L’entente nationale ?
« Dix ans avant le début de la guerre en 1975, Malcolm Kerr constatait que les gouvernements au Liban n’étaient pas « faits pour créer une politique publique […] mais plutôt pour refléter fidèlement les intérêts contradictoires des divers groupes et les ajuster ».
Et d’ajouter judicieusement que « la politique libanaise existe uniquement dans le cadre de la définition limitative de Lasswell de « qui obtient quoi, quand et comment », comme une compétition pour les honneurs et les dépouilles du pouvoir. » « Toute nation a le gouvernement qu’elle mérite » – Joseph de Maistre
Chaque Etat démocratique, selon son système politique, est dirigé par un gouvernement.
Le gouvernement et le chef de l’Etat peuvent être confondus comme aux Etats-Unis, le président peut avoir de larges prérogatives mais parfois devoir cohabiter comme en France sous Mitterrand et Chirac, ou le chef de l’Etat peut n’avoir qu’un rôle symbolique laissant au gouvernement la totalité du pouvoir exécutif. Dans ces régimes parlementaires, ce sont les élections législatives qui permettent de dessiner les contours du collège ministériel qui va diriger le pays. Selon les différents modes de scrutin, selon la culture politique de chaque pays et selon l’âge de la démocratie du pays, les assemblées nationales peuvent être bicolores ou multicolores, compliquant de fait la formation de l’Exécutif car un vote de confiance par la majorité est nécessaire.
Tout d’abord, quand une majorité des députés forment un seul bloc parlementaire, le gouvernement est logiquement issu de ce bloc. Ce cas de figures est surtout présent dans les régimes présidentiels qui se basent sur un scrutin majoritaire qui permet d’avoir à la fermeture des bureaux de votes un hémicycle clairement divisé. Dans le cas des régimes parlementaires, qui peuvent être monarchique ou républicain, ils sont souvent basés sur un scrutin proportionnel ce qui permet, selon le seuil électoral choisi, l’entrée de petits partis à l’Assemblée. Par conséquence, avec une multitude d’entités aux programmes et intérêts différents, la formation d’un gouvernement peut poser problème et oblige la constitution de coalition pour pouvoir gouverner. Plusieurs cas de figures peuvent se présenter :
– Coalition sans divergences fondamentales : Le gouvernement est constitué de partis qui, soit se différenciaient par des questions qui ne valent plus la peine aujourd’hui, soit par leurs origine et implantation régionale. Pour exemple, le CDU et le CSU en Allemagne existent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, se coalisent toujours pour présenter un seul chancelier, mais reste deux partis distincts dans le paysage politique allemand.
– Coalition au poids électoral différent : Le gouvernement est constitué principalement de ministres issus d’un grand parti qui doit se coaliser avec d’autres numériquement plus faibles. C’est le cas de « Majorité plurielle » en France entre 1997 et 2002.
– Coalition « volontaire » : Dans certains cas rares, l’exécutif rassemble les grandes forces du pays à parts égales car aucune de ces dernières n’a pu constituer de majorité et qu’aucune d’entre elles ne veut se placer dans l’opposition. C’est le cas d’Israël après les élections législatives de 1984 où Shimon Peres et Yitzhak Shamir ont cohabité durant 4 ans, s’échangeant leur position de Premier ministre et Premier ministre par intérim au bout de deux ans158. On peut aussi dire que la première cohabitation française entre Mitterrand et Chirac en chef du gouvernement entre dans cette catégorie puisque les deux camps (PS et RPR) ont partagé le pouvoir volontairement sans qu’aucun ne se place délibérément dans l’opposition. Dans le cas israélien, c’est une « cohabitation horizontale » tandis que le cas français est une« cohabitation verticale »
Accepter Taëf : pragmatisme contre radicalisme ?
« Nous remercions Dieu de l’accord qui est intervenu et qui, de toute manière, est une revendication essentielle dans les circonstances actuelles. […] Les députés ont adopté la position que leur a dictée leur conscience nationale. […] Le compromis de Taëf ne donne pas satisfaction à tout le monde, c’est clair, mais il est apparu qu’on ne pouvait aller au-delà, […]. Dans l’absolu, ceux qui refusent l’accord sur la souveraineté ont raison, mais dans la pratique, ceux qui ont signé l’accord ont aussi raison ».
Quand accepter et refuser un accord donnent dans les deux cas raison, on est évidemment dans une impasse, et on pouvait s’y attendre le jour de la signature du Document par les députés. Alors que les négociations se déroulent à Taëf, les critiques vis-à-vis du texte fusent déjà, notamment de Paris : Raymond Éddé, ayant refusé l’invitation en tant que député, critique cet accord et refuse tout changement au Liban avant la sortie de toutes les troupes étrangères du pays. Le secrétaire général du Bloc National, Jean Hawat , donnait déjà le ton depuis le perron du Patriarcat avant même que les invitations ne soient envoyées aux députés.
On retrouve là aussi le discours du Général durant sa guerre de Libération ; un discours qu’il reprend le 12 octobre, mettant un terme à ses atermoiements sur sa position concernant le Document d’entente167. Il est suivi par le PNL de Dany Chamoun qui a, durant une courte période, accepté le texte avant de faire volte-face. Selon Ghassan Moghabghab, membre du Conseil supérieur du PNL, Chamoun en était convaincu mais, après débat en réunion, les différents responsables s’accordèrent sur le refus de la partie « externe » du document, soit les clauses relatives à la souveraineté du pays.
D’autre part, les députés chrétiens qui étaient en Arabie Saoudite et qui ont signé l’accord en étaient logiquement les premiers défenseurs. C’est le cas par exemple de René Moawad ,Elias Hraoui,Boutros Harb, mais surtout Georges Saadé. Ce dernier, ayant joué un grand rôle lors des finitions de l’accord, est soutenu par la majorité de son parti, notamment les hommes de Geagea et ses hommes à lui. Il est considéré comme l’un des pères de l’Accord, àl’instar de Hussein el Husseini. Pour la première fois, il est en première ligne de la confrontation, même si elle n’est que politique, et les gains, même si minimes qu’il a pu amasser, le renforcent. Entre temps, un silence total fait du bruit du côté de la Quarantaine et de Ghodress tandis qu’Amine Gemayel, dans sa première déclaration depuis la fin de son mandat présidentiel, prend une position modérée comme le Patriarche.
Comment expliquer ces positions d’un point de vue realpolitik ?Tout d’abord, concernant les opposants à Taëf, trois grands pôles émergent : Éddé, Aoun et Chamoun. Concernant Éddé, ses positions n’ont toujours pas bougé depuis son exil volontaire à Paris : la liberté des Libanais avant toute modification. Chamoun et Aoun ont une position plus ambigüe : Chamoun était en contact avec les députés à Taëf durant les trois semaines, notamment avec Georges Saadé, et était, et avec lui Aoun, au courant de tout ce qui se passait au sein des réunions. Deux députés du PNL, Michel Sassine et Pierre Daccache ontmême signé l’Accord sans réserve à la demande de leur chef169. Sauf que Aoun savait qu’une fois l’accord passé, son rôle politique prendrait fin puisqu’il retournerait diriger l’armée ou prendrait sa retraite. A mon avis, deux explications sont plausibles. Soit Aoun s’était déjà préparé à refuser l’accord, en sachant que son contenu ne bougerait pas sur les points importants, et que le fait d’avoir permis aux députés chrétiens de voyager n’était qu’un moyen de les affaiblir politiquement pour éliminer toute concurrence dans la région sous son contrôle. Soit, Aoun a laissé une chance aux députés pour lui trouver une sortie honorable, ou une place dans la nouvelle République, ce qui, vu la version finale du Document, était impossible pour lui. Aoun s’est donc retrouvé contre Taëf pour pouvoir survivre politiquement. Concernant Chamoun, on sait qu’il ne s’entendait pas avec Geagea sur le rôle des FL qui devait être, selon lui, uniquement militaire170, sans oublier que Chamoun s’est presque fait éliminer par ces dernières en 1980. Il ne pouvait donc se permettre de laisser son allié Aoun disparaitre de la scène politique après plusieurs mois de bombardements des forces syriennes qui entreraient victorieuses si l’Accord est accepté. Il savait aussi qu’accepter Taëf le rejetait au second plan et amoindrissait ses chances d’accéder à la magistrature suprême, souhait connu du grand public.
Ensuite, Samir Geagea, depuis l’affaire de Monteverde172 en 1986, savait que Aoun voulait se débarrasser de sa milice et de toutes les autres. C’est pour cela qu’il a soutenu le processus de Taëf comme un moyen, avec un aval international, de mettre fin à Aoun et de s’ériger comme le leader chrétien incontesté et incontestable, même si le contenu de l’Accord n’allait pas dans le sens de ses idées fédéralistes173. Quant à Amine Gemayel, en attendant une opportunité de revenir au Liban reprendre sa place héritée, il ne pouvait appuyer complètement Taëf, ni le refuser, ni se taire car personne ne pouvait anticiper le cours des événements. Sa « neutralité » l’effaça du paysage politique.
C’est ainsi qu’à partir de novembre 1989, le bras de fer s’installe entre Aoun, accompagné de Chamoun d’une part et les partisans de Taëf d’autre part, sous le regard de Geagea qui attend patiemment pour se positionner publiquement174. Enthousiasmé par un soutien populaire, Aoun parie sur un radicalisme nationaliste pour sauver sa place : par exemple, le 3 novembre, des charges explosives détruisent les domiciles et bureaux de trois députés de l’Est175. Il dissout ensuite le Parlement par le décret 420 à quelques heures de la réunion qui entérine le Document et qui élit René Moawad à la tête du pays, tandis que le soir même, des manifestants attaquent le siège patriarcal en scandant des slogans aounistes.
Le 24 novembre, Elias Hraoui est élu président de la République. Contrairement à la quinzaine de jours durant laquelle son prédécesseur a gouverné avant son assassinat176, Hraoui fut plus virulent et menace, dès la formation de son gouvernement Hoss, de recourir à la force pour déloger le Général177 et le démet de ses fonctions de Commandant en chef de l’armée.
Contrairement au but recherché, Hraoui n’arrive pas à attirer l’Est vers la nouvelle Légalité qu’il incarne. Par ces propos, Aoun s’attire encore plus de soutien, même de Geagea qui prévient que « les FL sont mis à disposition pour protéger la région chrétienne ». Cette première semaine du mandat de Hraoui marque publiquement la fragilité du nouveau régime taëfien, surtout après la mort de Moawad qui était moins manipulable que son successeur. C’est à ce moment également que les divergences au sein des phalangistes apparaissent au grand jour. Georges Saadé est « interdit de séjour » et certains membres du bureau politique ne veulent pas de Taëf181 : une délégation conduite par Fouad Abou Nader , membre du bureau politique, « proclame son appui à Aoun » de Baabda182. Cette fragilité fait même fléchir les FL qui tergiversent entre des attaques contre Aoun dans leurs médias183, et des déclarations de soutien à l’unité du rang chrétien184. Geagea va même jusqu’à proposer la tenue d’assises chrétiennes pour décider d’une position commune à l’Est185, et qui lui permettrait de se dessiner une place politique plus légitime que la place milicienne qu’il détient. De son côté, Hraoui continue son offensive en coupant les ressources financières à Aoun qui doit payer la solde de ses soldats.