginées par les fictions.
La théorie de la pertinence continue le travail de la linguistique pragmatique entamée notamment autour des actes de langage. Pour John Searle, « une théorie du langage fait partie d’une théorie de l’action tout simplement parce que parler est une forme de comportement régi par des règles »76. Il se situe dans la continuité des actes de langages de Austin77 qui a introduit les actes de langages locutoires, illocutoires et perlocutoires. Searle reprend cette typologie et à partir de l’exemple de quatre phrases, montre que dans chacune d’entre elles il y a : un acte d’énonciation de mots qui est l’acte locutionnaire : dire quelque chose. Il y a également l’acte illocutoire78 : tout énoncé est donc doté d’une force illocutoire, y compris dans le cas d’un énoncé constatif. Et enfin, il y a ce qui est l’objet ici, l’acte de référence qui est un acte propositionnel de désignation de quelque chose. Searle, avec la question de la référence comme acte de langage, fait appel à la notion de déictiques comme ceci, cela. Mais la multimédialité des discours numériques permet de faire un acte de référence, non pas en désignant un objet en face de lui comme dans le cadre d’une conversation, mais en désignant par exemple une photographie ou un article, qui eux-mêmes, dans la situation d’énonciation, représentent quelque chose d’autre. L’internaute, par sa référence, ne désigne pas ce qu’il y a en-dessous de son message écrit qui sémiotiquement se matérialise côte-à-côte, mais il désigne ce que ce document partagé contient. Dans le cas d’un partage d’un article, l’objet auquel il se réfère n’est pas le lien en tant que tel, matérialisé par exemple par le dispositif par une image cliquable, mais bien le contenu de l’article et ce que celui-ci dit. Cela est important, parce qu’avec cette double référence, on peut se détacher du seul langage qui serait un système clos : ce qui est référé, cette fois-ci dans l’article, est peut-être un objet dans la réalité, par exemple le réchauffement climatique, soit une idée qui implique une action, par exemple réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Il y a de nombreux débats sur la notion de référence dans lesquels la question pragmatique de l’objet auquel on se réfère pose question : quel est le rapport entre « le langage et la réalité » ou entre « la relation mots-monde »79 ? Au premier abord il semblerait que ces domaines sont éloignés du sujet de ce mémoire, mais pourtant, la collapsologie puisqu’elle effectue surtout la description de la situation actuelle en se reposant sur des énoncés issus de publications scientifiques, est très liée : en quoi est-ce que la référence à un fait relevé par des scientifiques comme : « depuis 1990, le nombre d’insectes volants a chuté de 80 % en Allemagne »80 ou « des températures moyennes sont en augmentation de 0,2 °C par décennie au cours des 30 dernières années » 81 est une problématique pragmatique ? Quelle est la réalité à laquelle renvoient ces énoncés ? On peut dire que ce sont des énoncés qui contextuellement ont une importance très forte parce qu’énoncés à un moment de l’Histoire où cette réalité se trouve tout proche d’un moment éventuel de bascule, proche de l’irréversibilité. De tels énoncés sont multiples et font appel à de nombreux secteurs : la santé par les pesticides et les perturbateurs endocriniens, la fin des ressources fossiles aisément accessibles, le réchauffement climatique, l’extinction de la biodiversité, le risque de pandémies… Mais pour en revenir avec les effondristes, lorsqu’ils évoquent les théories de l’effondrement, ils se réfèrent à du texte qui lui-même a déjà mis en système les différents énoncés scientifiques. La question de la référence change donc de nature : les collapsonautes font référence à du texte déjà écrit sur la base d’un autre texte. On pourrait donc dire de manière schématique qu’il y a plusieurs processus de médiation qui se superposent :
– le premier processus de médiation, celui d’avec la Nature ou la Terre, réalisé par les scientifiques sur le terrain ou depuis un laboratoire et qui à travers des objets de mesure, transcrivent en signes compréhensibles des phénomènes ‘naturels’.
– le deuxième processus de médiation, celui effectué par les collapsologues à partir de ces résultats scientifiques qu’ils englobent dans une théorie des systèmes et prédisent des effondrements à venir.
– le troisième processus de médiation, celui qui au travers des publications des collapsonautes à leur abonnés ou à leur lecteur, participent à la diffusion des données de l’Anthropocène.
Ainsi, mon travail devient plus clair : la réalité est liée aux discours observés par un double travail de médiation : le travail scientifique d’abord et puis le résumé et la synthétisation de ces travaux par les collapsologues. Cela permet d’écarter la question de la scientificité, du moins pour l’instant, des théories de l’effondrement puisque je me situe au troisième niveau : la mé-diation par les collapsonautes. Autrement dit, la création de texte qui fait référence à un texte, lui étant lié à la réalité par le double travail de médiation situé en amont. Ces médiations sont en fait autant de processus de traduction et de réseaux reliés les uns aux autres82, ce qui me permet d’une part de rester relié à la réalité ‘naturelle’ par cette mise en réseau, et d’autre part d’étudier du texte sur du texte, et de garder une approche centrée sur les processus communi-cationnels. Si je reprends un schéma de Bruno Latour de Nous n’avons jamais été modernes83, le terrain d’analyse se situe au bord des processus de médiation et du social, et se retrouve lié au naturel à la fois par le global des énoncés scientifiques, le local du champ de l’expérience et par les réseaux au travers des processus de médiation. Par l’imbrication des actes de référence, on se connecte à la nature comme à la culture. Le discours n’est plus autonome mais est mis en connexion avec différents acteurs qui nous conduisent à la réalité naturelle au travers de la médiation des scientifiques, qui en dernière instance, sont pour certains en contact direct avec le pôle naturel.
Ainsi, ce sont en fait autant de processus de médiation qui sont au cœur de l’analyse de ce mémoire et qui prend pour sienne la citation suivante : « les faits scientifiques sont construits, mais ne peuvent se réduire au social parce que celui-ci se peuple d’objets mobilisés pour le construire »84 où le terme objet peut être aussi vaste que le trou de la couche d’ozone qui « est trop social et trop narré pour être vraiment naturel »85. En ce sens, les questions apportées par l’Anthropocène sont hybrides, et pour les comprendre le seul versant des causalités naturelles ne suffisent pas plus, il faut aussi comprendre comment, et par quels processus sociaux nous en sommes arrivés à ce point. Cela n’est pas seulement important pour la compréhension, par exemple, du réchauffement climatique, mais aussi déterminant pour lutter contre : la dimension écologique n’est jamais dissocié de son versant social. C’est dans cette dynamique que, dans l’article publié dans Science Nature et Société par Chateauraynaud, la climatologie contempo-raine est comparée à une science sociale « comme les autres »86 par le cadrage qu’elle effectue pour analyser les effets et les possibles transformations liés au changement climatique. Ils posent l’affirmation que « la question climatique est donc d’emblée à la fois physique et poli-tique »87 et les amorces faites par des organismes autour de la question de la réduction des gaz à effet de serres mêlent désormais Sciences Sociales et Sciences de la Nature. Cela permet d’aborder « la prise en compte d’interactions complexes entre différentes échelles de représen-tation et d’action »88.
Positionnement d’une recherche pragmatiste
Le positionnement pragmatiste, qualifié de constructivisme réflexif89 par Lemieux, qui prend en compte les principes de résistance « que la matérialité du monde oppose à l’action et aux discours humains » 90 , et le potentiel subversif qui « git de manière permanente dans la matérialité de l’existence humaine »91 peut alors prendre le relai. La sociologie pragmatique analysant les situation au niveau micro non pas en opposition avec le macro, mais considérant celui-ci comme étant, « de situation en situation, […] accompli, réalisé et objectivé à travers des pratiques, des dispositifs et des institutions, sans lesquels il pourrait certes être réputé exister mais ne serait plus en mesure, cependant, d’être rendu visible et descriptible »92, peut permettre une intégration des processus proches de l’irréversibilité dans un cadre pluraliste de l’action marquée par ces mêmes processus. C’est tout le travail de Chateauraynaud et Debaz qui esquissent avec la pragmatique des transformations une approche pluraliste pour penser « l’incommensurabilité des positions et l’irréductibilité des milieux »93. En effet, puisque des grands modèles de récits s’esquissent et se confrontent, le regard est à porter sur les milieux en interactions où se jouent parfois une réversibilité des formes de pouvoir sur les formes d’emprise que peuvent avoir certains auteurs sur la fabrication des futurs. Dans leur matrice qui résume les régimes d’énonciation du futur, les auteurs prophétiques, ou du moins visionnaires, sont positionnés dans la position forte de l’asymétrie qu’ils entretiennent avec leur public, entre autres exemples de logique d’action. Il s’agit donc pour la pragmatique des transformations de voir en quoi des actions situées peuvent produire des processus réversibles d’emprise, que ce soit avec les puissances dominantes et les élites économiques et leur prophétie de bonheur créée par la technologie, ou les positions du catastrophisme dans leurs différentes variations. Ces processus de réversibilité qu’ils appellent des contre-anthropocènes 94 sont autant d’anticipations par l’action à différentes échelles. Dans la matrice issue du livre Aux bords de l’irréversible, les régimes d’énonciation et leur logique d’action intègrent par exemple la prospective qui s’ouvre à l’action par une « scénarisation des possibles [et] une variation des degrés d’incertitudes »95 et le régime de la science-fiction est posé en tant que potentiel créateur des possibles. Ces différentes appréhensions du futur sont réinsérées par ces mêmes auteurs à l’intérieur de trois régimes d’énonciation plus globaux pour la revue Multitude. Le premier est la confiance dans la capacité de l’innovation et de la technologie à venir résoudre les problèmes qui apparaissent, celui que l’on peut qualifier de technophile et dominant des les discours économiques. Il y a ensuite l’affirmation de la nécessité de l’alerte et de la prévision dans le but d’adapter et de réguler nos comportements actuels et enfin la croyance en l’effondrement proche et inévitable qui apparaîtrait sous la forme d’une prophétie et de scénarios de science-fiction, dans lesquels entrent les prédictions d’un effondrement à « court ou moyen terme »96 . En opposition mais aussi en complément de ces fabrications du futur (puisque les régimes d’énonciation se complètent par contraste ou degré de catastrophe) il y a leur proposition de contre-anthropocènes qui par la pragmatique des transformations, s’ouvrent à une myriade de micro-mondes et alternatives concrètes où l’anticipation se concrétise par un engagement dans l’action avec l’exemple pris par le mouvement des villes en transition initié par Rob Hopkins ou des initiatives locales comme les jardins partagés, ou encore les ZAD…97
Se plonger dans les milieux sensibles de création de contre-anthropocènes
Si la véracité de l’axiomatique qui aboutit à la fabrique du système-Terre n’est donc nullement débattue mais mise de côté, et que l’on est connecté à la matérialité de l’existence qui est mise en cause par l’Anthropocène par les réseaux qui nous relient, c’est donc pour s’intéresser aux marges, aux interstices, dans lesquelles d’ailleurs, selon la thèse de David Graeber, a été inventée la base du fonctionnement démocratique98 . Mais il faut à ce sujet préciser que la construction de l’Anthropocène qui conduit à l’unification d’une espèce humaine sans prendre en compte la diversité des responsabilités– comme le fait la redéfinition en Capitalocène – est à constamment réinterroger pour ne pas être aveugle à l’asymétrie des relations sociales ou entre pays. Cette vertu critique qui est d’ailleurs très présente en introduction de ce mémoire, n’est pas incompatible avec la pragmatisme des transformations : il s’agit seulement de prendre au sérieux les engagements situés de ceux qui déploient une logique d’action concrète de changement d’habitat et de recontextualiser le contexte global par l’historicisation de l’Anthropocène esquissé en introduction. Par exemple, toujours dans Aux bords de l’irréversible, il y a un éloge de l’hypersensibilité « comme forme de présence au monde » 99 vigilante qui met l’accent sur le sensible et l’irréductibilité des manières d’être-au-monde dans un milieu où « s’exprime une sorte d’immanence de l’inépuisable »100. Il y a par cette logique d’enquête qui s’intéresse aux marges, aux interstices, où l’irréductibilité des pratiques ne peut faire l’objet d’un calcul computationnel par des technosciences définies comme un moyen de pouvoir faire entrer de multiples processus calibrés dans un même cadre, l’idée de l’indétermination du futur par un regard porté sur les lieux où ce même futur se construit et où il s’invente. Selon le compte-rendu de lecture pour la Revue d’anthropologie des connaissances, ils chercheraient avec leur pragmatisme à « replacer le registre catastrophiste dans une pluralité de possibles et de reconnaître les engagements d’acteurs plus discrets (qu’ils soient militants, habitants ou scientifiques) »101. En quelque sorte, il s’agit d’enquêter sur l’agir avant, pendant, et après effondrements.
C’est donc en suivant cette méthode de quitter la sphère publique des controverses pour plonger des les milieux sensibles et irréductibles que le travail de recherche s’est orienté. La question de la véracité des prédicateurs des effondrements peut être écartée pour plonger dans les milieux de fabrique des contre-anthropocène auxquels les collapsonautes, par les logiques d’action qui les meuvent, font partie. Ainsi, la position de cette recherche à propos des prévisions de la collapsologie sera celle consistant à préférer « l’hypothèse d’une indétermination du futur »102 par le fait même que de multiples contre-anthropocènes naissent dans les expériences sensibles d’habitat et qu’ils peuvent contribuer à « rompre la chaîne des catastrophes »103 . Mais le positionnement de recherche n’est pas d’attaquer ou de mettre en doute les perspectives d’effondrements ni d’ailleurs les prédications de l’Anthropocène, mais de regarder au-delà des discours publics dans les formes d’engagement en prise directe avec les mutations sociétales et environnementales. C’est une manière de voir comment les discours de la collapsologie prennent vie dans des actions situées de la part d’acteurs plus ou moins isolés et comment ils sont mobilisés pour justifier une action.
Table des matières
Introduction
1) Brève genèse de la situation environnementale actuelle
2) Naissance de la « collapsologie »
3) La publicisation des théories des effondrements dans l’espace public français
4) Le terrain de recherche et annonce de la problématique
Partie 1 : Se plonger dans le milieu effondriste
1) De la pragmatique des actes de langage aux milieux en interaction
2) Suivre les trajectoires sur le temps long
Partie 2 : Qualifier les pratiques discursives
1) Qualification contextuelle et temporelle du corpus de tweets
2) Faire émerger des questions depuis le corpus de tweets
3) La forme, la valeur et le statut de la référence
Partie 3 : Les chercheurs ordinaires et engagés de la collapsologie
1) Les pratiques d’écriture comme révélateur de « chercheurs ordinaires »
2) Les valeurs partagées des effondristes
3) Conserver la valeur du Mythe comme récit Apocalyptique
Conclusion : Vers un habitat terrestre
Bibliographie
Annexes