Perspective sémasiologique : de la polyréférentialité ganga(« oiseau »), ganga (« gangue ») et ganga (« gang »)
La Real Academia Española pose un terme polyréférentiel ganga sous trois entrées du fait de leurs origines distinctes. Rappelons d’abord les références que son dictionnaire de langue en propose :
Le cas de ganga constitue, selon nous, une bonne illustration de ce que les cas de polyréférentialité tels vino (« vin ») et vino (« il vint ») sont en nombre limité. Nous pouvons, en effet, regrouper ici les trois entrées sous deux en réalité dont une serait représentée par l’idée du « monde de la picaresque ».
Traitons la première entrée qui représente le sens d’ « oiseau » et qui semble être celui le plus éloigné de notre concept. Ganga est issu d’une onomatopée selon Corominas (s.v. ganga I), dont le CREA propose notamment l’énoncé suivant :
Si nous opérons une décomposition de ce signifiant, nous constatons la duplication [ga-ga]. Ganga se trouve donc potentiellement inséré au sein du réseau transversal que constitue ce procédé corrélatoire. Nous notons, du reste, dans la définition même de ganga le mot tórtola comprenant lui aussi une duplication. Or, plusieurs autres oiseaux en espagnol sont nommés par le biais de formes dupliquées. C’est le cas de concuna / cuncuna (« paloma », DRAE, s.v. concuna), cuscungo (“especie de búho”, DRAE, s.v. cuscungo) ; güegüecho [« pavo (ave galliforme) », DRAE, s.v. güegüecho] ; papagayo (« ave del orden de las psitaciformes ».
Cela dit, il ne s’agit là que d’une saillance possible que suppose la signifiance. En effet, si le signifiant ganga se décompose en [ga-ga], on y lit également les segments [gan] et [ang] le rapprochant des mots évoquant l’idée de « picaresque ». Or, selon Corominas (s.v.), le sens de ganga (« oiseau ») aurait été à l’origine de celle de « bonne affaire » par métaphore, plus proche de la structure en {nasale x vélaire} : « figuradamente se aplicó ganga a las cosas sin provecho, por ser la ganga difícil de cazar y dura de pelar y de comer. » Soit, par exemple :On retrouve ici une inversion : papagayo : bilabiale + a dupliqués et gutturale tandis que kakapó / kakapú : gutturale + a dupliqués et bilabiale. Cette symétrie résulte d’une corrélation sémantique. Les trois réfèrent, en effet, à une espèce de perroquet.
On retrouve ce sens dans l’expression andar a caza de gangas (« chercher la bonne aubaine sans effort » ou inversement « s’employer à une recherche vaine »). Les emplois figurés datent, selon Corominas (s.v. ganga I), au plus tard de la première moitié du XVIIème siècle car le Diccionario de Autoridades atteste un emploi chez Quevedo : « Andaba a caza de gangas, / y grillos vine a cazar »603. En Espagne, cette notion de « profit sans effort » aura pu être sollicitée en vertu des segments [gan] ou [ang]. Le signifiant ganga, par ces utilisations, se situe en tous les cas au croisement de ces deux réseaux sémiotiques de {nasale x vélaire} et {K-K}, bien que les saillances soient ici difficilement singularisables étant donné leurs liens sémantique et étymologique.
Si nous opérons une décomposition de ce signifiant, nous constatons la duplication [ga-ga]. Ganga se trouve donc potentiellement inséré au sein du réseau transversal que constitue ce procédé corrélatoire. Nous notons, du reste, dans la définition même de ganga le mot tórtola comprenant lui aussi une duplication. Or, plusieurs autres oiseaux en espagnol sont nommés par le biais de formes dupliquées. C’est le cas de concuna / cuncuna (« paloma », DRAE, s.v. concuna), cuscungo (“especie de búho”, DRAE, s.v. cuscungo) ; güegüecho [« pavo (ave galliforme) », DRAE, s.v. güegüecho] ; papagayo (« ave del orden de las psitaciformes », DRAE, s.v. papagayo) ; kakapó / kakapú (« papagayo ») et zarzareta (« ave palmípeda de mayor tamaño que el pato »)598 ; carraco (« ánade ». DRAE, s.v. carraco) ; carracao, (« ave de las Falconiformes ». DRAE, s.v. carracao) ; corco, corconera « pato (ave palmípeda). DRAE, s.v. corco », coscoroba (« cisne pequeño ». DRAE), ainsi que de gagachín et zarzalero (cf. Alonso, s.v. zarzalero). Ajoutons les itérations vocaliques de kiwi (« ave apterigiforme », DRAE) ou de loro (« papagayo », DRAE), par exemple. Force est alors de constater que la saillance sur laquelle repose la capacité de référence à l’oiseau est ici le segment dupliqué, le plus souvent composé de deux vélaires.
Cela dit, il ne s’agit là que d’une saillance possible que suppose la signifiance. En effet, si le signifiant ganga se décompose en [ga-ga], on y lit également les segments [gan] et [ang] le rapprochant des mots évoquant l’idée de « picaresque ». Or, selon Corominas (s.v.), le sens de ganga (« oiseau ») aurait été à l’origine de celle de « bonne affaire » par métaphore, plus proche de la structure en {nasale x vélaire} : « figuradamente se aplicó ganga a las cosas sin provecho, por ser la ganga difícil de cazar y dura de pelar y de comer. »600 Soit, par exemple.
Si l’on examine les acceptions de oca, on remarque que non seulement il ne peut commuter régulièrement avec ganso, a mais qu’il se limite à la référence à l’« animal », au « jeu de société », ou au « pas militaire » dans l’expression paso de la oca.
Ce dernier emploi, non péjoratif, s’inspire de la caractéristique de la marche de cet oiseau et se pose donc directement comme associé à ce référent. C’est en effet le seul autre cas, avec la désignation de l’animal, où ganso, a et oca peuvent commuter. Les points d’intersection discursifs entreganso, a et oca se trouvent bien dans les propriétés inhérentes à l’oie.
À l’inverse, la « portée péjorative » manifeste de ganso, a ne le rend pas propre à référer, par exemple, au « jeu de l’oie ». Contrairement au français, le système espagnol a créé deux mots pour évoquer une « oie » en leur conférant des rôles fonctionnels propres autorisés et déterminés par la propriété saillante de l’objet que chacun évoque (et par le signifiant / signifié qui est issu de cette propriété). Tout ceci pourrait résulter de ce que gansa et oca ne se trouvent pas insérés dans la même structure.
On note bien, par ailleurs, dans la référence des dérivés de ganso, tous connotés, qu’ils renvoient aux idées de « blague », de « bonne vie » liée à celle de « gaucherie » et non à celles des caractéristiques intrinsèques au palmipède.
C’est cette idée d’« inutilité » qui aurait pu motiver cet emprunt au français plutôt qu’à un autre idiome (roman ou non). Elle aurait en effet pu prédestiner ce mot à son entrée dans le système espagnol par le biais du paradigme du « monde de la picaresque » (cf. supra, gánguil / ganguil). Pour étayer ce raisonnement, citons blancarte, identifié comme « ganga (materia que acompaña a los minerales) » (DRAE, s.v. blancarte) et où l’on reconnaît la capacité formelle à la gutturale non voisée -anc- [ank]. Les deux premières entrées de ganga dans le DRAE ne sont donc pas si éloignées, ou bien l’acception donnée plus haut de « bonne aubaine » fait partie en réalité de celles de la deuxième entrée, compte non tenu de l’étymologie.
La troisième entrée de ganga correspond à l’emploi proche de celui de gang. Il s’agit d’une « hispanisation » de ce terme anglais et, de ce fait, ganga a des propriétés similaires. Le phone [a] s’y est agrégé car il s’insère dans le réseau pandilla, bandería, reunión, tuna, grupo, etc., hypéronymes de ganga, qui sont des substantifs féminins pour la plupart. Le féminin que ganga a hérité de ses hypéronymes s’est vu transcrit par l’ajout du -a comme c’est le plus souvent le cas dans le système linguistique espagnol. On opposera donc gang[Ø] (« banda organizada de malhechores », DRAE) au portoricain ganga (« pandilla callejera de mala reputación »).
Notons que cette capacité expressive découle de l’insertion de ce substantif dans le microparadigme constitué de gang et ses dérivés (gángster, gangsteril, gangsterismo, etc.)614 Luimême est intégré dans le paradigme plus vaste du « monde de la picaresque ». C’est la même saillance qui est utilisée pour la référence que celle de ganga en sa deuxième entrée dans le DRAE d’« inutilité ».
En somme, selon notre théorie, nous pouvons envisager deux actualisations distinctes de ganga : celle en {K-K} et celle en {nasale x vélaire}. Or, si nous faisons une comparaison entre le sens d’« oiseau » et le sens rattaché au « monde de picaresque », il n’est pas étonnant qu’un déséquilibre soit notable sur le plan de la fréquence d’emploi. Nous avons en effet détecté seulement 2 des 185 utilisations de ganga(s) sur 147 documents sur le CREA (1,08%) dans le sens de « l’oiseau » et 87 sur les 446 sur 230 documents que compte le CORDE (19,50%). Nous avons donc une moyenne de 10,65%, soit un coefficient de 1 pour la saillance duplicative. Au vu des autres emplois, l’on peut élever la saillance {nasale x vélaire} au coefficient 9 (98,92% sur CREA et 80,50% sur CORDE, soit une moyenne de 89,71%).
Ajoutons que l’on reconnaît la notion d’« inutilité » dans bojiganga / mojiganga (« compañía pequeña de farsantes », de voxiga selon le DRAE) équivalents de gangarilla [« troupe formée de trois ou quatre acteurs » (Sesé / Zuili)]. Ces trois substantifs contiennent le même segment ganga. Selon Corominas (s.v. ganga I), gangarilla est un « derivado de ganga [I] en el sentido de ‘cosa sin valor’ ». C’est ce segment qui implique cette notion d’« inutilité », de « non-valeur ». On retrouve donc la forme ganga non autonome syntaxiquement, dans des vocables évoquant une « attraction », un « divertissement ». Ces mots sont le témoignage de la « productivité » de ganga comme évocateur de paresse ou d’inutilité.
Dans ces trois composés est également présente l’idée de « groupe » tel que le manifeste la troisième entrée de ganga. Il est donc pertinent de voir dans cette forme un seul et même signifiant couplé à un signifié unique. En l’occurrence, le lien entre les deux saillances identifiées est même recouvrable car une des propriétés de l’oiseau est d’être « difficile à chasser, à peler et à manger ». Quant à l’emprunt au français gangue, il est le résultat d’une sélection motivée, un peu à l’instar de ganguil, au moment de la recherche d’un signifiant pour évoquer cette notion etce, bien que ganga (« gangue ») soit un terme technique comme le souligne Corominas.
En bref, il est loisible de proposer un nouveau découpage notionnel : le premier correspondrait à l’exploitation de cette saillance {nasale x vélaire} et engloberait les acceptions de « materia inútil », « pandilla », et « cosa que se adquiere a poca costa ». Le second correspondrait au sens d’« oiseau » en vertu de la duplication segmentale présente dans la nomination de plusieurs palmipèdes.
Ainsi, du point de vue sémasiologique également, il est possible à la suite de Guiraud, de mettre en cohérence signifiant et signifié. Le signe, par-delà l’étymologie et les emplois en première approximation non rattachables, peut être le lieu d’un croisement de champs conceptuels, ce qui en explique la polyréférentialité. Abordons désormais un autre paradigme morpho-sémantique participant de la structure en {nasale x vélaire} et que nous avons déjà mentionné à plusieurs reprises : celui du « rétrécissement » au sens strict.
Une autre notion issue de la saillance : le paradigme du« rétrécissement »
Nous avons établi au début de ce chapitre que la saillance {nasale x vélaire} reposait sur un rétrécissement de la cavité pharyngale suivi (ou précédé en fonction de la variante formelle) d’un degré d’ouverture plus ou moins important. Par métaphore, les mots abordés renverraient à une idée de « moindre effort » ou à des sens connexes.